224 forme ou une autre de particularisme temporel et spatial : au Proche-Orient, ce clivage intérieur est ancien, au point qu'il est antérieur à tous les autres phénomènes modernes du même genre, y compris ceux qui ressortissent au nationalisme occidental. I LA contradic~on entre l'universalité de l'islam et le principe de séparation ethnique remonte aux origines mêmes du monde musulman, et elle a survécu jusqu'à l'heure actuelle. En fait, ce fut l'effort pour résoudre cette contradiction qui donna à l'islam sa force éruptive et son élan expansif pendant le premier siècle de son existence. Avant Mahomet, les nomades païens de la péninsule arabique - les « Arabes » proprement dits - ne se considéraient comme une nation en aucune acception de ce terme ; leur contact avec le monde non arabe était beaucoup trop restreint pour qu'ils fussent conscients d'eux-mêmes comme d'une entité séparée. Entre eux, ils avaient encore bien moins le sens de ce qu'on a pu appeler la solidarité arabe. Comme tant d'autres peuples plus ou moins isolés, ils considéraient leur existence et leurs mœurs comme une donnée hors de toute question ; leurs liens primordiaux étaient ceux de la famille et de la tribu, et la sphère de leur existence politique ne s'étendait pas au delà des conflits et des alliances entre tribus. Mahomet s'opposa carrément à cette étroitesse primitive ; l'unité des Arabes fut son œuvre et la solidarité musulmane, le produit de ses enseignements. De façon bien plus complète que ne le fit le christianisme en Europe, l'islam s'établit en Arabie comme un réseau serré de comportements, de croyances et d'autorités, embrassant tous les aspects de la vie. Ce fut grâce à leur communauté dans l'islam que les tribus de bédouins d'un pays désertique furent en mesure d'entreprendre des actions ·militaires et politiques agressives contre le monde extérieur et de laisser une vaste empreinte dans l'histoire. Au commencement, l'islam fut donc, malgré son universalisme implicite, une affaire purement « arabe ». Pendant les premières décennies de la conquête, les mots « arabe » et « musulman » étaient synonymes, et le fait de devenir « croyant » équivalait à l'entrée dans la cavalerie féodale de souche arabique. Les tribus guerrières qui constituaient cette aristocratie nomade étaient conscientes de leur cc race » de la façon la plus aiguë, et à ses débuts le Califat s'efforça de préserver cette identité ethnique séparée ; tant il est vrai que les aspects universels de la foi islamique n'avaient pas encore surmonté l'exclusivisme de tribu. On s'est longtemps représenté l'islam comme une entreprise de conversion des peuples, réalisée au grand galop et à la pointe de l'épée. Il ne subsiste à peu près rien de cette légende. L'intérêt des musulmansarabes, comme élément belliqueux et privilégié, était au contraire de décourager la conversion à BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL l'islam, car ils vivaient précisément du droit que se reconnaissaient les Croyants d'exploiter les Infidèles. Les bandes guerrières des bédouins qui portèrent au loin la bannière de l'islam constituaient une force essentiellement politique et non pas religieuse, en dépit du rôle capital que jouait la foi commune dans leur cohésion comme armée. C'est pourquoi l'occupation musulmane-arabe du Proche-Orient fut, dans ces premières étapes, analogue à bien des égards à l'occupation britannique de l'Égypte douze cents ans plus tard. Même exclusivisme rigide de la part de la classe dominante ; même abstention de toute ingérence dans la vie cc indigène»; même exploitation fiscale des cc indigènes >> pour couvrir les dépenses de l'État. Cependant, les idées ont leur logique. L'idée islamique n'était pas seulement la bannière de l'Arabe et ce qui tenait les Arabes unis; la teneur universaliste de l'enseignement de Mahomet était claire, à ne pouvoir s'y méprendre. Ce n'était pas un message local, aristocratique ou exclusif; il proclamait l'égalité de tous - ou, du moins, la possibilité pour tous de devenir égaux sous la foi nouvelle. A la longue, les tendances égalitaires qui formaient le noyau de cette prédication devaient inévitablement prévaloir : les Arabes pouvaient bien décourager les conversions à l'islam, mais non les empêcher. Or, comme on l'a vu, il était de l'intérêt des vaincus d'adopter la foi des vainqueurs. L'établissement d'une communauté religieuse à la place des liens du sang ou du pacte tribal avait conféré aux grands clans de l'Arabie une cohésion politique et militaire efficaces ; les avantages de la nouvelle religion étaient, par leur nature, appelés à se répandre parmi les autres populations ; de sorte que l'universalisme non équivoque de l'islam travaillait à faire disparaître de l'Empire islamique les distinctions de toute espèce, sauf celles d'affiliation religieuse. La conversion à l'islam non seulement exonérait les peuples soumis des lourds tributs prélevés par les Croyants sur les Infidèles, mais elle leur permettait de prendre part à l'exploitation de tous ceux qui restaient en dehors de la vraie foi. Bientôt des milliers, puis des dizaines de milliers d'étrangers, en se convertissant à la religion de Mahomet, furent en mesure de s'insinuer dans l'aristocratie cc arabe» : la foi musulmane, qui avait jusque là constitué un monopole féodal, une prérogative distinguant la classe guerrière et conquérante des classes inférieures, devint ainsi le moyen même par lequel était renversée l'hégémonie aristocratique. Au début de ce qui devait devenir un mouvement de masse, on sauvegardait encore les apparences en attribuant aux nouveaux • convertis des généalogies cc arabes», selon la formule classique de la tribu, c'est-à-dire en les rattachant en qualité de cc clients» à l'un ou l'autre des clans arabes; le nombre croissant des néophytes rendit bientôt cette pratique impossible. En Égypte, en Syrie et en Mésopotamie, les croyants improvisés affluaient dans les villes, tandis que les campagnes étaient de plus en plus la proie des bédouins; venus d'Arabie dans l'espoir
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