M. COLLINET Les mobiles du comportement RÉSUMANT les techniques gouvernementales,. Fainsod y trouve un mélange d'endoctrinement, d'encouragement et de répression. Encouragement et répression se complètent inséparablement comme dans les formules de Machiavel. Quant à l'endoctrinement, il n'a d'autre critère que son efficacité : adapté à la situation présente, il est une affabulation au service des tendances que l'État juge nécessaires à sa survie. Tout l'art des méthodes totalitaires est de savoir quand et où il est préférable d'appliquer telle recette ou de la combiner avec telle autre. Pour Fainsod, le régime repose sur trois piliers : le premier comprend l'élite de l'administration de la culture et de l'armée ; le second, l'appareil proprement dit du Parti ; le troisième, l'appareil de répression, la police. Ces trois piliers sont formés des privilégiés du régime, et celui-ci serait sans doute inébranlable si les trois catégories considérées pouvaient sans crainte assurer à leurs membres la jouissance de leurs privilèges. Mais il n'en est rien : il n'existe pour personne la moindre sécurité dans le privilège. La suspicion mutuelle des individus et des groupes joue en faveur du pouvoir, c'est-à-dire du Secrétariat du Parti, mais elle ne joue ainsi que dans la mesure où le Secrétariat a assez de force pour les contrôler les uns par les autres en leur apparaissant comme la raison suprême, l'expression de la puissance et, si l'on veut, d'une certaine « vérité ». Fainsod dit, à notre avis très justement, que « l'un des plus étranges paradoxes du totalitarisme soviétique, c'est qu'il ne peut se fier entièrement à ceux-là mêmes sur lesquels il compte le plus » (p. 441). L'insécurité de tous, si elle assure dans le présent la sécurité du pouvoir, est à la longue un facteur de démoralisation et de désaffection politique. . L'auteur, qui a consacré un chapitre à la jeunesse communiste, note, d'après les témoignages, avec le déclin de l'élan idéologique chez les jeunes, un cynisme et une apathie largement répandus en dépit d'un endoctrinement officiel plus intense que jamais. Là se trouve le talon d'Achille du système. (Les faits qui se sont déroulés depuis 1953, date extrême où s'arrêtent les observations de Fainsod, ont montré que, au moins parmi les étudiants, les révoltes des jeunes Polonais et Hongrois ont laissé des traces et provoqué des interventions fort hérétiques.) Les discordes nationales ne sont pas non plus à négliger. Chez les peuples allogènes soumis à Moscou, l'intelligentsia, même si elle détient des postes administratifs et techniques élevés, ne peut s'exprimer sans subir l'accusation de déviation nationaliste-bourgeoise. Il n'est pas improbable que la décentralisation économique - imposée récemment par Khrouchtchev à ses adversaires réticents du groupe « antiparti » - n'amène cette intelligentsia provinciale à exercer davantage ses possibilités d'initiative. Le centre n'aura plus devant lui des chefs d'entreprises isolés les uns Biblioteca Gino Bianco 249 des autres, faciles à éliminer, mais des collectivités locales, fiefs de grands et petits satrapes, et qui partageant les mêmes responsabilités dans l' exécution du· Plan de Moscou, risquent d'être les chefs de « coteries familiales » d'autant plus fermées. Merle Fainsod a la prudence de se contenter d'hypothèses devant la question de savoir si le peuple soviétique use ou non de loyalisme envers le régime. L'insécurité des classes privilégiées, bien que paraissant intolérable à tout citoyen du monde libre, a quelque peu diminué depuis la mort de Staline. La roche tarpéienne ne signifie plus nécessairement le travail forcé ; ni, à plus forte raison, la mort. C'est dans les classes opprimées, déportés ou ex-déportés, kolkhoziens vivant audessous du minimum vital, manœuvres ou ouvriers semi-qualifiés, que l'intérêt pour la vie du régime est le moindre. Ajoutons-y la jeunesse et parmi elle, la jeunesse cultivée qui reste une inconnue en Russie, et une inconnue encore plus mystérieuse chez les élites des nationalités allogènes. Chez les émigrés, Fainsod note un mélange de haine (pour certaines institutions, particulièrement les kolkhozes et la police) et de fierté (pour les victoires militaires et industrielles d'un régime dont cependant ils désirent la destruction). Quant à la population soviétique, l'auteur pense que, partagée entre un arrivisme cynique et une résignation apathique, son attitude est « en grande partie le produit de la peur inspirée par l'appareil répressif» (p. 451). Pouvoir et société MERLE FAINS0D n'avait pas d'autre intention que d'analyser, avec le pouvoir soviétique, ses instruments et ses techniques. On pourrait être tenté de lui reprocher d'isoler le pouvoir de la société, et d'insister davantage sur la forme que sur le contenu de celle-ci. Dans la conception généralement acceptée, tout pouvoir est une émanation de la société; parler de l'un sans trop s'occuper de l'autre semble être une vue des choses superficielle et trop exclusivement politique ou administrative. Cette objection, qui serait assurément valable pour w1e société libérale, ne nous semble pas fondée dans le cas d'une société totalitaire. A cela il y a deux raisons d'inégale importance : la première est que si l'analyse des connexions réelles du pouvoir soviétique est déjà fort difficile et comprend une part d'hypothèses, celle de la société proprement dite est mille fois plus difficile, parce que, pour une grande part, son comportement est insaisissable ; son analyse serait encore plus hypothétique que celle du pouvoir. Mais cette difficulté ne serait pas une vraie réponse à l'objection faite plus haut, si elle n'avait qu'un aspect méthodologique. La seconde raison, la seule vraiment importante, est que, dans un régime totalitaire aussi intégral, la notion même de société tend ~ disparaître. Au cél bre et fictif « dépérissement » de l'Etat, cher au marxisme, le bolchévisme a opposé, dans les faits et non en
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