254 Nous voulons commencer par dire, le plus brièvement possible, comment l'état actuel de la civilisation occidentale se reflète dans notre intelligence d'étrangers, de spectateurs, d'hommes formés par votre science, mais qui ayant une autre origine et une autre tradition - vont leur chemin très difficile - sans admirer le vôtre. Vous êtes peu habitués à entendre les opinions qui viennent du dehors. Vous avez été si longtemps la civilisation et toute la civilisation, la seule grande histoire et le seul grand présent, que les Anarcharsis intimidés n'osaient dire franchement leur opinion; et lorsque vous vous mettez vous-mêmes dans leur rôle, en écrivant des lettres persanes, turques, américaines et autres, vous ne faites que la critique des détails. Si quelquefois vous dites une vérité désagréable, gare à celui qui touche la reine, n'étant pas de la famille! Les temps ont changé rapidement. L'auréole qui vous entourait n'offusque plus la vue. Votre règne unitaire et incontesté est troublé par une voisine peu commode et remuante. On se tourne vers sa nouvelle maison, au delà de l'Océan - on trouve qu'elle vous continue en vous accomplissant ; vous avez beaucoup promis, elle tient beaucoup ; l'idéal est à vous, la réalisation à elle. Votre civilisation est comme une mer qui déborde, elle ne peut ni rester dans son ancien lit, ni dépasser les limites fatales. Elle se heurte de tous côtés à des rochers qu'elle ne peut ni engloutir, ni dépasser, ni entraîner ; de là une étrange confusion, une agitation stérile ; on attaque - on est refoulé, et fiasco sur fiasco. Vous ne pouvez entrer dans un nouveau lit sans jeter au loin vos vieilles hardes, et vous voulez les garder. Vous êtes trop avares pour céder une partie de l'héritage et vous n'avez, non plus, assez d'abnégation pour vous résigner au repos honorable d'une reine douairière, qui oubliant la royauté ne s'occupe plus que de son ménage. Vous restez en conséquence dans un état de fluctuation provisoire; vous êtes, sans le savoir, sincèrement hypo-:- crites, et vous vous contentez des mots, sans avoir la réalité. Les formes et les bases de l'organisation actuelle de l'État, de la société - telles qu'elles se sont élaborées, au fur et à mesure, par l'histoire, sans unité ni plan - ne correspondent plus aux exigences de l'état rationnel qui s'est formulé dans la science et conscience d'une minorité active et développée. Tout ce que les vieilles formes avaient d'élasticité, elles l'ont prêté; toutes les combinaisons, tous les qu'elle était parfaitement conforme au génie national et que l'émancipation, sans terre, était impossible chez nous. Elle aurait provoqué certainement une jacqueri_e. Une réyolution sociale de cette étendue ne pouvait se faire tranquillement que chez un peuple qui possède d'autres notions sur la Propriété que celles des peuples de l'Occident. Personne n'y a songé sérieusement. Les socialistes comme les autres. L'ensemble de ces faits nous a déterminé à paraître encore une fois à la barre, insistant pour l'~~ission , du témoin à décharge dans le procès d'excommumcation qu on · poursuit contre la Russie. BibliotecaGinoBianco II LE CONTRAT SOCIAL compromis ont été faits. Les réformes ne peuvent aller plus loin sans les faire éclater, sans ébranler les bases éternelles de la société. Il faut que l'esprit recule et avoue, avec une humilité toute chrétienne, que son idéal « n'est pas de ce monde », ou se décide à briser les formes et à ne plus s'inquiéter du sort des bases éternelles. Ces bases éternelles ne sont rien autre que les bases très-temporelles d'une organisation bicéphale, hybride - d'un État ex-féodal, bourgeois et militaire - d'un compromis flottant entre les extrêmes - d'une diagonale peu sûre entre la liberté et l'autorité, d'un éclectisme social et politique - neutralisant toute initiative. Vers ce juste milieu gravitent, en oscillant, les nations civilisées. Celles qui ont vaincu les forces perturbatrices, comme la Hollande, se trouvent très bien. Il est possible que les peuples latino-germaniques n'iront pas plus loin, que c'est leur état définitif. Les rêves d'un passé, les rêves d'un avenir les troublent encore et ne leur permettent pas de s'asseoir carrément dans leur position. Ces remords platoniques se calmeront comme les douleurs des chrétiens se calmèrent à l'endroit des péchés du genre humain - ils resteront comme de beaux souvenirs, des « pia desideria », comme un romantisme généreux, comme la prière du riche pour les pauvres. Il n'y a au reste aucune nécessité absolue que l'idéal formulé se réalise dans une telle localité ou dans une autre, pourvu qu'il se réalise. Est-ce que l'Inde n'est pas restée dans le rôle de Mère de la Judée, dans celui de Jean le précurseur? On ne s'arrête pas où l'on veut, mais là où les forces manquent, où la plasticité, l'énergie manquent. Nous ne voulons nullement dire que le monde latino-germanique soit exclu de la nouvelle palingénésie sociale, qu'il a lui-même révélée au monde. Tous sont invités par la nature et par l'histoire, mais il est impossible d'entrer dans le nouveau monde, en portant, comme Atlas, le, vieux monde sur ses épaules. Il faut mourir « dans le vieil Adam» pour ressuciter dans le nouveau- - c'est-à-dire il faut passer par une révolution réellement radicale. Nous savons très bien qu'il n'est pas facile de définir, d'une manière concrète et simple, ce que nous entendons par révolution radicale. Prenons encore une fois le seul exemple que l'histoire nous offre : la révolution chrétienne. Le monde de la « ville éternelle » s'en allait, battu par les Barbares, par l'épuisement, succombant sous le fardeau trop lourd que Rome mettait sur ses ép'aules. Une grande partie de son idéal de conquérant était réalisée, le restant ne suffisait plus pour le pousser. Il possédait son passé, le prestige de la force, de la civilisation, de la richesse ; il pouvait tout de même traîner longtemps, ramolli et fatigué. Mais arrive une révolution qui lui dit en face : . « Tes vertus sont des vices brillants pour nous; notre sagesse est absurde pour toi, qu'avonsnous donc de commun? » Il fallait l'écraser
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