248 journaux soviétiques comme sur les témoignages vécus, Fainsod note l'existence de « groupes familiaux » aux échelons inférieurs du Parti. Véritables associations de protection mutuelle des fonctionnaires contre les caprices et la tyrannie des dirigeants supérieurs, ces groupes tentent difficilement, et avec des risques évidents, de créer des oasis de sécurité relative dans la machine impersonnelle et indifférente au sort des individus qu'est l'appareil du Parti et de l'État. La base de telles coteries est un sentiment de solidarité et de complicité dans l'exécution ou la non-exécution des tâches prescrites d'en haut; le contrôleur fait cause commune avec le contrôlé. Contre ces cercles de camaraderie, les dirigeants du Parti ont la ressource de muter leurs fonctionnaires et celle d'introduire dans la camarilla les agents de la police secrète. Le fait que les statuts adoptés au x1xe congrès du PC (octobre 1952) aient menacé explicitement ces « liens de famille », suffit à montrer qu'ils sont un des rares refuges où le communiste échappe à sa triste condition de. robot. Une autre constatation très importante résulte des statistiques de l'auteur : c'est l'extraordinaire faiblesse du Parti dans les kolkhozes. En 1939, il n'y avait que 12.000 cellules du Parti, d'environ 12 membres chacune, pour 243.000 kolkhozes. La concentration récente des kolkhozes (93.000, en octobre 1952) a modifié cette situation ; néanmoins, il est caractéristique que les membres agricoles du Parti ne sont pas des cultivateurs mais des fonctionnaires locaux, présidents et comptables des kolkhozes, directeurs et assistants de stations de tracteurs. Rien n'est plus curieux que ces stations (MTS); au lieu d'être normalement au service des kolkhozes, elles les dirigent ou les contrôlent politiquement et économiquement. Des contrats lient les deux organismes ; mais sous une apparence égalitaire, ces contrats sont des règlements subordonnant le kolkhoze au MTS. L'analyse ici peut se poursuivre avec les soi-disant contrats collectifs d'entreprise conclus entre les syndicats ouvriers et les directions. Quand il n'existe pas de forces indépendantes, la notion de contrat est une duperie, un voile libéral jeté sur une subordinat~on réelle des premiers aux seconds. *** · Le Parti se garde de communiquer le chiffre de ses adhérents ouvriers depuis 1930. De différents textes, l'auteur peut déduire que la proportion de communistes parmi les ouvriers serait de l'ordre de 10 %. Elle croîtrait avec la hiérarchie industrielle depuis l'aristocratie des stakhanovistes jusqu'aux ingénieurs. Ainsi la « dictature du prolétariat», ce saint des saints du communisme, est non seulement celle d'un Parti - ce que les communistes admettent - mais, dans ce Parti, celle des classes moyennes et des fonctionnaires détachés de la production, et, en tout cas, étrangers au prolétariat industriel. *** On trouvera une telle analyse détaillée dans l'ouvrage récent de PAUL BARTON : Conventions collectives et réalités ouvrières en Europe de l'Est, Paris, Les Editions Ouvrières, 1957, 284 pl). BibliotecaGinoBianco L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE Les instruments du pouvoir DANS la troisième partie de l'ouvrage, Merle · Fainsod décrit les « instruments du pouvoir», c'est-à-dire l'administration publique, la police et l'armée; et dans la quatrième partie, les relations sociales dans l'industrie et l'agriculture. L'absence de garanties constitutionnelles, l'impossibilité pratique d'un recours de l'inférieur contre le supérieur, donnent un pouvoir exorbitant aux échelons intermédiaires de la hiérarchie administrative. Pour limiter ce pouvoir qui pourrait devenir dangereux pour les hauts dirigeants, il existe partout un double contrôle de l'administration publique par le Parti et la police, et un contrôle du Parti par celle-ci. La hiérarchie policière, indépendante de celle du Parti et entièrement secrète, est l'instrument direct du Secrétariat et le moyen oblique pour lui de surveiller le Parti, tout comme l'administration publique. On retrouve donc dans toutes les institutions le triangle suivant : administration, parti, police - chaque. élément relevant d'une hiérarchie particulière, ouverte pour les deux premiers, secrète pour le troisième. << On peut sans exagérer, définir ce réseau comme un système de gouvernement fondé sur l'espionnage mutuel et la suspicion systématique» (p. 298). Ce système deviendrait vite intolérable s'il n'était partiellement compensé par les cc groupes familiaux », dont nous avons déjà parlé, mais qui ne suffisent pas à garantir solidement ce à quoi tout homme aspire, la sécurité dans son emploi et à plus forte raison dans sa vie. Cette sécurité est soumise à forte épreuve avec le Plan, qui n'est pas cette machine d'horlogerie que s'imaginent les naïfs d'Occident, mais « la résultante d'un débat entre une direction qui veut une industrialisation rapide et un appareil bureaucratique et directorial qui lutte pour satisfaire ou pour modérer les exigences manifestées à son égard» (p. 310). A l'intérieur de chaque ministère, les entreprises se font une concurrence acharnée pour obtenir une situation privilégiée, des normes raisonnables et des commandes faciles. Le même phénomène se reproduit, à l'échelon inférieur, dans chaque entreprise, et, à l'échelon supérieur, entre les ministres. La jungle de l'ancien capitalisme libéral ressemble à un tournoi d'escrime à côté des luttes sordides d'influence où s'entremêlent négociations, maquignonnages et chantages policiers. Les mêmes situations se retrouvent - mutatis mutandis - dans l'armée, avec le triangle universel des chefs militaires, des commissaires politiques et des agents du MVD. Le partage de l'autorité entre les militaires et les politiques est passé par autant de •phases qu'en comportait la situation intérieure du pays ou celle des armées en guerre contre l'Allemagne. A la question souvent posée en Occident sur le loyalisme communiste de l'armée, Fainsod répond : cc Tant que le contrôle politique et policier de l'armée restera concentré entre les mains de. la direction du Parti, il est peu probable que l'Armée Rouge se manifeste en tant que force politique indépendante » (p. 380).
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==