268 connaît bien et un peuple qu'il connaît mieux encore. Les dix jours qui, du 23 octobre au 4 novembre, ébranlèrent littéralement le monde (comme l'avaient fait quarante ans plus tôt ceux qu'a décrits John Reed), se sont déroulés, grâce à lui, « sous les yeux d'Occident», mais sans aucun des malentendus que surmonte si difficilement un observateur étranger. La fraîcheur et la franchise du tableau reposent ainsi sur une découverte à la fois authentique et profonde des ressources morales inespérées d'un peuple dont l'histoire, la langue, la littérature, la r hysionomie propre ne ressemblent à aucune. En même temps, G. Mikes échappait à un autre écueil, celui qui guettait, malgré tout leur talent, plus d'un spécialiste de la « question hongroise », captifs d'exégèses et de spéculations politiques appartenant au passé, et, de ce fait, rendus incapables de regarder pleinement en face une situation imprévue. Aussi longtemps que les affaires hongroises furent à l'ordre du jour, il était naturel que les observateurs autorisés, quoique opérant à distance, fussent en proie au même surmenage que les combattants. Mais, ·à compter, semaine par semaine, les centaines de pages tombant de certaines plumes (ou de certaines machines à écrire), on pouvait se demander avec inquiétude de quel temps pouvait disposer, entre deux séances de dictée sténographique, le chroniqueur attitré de sept ou huit journaux quotidiens et hebdomadaires, non pas seulement pour manger, dormir ou méditer, mais simplement pour recueillir des informations. Je prie que l'on ne voit ici aucune ironie à l'égard de personne. J'ai trop connu, à Barcelone, en 1936, la nécessité d'écrire plus vite que je n'apprenais., pour critiquer l'homme appelé à tirer de son fonds, ce qui devrait être une vue, sinon tout à fait neuve, du moins renouvelée et trempée d'objectivité. On ne se laisse que trop aisément aller à voir, dans un surgissement historique original, l'épilogue d'une « tragédie _»qui appartenait déjà au passé (qu'il s'agisse de la tension entre Faïstes et Trentistes, par exemple, ou de l'affaire Rajk). Visiblement étranger, . par toutes les préoccupations qui l'animent, aux luttes de clans qui se poursuivent depuis quarante ans en Hongrie et en terre d'exil dans le Parti communiste, à sa périphérie et en dehors de lui, le livre de G. Mikes nous apprend à rompre, sans même le savoir, avec tous les schémas acquis. Il nous présente, non point la formule, mais la réalité vivante d'une révolution inverse de celle d'Octobre 1917. Insurrection universellement individualiste de la société civile contre l'État, des citoyens contre les Pouvoirs, des vérités contre le Dogme, de l'initiative privée contre le Monopole totalitaire, des libres contractants contre le mythe rousseauiste du Contrat social et du Peuple souverain; le tout sans théorie, sans phrases, sans tradition doctrinale d'aucune sorte. A cette démonsration éclatante du libéralisme latent, qui tend à balayer un système communiste concentrationnaire aussitôt que les portes s'ouvrent intellectuellement et matériell:ement sur l'espace libre, l'intrépidité même des combattants, leur cran et leur acharnement extraordinaire ne pouBiblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL vaient rien ajouter ; à plus forte raison peut-on en dire autant de certaines exécutions sommaires (lynchages d' AVO) étrangères au véritable esprit de libération et qui, atrocement futiles en cas de succès politique, devenaient, dans le cas contraire, le prétexte terriblement coûteux de toutes les interventions armées, de toutes les répressions, de toutes les bestialités policières renouvelées. L'étalage de corps mutilés accrochés sur les lieux de passage et abondamment photographiés par la presse ne pouvait qu'être nuisible et déshonorant. Cela restera le grand honneur de l' écrivain Paul Ignotus (qui avait lui-même été torturé pendant de longs mois dans les caves del' AVO) d'avoir fait appel à la radio pour demander le respect, au titre de prisonniers de guerre, de la vie et de la personne des membres de la police politique. Noblesse oblige; même accusés des· pires forfaits, les prisonniers devaient être traités en innocents jusqu'à ce qu'un procès régulier eût prouvé leur culpabilité. A. PRUDHOMMEAUX Homo jaber GEORGES LEFRANC : Histoire du travail et des travailleurs., Paris, Fayard, 1957. Au temps du socialisme jauressiste, Georges Renard et ses co-équipiers rédigèrent une imposante Histoire du travail en plusieurs volumes qui fit pendant quelques décennies exemple et autorité. Mais il va de soi que la documentation s'est prodigieusement accrue et qu'on avait grand besoin d'une nouvelle synthèse. Il est non moins évident que les difficultés de l'entreprise étaient considérables et d'abord en raison du fait qu'on n'en saurait tracer exactement les limites. La coutume s'est établie de ne considérer à peu près que le travail manuel, ce qui est déjà très arbitraire. Qui dira, d'autre part, en quelles mesures il faut faire collaborer la technologie, la sociologie, l'économie politique, l'histoire du luxe et des beaux-arts, celle des idées et des croyances? G. Lefranc répondrait sans doute qu'on démontre le mouvement en marchant et qu'il s'est mis en route sans trop se soucier d'interminables discussions théoriques. Le résultat est là sous nos yeux: un livre copieux et dense, pourtant maniable et clair, qui ne veut rien devoir au pittoresque superficiel ni à des thèses aventureuses, qui filtre et classe pour nous un savoir très étendu,' qui conduit sans heurt, sans brisure, des premières sociétés humaines jusqu'à nos problèmes quotidiens. Tout compte fait, la qualité majeure de Lefranc, qui ne rougit pas d'être un bon professeur, pourrait bien consister en la pondération, en l'art d'équilibrer les éléments et de laisser juger le lecteur attentif. Naturellement on aurait souhaité que les derniers chapitres fussent plus explicites. Si le code
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