252 LE CONTRAT SOCIAL PROLÉGOMÈNES NOUS n'avons rien de nouveau à dire - une partie des essais que nous avons l'intention de publier est connue ; dans les autres on ne trouvera que la récapitulation et le développement de ce que nous avons dit et répété depuis au moins vingt ans. Quelle est donc la raison de notre apparition? L'étonnante persistance de ne voir dans la Russie que son côté négatif et d'envelopper dans les mêmes injures et anathèmes progrès et réaction, avenir et présent, détritus et germes. Seuls publicistes russes en Occident, nous ne voulons pas prendre sur nous la responsabilité du silence. Le spectre russe, exploité après 1848 par Donoso Cortès en faveur du catholicisme, apparaît avec une nouvelle vigueur dans le camp opposé. On est prêt à voiler encore une fois les « droits de l'homme », que l'on a oubliés, et à suspendre la liberté que l'on n'a plus, pour veiller au << Salut de la civili...; sation >> menacée et - refouler ces Attilas en herbe et ces Alarics futurs, au drlà du Volga et de l'Oural. Le danger est si grand qu'on a hasardé de proposer à l'Autriche de donner la main qui lui reste - la Prusse a amputé l'autre - et que l'on a conseillé à tous les États d'entrer dans la sainte ligue d'un despotisme militaire contre l'empire des Tsars. On écrit des livres, des articles, des brochures en français, allemand, anglais; on prononce des discours, on fourbit les armes... et la seule chose que l'on omet, c'est l'étude sérieuse de la Russie. On se borne au zèle, à la ferveur, à l'élévation des sentiments. On croit que, si l'on plaint la Pologne - on connaît la Russie. Cet état de choses peut amener des conséquences graves, de grandes fautes, de grands malheurs, sans parler du malheur très réel d'être dans une grande erreur. Il y a peu de spectacles plus tristes et plus navrants que celui d'une obstination sénile, qui se détourne de la vérité - par une fatigue d'esprit, par une crainte de troubler un parti pris. Gœthe a remarqué que les vieux savants perdent avec les années l'instinct de la réalité, le talent d'observation et n'aiment pas à remonter aux bases de leur théorie. Ils se sont formé des idées arrêtées, ils ont tranché la question et ne veulent pas y revenir. Nous disions il y a dix ans 1 : « Il est difficile de s'imaginer jusqu'à quel point le cercle dans lequel se meut et se débat la généralité des hommes en Occident, est hermétiquement clos. Un fait nouveau les trouble, une pensée qui n'a pas de cadre, de rubrique, les alarme. La grande partie des journaliers de la publicité ont en réserve une l. La R ussie et le vieux monde. Édition russe publiée à Londres, 1858. BibliotecaGinoBianco I provision de généralités, de générosité, d'indignation, d'enthousiasme et d'adjectifs qu'ils appliquent à tous les événements. On les change un peu, on les façonne, on les illumine de couleur locale, et tout est en ordre... Les patrons facilitent extrêmement le travail, et sans l'intervention d'un fait rebelle, la roue va son train; aussi avec quelle colère mal cachée on rencontre ces intrus, comme on tâche de ne pas les apercevoir, de leur montrer la porte; et s'ils ne s'en vont pas - de les calomnier... » Depuis 1848 nous avons prêché-que, au-dessous de la Russie militaire et despotique, conquérante et agressive - sauvant l'Autriche et aidant la réaction - il y a une Russie en germination, que des courants souterrains soufflent un air - tout autre que celui du Pétersbourg officiel. Le monde se livrait au désespoir, mais il resta inattentif à cette consolation. Ce qui paraissait paradoxal, avant la guerre de Crimée, est devenu, bientôt après, un fait évident, irrécusable. Le « Great Eastern» du Nord se détachait de ses glaces, prenait le large - et se heurtait contre l'insurrection de la Pologne. Les Polonais ont voulu réparer la faute de leur inaction pendant la guerre de Crimée - trop hâtivement et dans des circonstances peu favorables. Ils étaient malheureux dans leur mésalliance ; le gouvernement russe, dur, insolent même dans les concessions. Leur impatience héroîque se conçoit. Voyant avec tristesse que le mouvement ne pouvait être différé, nous leur dîmes, la veille de leur insurrection 2 : « Frères, détachez-vous de la Russie, soyez indépendants, allez avec l'Occident, vous en avez tous les droits ; ~ mais en rompant avec la Russie - tâchez donc de la connaître. » A cela, pas de réponse. Et il faut ajouter qu'il n'y a pas un peuple voisin qui connaisse moins la Russie qtte la Pologne. 3 En Occident on ne connaît pas la Russie tout de bon. Les Polonais l'ignorent avec préméditation. Que de malheurs auraient été évités, si les Polonais n'eussent eu peur de trouver quelque chose de bon dans leur ennemi. Ils disaient bien en 1831 : « Pour votre liberté et la nôtre ! » Mais quelle est la liberté vers laquelle nous aspirons? Est-ce la même? ... Les Polonais confondent ------ 2. Conclusion d'une série d'articles sur la Pologne dans le Kolokol. 3. Certainement il y a des exceptions : je citerai un livre très remarquable, publié à Paris en 1863 par un Polonais, sous le titre : La Pologne et la cause de /'Ordre. L'auteur a prouvé que la haine ne perd rien par la connaissance intimé de son ennemi. Dans beaucoup de cas nous partageons ses opinions, lui les nôtres; nous avons puisé aux mêmes sources. Quel plus grand criterium que cette rencontre de deux sentiments 'opposés? Je m'empresse d'ajouter qu'en parlant des articles sur la Russie dans les journaux allemands et français, nous avons excepté les brillants et magnifiques tableaux de Ch. Mazade dans la Revue des Deux-Mondes.
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