Le Contrat Social - anno I - n. 4 - settembre 1957

228 Mais comment est-il possible de concevoir un patriotisme irakien, ou syrien, ou séoudite? A peine essaie-t-on de les définir que ces notions s'écroulent. Tel dont la langue maternelle est l'arabe, dont la religion est l'islam, et qui est originaire de Basra, peut certes - et c'est bien ce qu'il fait - abandonner cette série particulière d'identifications à des groupes pour revendiquer la qualité d' Arabe ; mais com1nent pourrait-il s'arrêter à mi-chemin et s'écrier avec fierté : « Je suis Jordanien » ? Non, évidemment, et il semble peu vraisemblable que ce produit délabré de la première guerre mondiale qu'est la Jordanie ait un avenir qui soit un point de ralliement pour le patriotisme. Il n'en reste pas moins que les États arabes sont là ; si privés de sens national qu'ils puissent être à tous autres égards, ils ont maintenant leurs cadres nationaux de bureaucrates et d'officiers ; la survivance de ces États est ainsi devenue un intérêt immédiat et impératif qui touche de près de nombreuses familles ; et la lutte pour leur survie n'a fait qu'exacerber les innombrables dissensions et rivalités qui déjà déchirent en factions la société arabe. De tous les pays de langue arabe qui constituent le Proche-Orient, l'Égypte seule a réussi à inspirer à ses habitants un patriotisme national ; et cela, par l'ancienneté relative d'une tradition et d'une structure étatiques qui remontent à la conquête du pays par Napoléon. Après le retrait des Français, l'Égypte est restée une entité politique distincte, d'abord sous la suzeraineté des Turcs, puis sous celle des Anglais. Toutefois, ce n'est qu'avec notre génération que le sentiment national égyptien est devenu plus ou moins « arabisé » : auparavant, la plupart des nationalistes égyptiens, se considérant comme les héritiers de la culture pharaonique, avaient coutume de regarder les Arabes de haut. III LE nationalisme arabe, dans son effort pour se définir, se trouve entravé d'une part par l'extension imprécise de ·l'islam religieux, et de l'autre par le particularisme des bureaucraties politiques. Il lui est impossible aussi bien de se àétacher de la communauté des croyants, forte de plus de trois cent cinquante millions d'âmes, que d'ignorer les divers gouvernements arabes qui, si fragiles qu'ils soient, ont une existence de fait et détiennent le pouvoir politique. Pour ces raisons, et pour d'autres encore, le nationalisme arabe s'est montré, jusqu'à présent, incapable aussi bien de donner un sens constructif au fonds d'idées qu'il a emprunté à l'Europe, que d'animer la masse des populations qui vit dans les limites de l'islam d'autrefois avec ses traditions moribondes mais tenaces, en marge de tout développement économique. L'intelligentsia · arabe qui est, après tout, le principal sinon le seul réceptacle de l'idée nationale, reste en quelque sorte stérile et désincarnée. La plupart des Arabes d'éducation occidentale (et tous les véritables chefs politiques BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL arabes ont passé par cette éducation) donnent le spectacle frappant d'une humanité suspendue entre ciel et terre, sans vocation ou fonction réelle dans l'économie. Le gouffre entre l'ancien et le nouveau, dans les États arabes actuellement exposés à l'influence occidentale, est si vaste, et le retard caractérisant la masse de la population est si considérable, qu'une simple différence de formation engendre, d'une catégorie à l'autre, un divorce absolu qui est à la fois social et psychologique. Dans le Proche-Orient, l'éducation occidentale fait automatiquement du premier venu un membre plus ou moins besogneux de la classe « supérieure » ; en même temps, le retard général de l'économie et la demande très limitée de spécialistes en quelque matière que ce soit font de tout jeune bachelier ou licencié sans fortune un candidat à la fonction publique, attendant du gouvernement son travail et son gagnepain. Sous cette pression constante, l'État développe sa bureaucratie dans des proportions extrêmement dispendieuses, sans parvenir pour cela à prendre · en charge tous ceux qui s'offrent à le servir. Cette situation explique un phénomène typiquement oriental : la surabondance d' « intellectuels » qui mentalement et socialement restent « en l'air», - élite sociale privée de possibilités d'intégration dans l'économie. Le seul refuge de ces hommes superflus est dans la politique. Mais là encore, les occasions sont limitées : les masses, aussi arriérées intellectuellement qu' économiquement, demeurent complètement indifférentes aux abstractions de la pensée doctrinaire occidentale, principale marchandise que l'élite nouvelle est à même d'offrir à la consommation. Ici encore, les intellectuels arabes se retrouvent livrés à eux-mêmes ; ils ne peuvent poursuivre leur activité politique que dans des limites anormalement étriquées, stériles et abêtissantes. Un abîme sépare les idées de leur mise en application et l'ambition, des responsabilités réelles ; d'où le bavardage, la fébrilité, et cette . combin~son d'une forme grandiloquente avec une extrême pauvreté de contenu, qui est caractéristique de l'expression intellectuelle dans les pays quasi-coloniaux. Les véritables nécessités économiques et sociales sont perdues de vue dans un intense brouillard d'intrigues, d'activités factieuses et d'expédients ; il est impossible, dans une telle atmosphère, de promouvoir un programme réaliste lié aux conditions réelles du pays. Certes, ce que nous avons dit des jeunes intellectuels ai;abes peut s'appliquer à des milliers de jeunes gens à travers l'Europe et le monde qui ont reçu une instruction supérieure à leurs possibilités d'emploi. Mais en Occident, les classes instruites, prises dans leur ensemble, possèdent une certaine stabilité ; tandis que dans le ProcheOrient le déracinement et l'insatisfaction sont le sort commun des «clercs» à l'occidentale, et constituent un facteur décisif de troubles et d'insécurité. Le nationalisme en général prend son origine dans le sentiment d'un contraste : il se pose en

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