PAGES OUBLIÉES d'ouvriers et d'ouvrières. L'atelier, fondé sur les bases socialistes, allait de front avec l'école et frisait naturellement la commune rurale. Le peuple des villages, vivant lui-même des associations agraires, avait, depuis des siècles, créé sur une très grande échelle les associations ouvrières. A côté de la commune fixe - l'artel, la commune mobile, l'association ouvrière. Ces écoles, ces associations, étaient autant de ponts jetés entre la ville et le village, entre les deux états de développement. Tout cela a été brisé, écrasé- par le gouvernement en peur et fureur, après l'histoire de ces incendies, qui n'a jamais eu de clé. Tout cela renaîtra. Mais en faisant monter demain cette pierre de Sisyphe, que le tzar se complaît à rouler en bas après-demain, on peut perdre des siècles sans trop avancer. Oui, mais aussi on peut réussir demain en roulant, au lieu de la pierre, le gouvernement. Nous avons trop de chaos et d'incongruités pour nous étonner des imprévus. Les choses les plus impossibles se réalisent chez nous avec une célérité incroyable ; des changements qui, par leur importance, équivalent à des révolutions, s'accomplissent sans qu'on s'en apercoive en Europe. Il ne faut jamais perdre de vue que, chez nous, tout changement n'est qu'un changement de décorations : les murs sont en carton, les palais en toile peinte. Ce que l'on voit sur les tréteaux du grand théâtre impérial n'est pas tout de bon, à commencer par les personnes. Ce grand seigneur, c'est un laquais; ce ministre, dictateur et despote, c'est un révolutionnaire; - ce civilisé, ce raffiné, Calmuck par habitude et mœurs. Tout est d'emprunt. Nos rangs sont des rangs allemands, on ne s'est pas même donné la peine de les traduire en russe - les Collegien Registrator, le Kanzelerist, l' Actuarius, l' Executor, restent encore pour faire l'étonnement des oreilles des paysans et rehausser la dignité de divers copistes, scribes et autres palefreniers de la bureaucratie. Nous autres, comme les enfants trouvés dans un hospice, nous sentons - sans connaître d'autre maison paternelle - que celle-là n'est pas à nous, et nous désirons passionnément la démolir. Dans cet empire des façades, où il n'y a rien de vrai et de réel que le peuple en bas et la lumière en haut, il n'y a que deux éléments qui font exception, deux forces de destruction : c'est le courage militaire et le courage de la négation. Or, n'oublions pas que « la négation active est une force créatrice», comme l'a dit il y a bien des années, notre ami Michel Bakounine. Il est impossible de parler sérieusement du conservatisme en Russie. Le mot même n'existait pas avant l'émancipation des paysans. Nous pouvons être stationnaires comme le saint Stylite, où marcher à reculons comme une écrevisse, mais nous ne pouvons pas être conservateurs, car nous n'avons rien à conserver. Édifice mixte, sans architecture, sans solidarité, sans racines, sans principes, hétérogène et plein de contradictions. Camp civil, chancellerie militaire, état de siège en temps de paix, mélange de réaction BibliotecaGinoBianco 261 et de révolution, prêt à durer longtemps et à tomber en ruine demain. Le jour où Pierre, tzar byzantin, s'est fait empereur à l'allemande et prit un gîte à Pétersbourg - le tzarisme a perdu tout terrain conservateur. Depuis ce temps, !'Empereur change comme un Protée : il est femme et homme, Romanoff et Holstein. - Civilisateur le knout à la main, le knout à la main persécuteur de toute lumière, gardant les traditions, brisant les traditions, faisant la barbe à son empire par esprit révolutionnaire et époussetant la poussière d'une vieille église à barbe, pour s'opposer à la révolution. Aujourd'hui premier gentilhomme, demain premier peuple; - aujourd'hui l'idée peut lui venir de continuer le règne fou de Paul Ier, demain, de se proclamer Pougatchef II. J'ai toujours admiré l'adjectif hermaphrodite que Voltaire a employé en disant Catherine le Grand : confusion de sexe, de fonction, cumul, absorption, promiscuité. La noblesse voudrait bien jouer un rôle de conservatistes-tories, mais heureusement elle est arrivée à cette idée le lendemain de la perte du trésor qu'elle avait à conserver. Elle n'a pas de valeur intrinsèque ; sa puissance venait du tzar - il a ôté son doigt - elle n'existe que de nom. La partie saine, jeune, de la noblesse tâche de faire oublier son origine, oublie elle-même, cherche du travail et se fond avec tout le monde. L'autre partie - obstinée, irritée, se consume en colère et perd le reste de ses for ces usées à faire trois oppositions stériles. Une opposition de cupidité à la commune affranchie, une opposition hypocrite et traître à la bureaucratie - dans laquelle elle comprend le gouvernement, - et une opposition acharnée, imbécile de vengeance et de rancune à la pensée libre, aux nouvelles aspirations, à la jeunesse active et lancée dans le mouvement. Haïe par le peuple, suspectée par le gouvernement et détestée par la jeunesse intelligente - elle rôde amaigrie, vieillie et furieuse, ne pouvant, comme Calypso, se consoler du départ du beau droit de • servage au moins. Ce que nous venons de dire de la noblesse terrienne, nous pouvons le dire à plus forte raison de la noblesse d'encre. La bureaucratie ne représente qu'un instrument : c'est un régiment civil qui ne raisonne pas sous les plumes ; elle continuera à fonctionner, avec zèle et vol - sous Paul 1er comme sous Pougatcheff II. Ennemie par position de la grande noblesse, elle se confond avec la petite. C'est une classe qui n'a rien à conserver, sauf les dossiers et archives. Gouvernement, noblesse et bureaucratie se rencontrent dans une conviction qui en elle-même est tout ce qu'il y a de moins conservateur : ils sont d'accord sur la nécesité de grandes réforrnes. Une partie de la noblesse tend à obtenir une représe11tation parlementaire et à prendre le gouvernement sous son contrôle. Le gouvernement et la bureaucratie sont toujours à l'idée de réformer l'État par le despotisme civilisateur. Ils sont toujours dans le mode de Pierre I r, de Joseph II : ils veulent décentraliser et c.ionner de petites
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