Le Contrat Social - anno I - n. 4 - settembre 1957

PAGES OUBLIÉES ou tomber devant la croix et le crucifié. Vous connaissez la légende (Heine s'en est si bien souvenu, dans son voyage de Hilholand) de ces bateliers retournant, effrayés, agités, de la Grèce en Italie. Ils racontaient (c'était du temps de Tibère) qu'une nuit,· lorsqu'ils touchaient la terre du Péloponèse, un homme sinistre apparaissait sur les rochers, leur faisant signe d'approcher et leur criant à haute voix : « Pan est mort ! » Il n'était pas mort alors le vieux Pan, mais il agonisait et il n'y avait plus de remède pour le sauver que la mort. Son extrême-onction durait des siècles. Il se convertit, prit l'habit et légua tout son avoir à l'église. Un moine se mit à la place des Césars ; l'Olympe devint un jardin de lazaret et se remplit de moribonds, des desséchés, des sanssexes, des exécutés ; un gibet avec un cadavre prit la place de Jupiter, et celle de ses joyeux convives - deux femmes en larmes. Voilà ce que nous entendons par révolution radicale. Les restes, les fragments, les pierres désagrégées de l'ancien édifice se conservèrent, mais furent incorporées dans le nouveau, mais ne primèrent plus. Le monde chrétien, de son côté, a eu ses grandes crises et ses grandes évolutions, transformations, mais pas une radicale. La renaissance, la réforme ne sortent pas de l'Église, elles la simplifient, l'humanisent, l'ornent et l'adorent dans la nouvelle édition. La révolution même représente la sécularisation du christianisme et la canonisation du monde antique. Elle est chrétienne et romaine par son génie, sacrifiant sans pitié l'individu au « salus populi», au Moloch de l'État, de la république, comme l'Église sacrifiait l'homme vivant « au salut de l'âme, à la gloire de Dieu >l, La Réforme, la Révolution firent, en luttant, des pas de géant et frisèrent des principes parfaitement justes, mais irréalisables dans la condition donnée de l'État. Les pièces de résistance, les masses de vieilles murailles qu'elles entraînèrent dans leur nouvelle cité, e1npêchaient chaque pas. Il perdaient toute l'énergie en contradictions insolubles, en luttes sans issue. Droits de la personne juridique. Droits de l'homme. Droits de la raison. Liberté, Égalité, Fraternité. Arc-en-ciel plein de promesses, touchant ,des deux bouts la terre sans prendre racine. L'inviolabilité de l'individu se brisait à la protection absolue de la propriété par l'État. Le droit de l'homme heurtait le droit romain. Le droit de la raison était nié par une religion armée. Et ainsi de suite. La liberté était impossible avec un gouvernement fort, avec une Église de l'État et une armée aussi de l'État. Pas d'égalité avec l'inégalité du développement, entre les sommets inondés de lumière et les masses couvertes de ténèbres. Pas de fraternité entre le maître qui use et abuse de son avoir et l'ouvrier qui est usé et abusé parce qu'il n'a rien. Quel est le génie qui pourrait réunir en une formule harmonique, résoudre en une équation, énoncer d'une manière intelligible le rapport et l'action mutuelle des BibliotecaGinoBianco 255 grandes forces contradictoires, des facteurs hétérogènes qui s'entre-déchirent et restent en même temps bases de la société moderne? Est-ce qu'il y a quelque chose de commun entre la jurisprudence et la science économique, entre le tribunal et la statistique? Peuvent-ils convenablement coexister? Vous le sentez, vous le savez., et c'est à cause de cela que vous commettez un péché contre l'esprit. Vous êtes dans l'état d'un homme qui a levé une jambe pour passer la frontière, et saisi d'un accès de nostalgie, reste dans cette position lamentable. Personne ne vous force de vous expatrier, mais alors il faut rester tranquillement près du foyer paternel et ôter les habits d'un révolutionnaire en voyage. Le cumul de conservatisme et de révolutionnarisme commence à révolter. Vous avez des remords, et pour vous justifier à vos yeu.,"r_v,ous répétez la vieille chanson des dangers de la morale, de l'ordre, de la famille, surtout de la religion. Et vous-mêmes, vous n'en avez pas, sauf un mince déisme impuissant et stérile. La religion vous apparaît seulement comme le grand frein pour les masses, la grande intimidation des simples, le grand paravent qui empêche au peuple de voir clair ce qui se passe sur la terre, en élevant ses yeux vers le ciel. Morale, famille. Quelle morale? La morale de l'ordre, de l'ordre existant., la morale du respect de l'autorité et de la propriété; le reste - fioritures, ornements, décors, sentimentalisme et rhétorique. Et quand est-ce qu'une révolution s'est présentée comme immorale? Une révolution est toujours ' , . , . , austere, vertueuse par met1er, pure par necess1te; elle est toujours dévouement, parce qu'elle est toujours danger, perte des individus au nom de la généralité. Est-ce que les premiers chrétiens étaient immoraux? ou les Huguenots, ou les Puritains, ou les Jacobins? Ce sont les coups de main, les coups d'État qui ne sont pas excessivement immaculés, mais ce sont des rétrovolutions. Quant à la religion, la révolution n'en a pas besoin, elle est elle-même religion. Le socialisme, même dans ses phases les plus exaltées, juvéniles dans le Saint-Simonisme et le Fouriérisme, n'est jamais allé ni à la communauté des biens des Apôtres, ni à la république d'enfants trouvés de Platon, ni à la négation de la famille au point de créer des institutions d'infanticide ·anticipé et des maisons publiques de célibat et d'abstinence ... Il ne s'agit, en réalité, ni de famille, ni de morale, il s'agit de sauver un peu de liberté et beaucoup de propriété; le reste, c'est de l'éloquence, de la circonlocution. La propriété, c'est le plat de lentilles pour lequel vous avez vendu le grand avenir auquel vos pères ont ouvert les portes grandes en 1789. Vous préférez l'avenir sûr d'un rentier retiré des affaires, parfaitement bien - mais ne dites pas que c'est pour le bonheur de l'humanité et le salut de la civilisation que vous le faites. Vous voulez toujours entourer votre conservatisme obstiné de signes révolutionnaires; cela offense et vous outragez les autres peuples, comme si vous étiez encore à la tête du mouvement; l'offense frise le ridicule.

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