Le Contrat Social - anno I - n. 4 - settembre 1957

S. PÉTREMENT choses qui donnent à cet:e course vertigineuse au pouvoir sa limite et ses lois. » Ainsi l'oppression semble enracinée dans les éléments mêmes de notre civilisation. Il semble « que l'homme ne puisse parvenir à alléger le joug des nécessités naturelles sans alourdir d'autant celui de l'oppression sociale, comme par le jeu d'un mystérieux équilibre ». Ou esclave de la nature, ou de la société. Il se pose là un problème dont on ne trouve pas la solution chez Marx et qui peutêtre ne comporte pas de solution parfaite, de solution qui rende inutile la lutte et la résistance constante des opprimés. cc Pour quiconque aime la liberté, dira Simone Weil dans un texte probablement peu antérieur à la guerre, il n'est pas désirable [que les luttes] disparaissent, mais seulement qu'elles restent en deçà d'une certaine limite de violence. » ENFIN la contradiction ou l'erreur fondamentale chez Marx est qu'il a voulu joindre au matérialisme la croyance à la réalisation en quelque sorte automatique de la justice. C'est une erreur proprement philosophique. La matière, autant que nous pouvons en former clairement l'idée, ne contient rien qui puisse de soi-même produire le bien. L'erreur n'est pas d'être matérialiste : il y a un domaine où il faut l'être, et la méthode matérialiste est une méthode saine. Simone Weil reproche même parfois à Marx, comme nous l'avons vu, de n'être pas assez fidèle à cette méthode. « La méthode matérialiste, cet instrument que nous a légué Marx, est un instrument vierge ; aucun marxiste ne s'en est véritablement servi, à commencer par Marx lui-même. » Dans ce monde, dirat-elle dans son dernier essai, le matérialisme est presque entièrement vrai. Il n'explique pas le surnaturel (elle aurait dit auparavant : la liberté humaine, et ce changement n'est pas aussi important qu'on peut le penser), mais sauf le surnaturel il explique tout, et dans ce monde le surnaturel est un infiniment petit. Bien plus, le matérialisme construit par Marx contenait une idée extrêmement précieuse : l'idée que la nécessité à laquelle l'homme est soumis presque en tout est la nécessité sociale. Marx a eu l'idée de génie d'étudier la société comme le fait humain fondamental et d'y considérer, comme dans une matière, les rapports de forces. Il a ainsi formé l'idée de matière non physique et il est très vrai qu'il y a une matière non physique. Il est vrai que l'homme est soumis jusque dans ses pensées au « gros animal », à la société. Seuls y échappent les saints, et sans doute à de rares moments. L'erreur n'était pas non plus dans l'idéal de Marx. Sa conception de la justice cc était celle du socialisme qu'il a lui-même nommé utopique. Elle était très pauvre en effort de pensée, mais comme sentiment elle était généreuse et humaine». (En effet, l'idéal du XIXesiècle a parfois de quoi faire rougir le XX8 .) L'erreur n'est même pas d'avoir joint ce matérialisme et cet idéalisme, car il est vrai qu'ils doivent être joints. C'est d'avoir situé BibliotecaGinoBianco 235 cette combinaison trop bas. C'est d'avoir cru que dans ce monde même, le mécanisme de la nécessité apportera la justice. En ce monde le bien et la nécessité sont choses irréductiblement différentes. « Ils n'ont rien de commun. Ils sont totalement autres. Quoique nous soyons contraints de leur . . , . , ' assigner une urute, cette un1te est un mystere; elle demeure pour nous un secret. » Celui qui croit que cette unité existe dans le monde trahit le bien en appelant bonnes des choses qui ne sont que nécessaires, et il trahit la pure nécessité en lui attribuant une direction vers le bien. (En outre, comme Simone Weil le dit ailleurs, il ne conçoit pas que ce qui est faible ou vaincu puisse être bon, que le malheureux puisse n'être pas coupable). Si quelque chose peut faire entrer le bien dans le cours de la nécessité, c'est seulement, en dehors d'heureux hasards, l'action des hommes qui aiment le bien. Marx ne mettait pas en doute une pensée sans laquelle il ne pouvait pas vivre : la pensée du règne prochain et terrestre de la justice. Il est beau d'avoir besoin de cette pensée pour vivre, mais plus beau encore de préférer à la pensée dont on a besoin, la vérité. « Le choix suprême de toute âme est peutêtre ce choix entre la vérité et la vie. » Il ne faut pas voir ici le pessimisme d'une âme tournée vers la mort. Que la vérité ne s'accorde pas toujours avec la vie, qui ne le sait? Or ceux mêmes qui ont le courage nécessaire pour accepter d'être tués n'ont pas toujours celui de mettre en doute la pensée qui les fait vivre. Marx a cru, non sans raison, que tant que la justice n'est pas réalisée nous ne pouvons pas la connaître, puisque nous sommes soumis au social, même dans nos pensées. (C'est en effet le cours ordinaire des choses, si le surnaturel est exclu.) Donc il croit qu'il faut seulement hâter le mécanisme qui apportera la justice, et ne pas se soucier de la justice actuellement, puisque nous ne la connaissons pas. Par là il admettait que tout est permis aux révolutionnaires et il est retombé dans cette morale de groupe qu'il détestait, cette morale inhumaine d'un groupe qui se met lui-même au-dessus du bien et du mal. ,,.*,,. QUE faut-il conclure? Que nous n'avons pas de doctrine. Le marxisme n'en est pas une et cependant il semble avoir ruiné les autres. Refaire les bases philosophiques, politiques, économiques de notre action, c'est une tâche qui a de quoi effrayer. Pourtant il n'est pas possible de s'y soustraire. Simone Weil nous donne-t-elle dans ce livre de quoi remplacer ce qu'elle détruit? Ses analyses sont fortes et convaincantes, mais elles ne fournissent pas la base d'une action d'ensemble. Bien plutôt elles montrent la vanité d'une telle action, en montrant que la technique moderne rend impossible une révolution qui soit vraiment la révolution prolétarienne. Des révolutions sont possibles et probables, mais non celle qui donnerait réellement

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