Le Contrat Social - anno I - n. 4 - settembre 1957

232 organisés en une bureaucratie, la préparation à la guerre ». En effet, une bureaucratie développe sa puissance en développant à l'extérieur celle de la collectivité, comme un capitaliste la sienne en développant l'entreprise. Ainsi, à la place de l'entreprise, la nation devient la fin suprême à laquelle l'individu est sacrifié. Pour mieux dire, il est sacrifié en théorie au social, en pratique à la classe qui parle au nom de la société. Or si la pratique nous indigne, le prétexte aussi devrait nous indigner. « Nous voulons faire de l'individu et non de la collectivité la suprême valeur. » « La subordination de la société à l'individu, c'est la définition de la démocratie véritable, et c'est aussi celle du socialisme. » LA DÉCOUVERTE du caractère essentiel de notre temps, formulée dans le premier article du recueil, implique déjà une partie de la critique du marxisme qui va se développer dans les œuvres suivantes. L'un des points les plus importants en est la critique de l'idée de révolution. Il y a contradiction entre les analyses les plus profondes de Marx et l'idée que le prolétariat pourrait être libéré par une révolution. Marx avait vu que ce qui opprime, c'est d'abord le régime même de la production moderne, le mode de travail dans la grande industrie. Il a exprimé cette constatation dans des formules vigoureuses concernant l'asservissement du travail vivant au travail mort, « le renversement du rapport entre l'objet et le sujet ». « Le détail de la destinée individuelle du manœuvre sur machine disparaît comme un néant, dit-il, devant la science, les formidables forces et le travail collectif qui sont incorporés dans l'ensemble des machines.» Ainsi, dit Simone Weil, « la complète subordination de l'ouvrier à l'entreprise et à ceux qui la dirigent repose sur la structure de l'usine et non sur le régime de la propriété. » De même, ce que Marx appelle « la dégradante division du travail en travail manuel et travail intellectuel », c'est, dit Simone Weil, « la base même de notre culture, qui est une culture de spécialistes ». « Les intellectuels ont malheureusement les mêmes privilèges dans le mouvement ouvrier que dans la société bourgeoise. » Enfin Marx « avait clairement aperçu que l'oppression étatique repose sur l'existence d'appareils de gouvernement permanents et distincts de la population, à savoir les appareils bureaucratique, militaire et policier ». Il avait vu que l'État, « cette machine à broyer les hommes, ne peut cesser de broyer tant qu'elle est en fonction, entre quelques mains qu'elle soit». « Que conclure? La conclusion s'impose à l'esprit : c'est que rien de tout cela ne peut être aboli par une révolution ... Comment est-ce que, la grande industrie, les machines et l'avilissement du travail manuel étant donnés, les ouvriers pourraient être autre chose que de simples rouages dans les usines? Comment, s'ils continuaient à être de simples rouages, pourraient-ils en même BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL temps devenir la classe dominante ? Comment, la technique du combat, celle de la surveillance, celle de l'administration étant données, les fonctions militaires, policières, administratives pourraientelles cesser d'être des spécialités, des professions, et par suite l'apanage de corps permanents) distincts de la population? Ou bien faut-il admettre une transformation de l'industrie, de la machine, de la technique ... ? Mais de telles transformations sont lentes, progressives; elles ne sont pas l'effet d'une révolution. » Il y a contradiction, d'une façon générale, entre le matérialisme historique et l'idée qu'une révolution pourrait apporter un changement profond de l'ordre social, à moins que ce changement ne soit déjà presque entièrement réalisé. « La grande idée de Marx, c'est que dans la société aussi bien. que dans la nature rien ne s'effectue autrement que par des transformations matérielles... Désirer n'est rien, il faut connaître les conditions matérielles qui déterminent nos possibilités d'action.» « Le matérialisme historique, si souvent mal compris, signifie que les institutions sont déterminées par le mécanisme effectif des rapports entre les hommes, lequel dépend lui-même de la forme que prennent à chaque moment les rapports avec la nature ... La structure sociale ne peut jamais être modifiée qu'indirectement. »Croire qu'une révolution dirigée directement contre l'oppression peut changer brusquement et profondément les choses, c'est croire qu'une transformation politique et juridique suffit. En fait, « il n'y a jamais véritablement rupture de continuité ... Dans l'Empire romain, les barbares s'étaient mis à occuper les postes les plus importants, l'armée se disloquait peu à peu en bandes menées par des aventuriers et l'institution du colonat substituait progressivement le servage à l'esclavage, tout cela longtemps avant les grandes invasions. De même, la bourgeoisie française n'a pas, il s'en faut, attendu 1789 pour l'emporter sur la noblesse ... D'une manière générale, ce renversement soudain du rapport des forces qui est ce qu'on entend d'ordinaire par révolution n'est pas seulement un phénomène inconnu dans l'histoire, c'est encore, si . l'on y regarde de près, quelque chose à proprement parler d'inconcevable, car ce serait une victoire de la faiblesse sur la force, l'équivalent d'une balance dont le plateau le moins lourd s'abaisserait.» Ce qui nous fait croire, ce qui faisait croire à Marx lui-même, quand il pensait à la révolution, que les opprimés, les faibles peuvent néanmoins se trouver tout à coup être les forts et faire pencher la balance de !eur côté, c'est que nous pensons tous que le nombre est une force. Or « le nombre, quoi que l'im~gination nous porte à croire, est une faiblesse ... Le peuple n'est pas soumis bien qu'il soit le nombre, mais parce qu'il est le nombre ... Ceux qui ordonnent sont moins nombreux que ceux qui obéissent. Mais précisément parce qu'ils sont peu nombreux, ils forment un ensemble ..• On ne peut établir de cohésion qu'entre une petite quantité d'hommes. Au delà, il n'y a plus que juxtaposition d'individus, c'est-à-dire faiblesse. » « Le nombre est une force aux mains de celui qui

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