revue ltistorique et critique Jes faits et Jes idées - bimestrielle - MARS-AVRIL 1962 B. SOUV'ARI.NE ...................... . DAVID L. MORISON ................ . LÉON EMERY ....................... . L. PISTRAK ......................... . ROBERT CONQUEST ................ . K. PAPAIOANNOU .................. . . Vol. VI, N° 2 Le spectre jaune . Moscou et l'Afrique Les nations et la supra-nation Khrouchtchev et les tueries Les morts successives de Staline Dialectique du révisionnisme ANNIVERSAIRE EUGÈNE ZAMIATINE ................ Lettre à Staline L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE JUSTAN ............................. . JAN PRYBYLA . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Aspects de la vie soviétique Le casse-tête des statistiques QUELQUES LIVRES Comptes rendus par MARCEL BODY, YVES LÉVY, PAUL BARTON, LUCIEN LAURAT, Luc GUÉRIN CHRONIQUE La Ligue arabe Correspondance INSTITUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS Biblioteca Gino Bianco
Au • sommaire des derniers numéros du CONTRAT SOCIAL JUILLET-AOUT1961 B. Souvarine Le programme communiste Yves Lévy Les partis et la démocratie (IV) K. Papaioannou L'idéologiefroide E. Papageorgiou Le communisme en Grèce Naoum lasny Le développement économiqueen U.R.S.S. Pciul Barion Le système concentrationnairesoviétique Aimé Patrl Dialectique du maitre et de l'esclave Chronique « Nations Unies » : faux problème NOV.-DÉC. 1961 B. Souvarine Un congrès «historique» K. A. Wittfogel Les ressortsdu communisme Léon Emery Propagande et guerrepsychologique Yves Lévy Parlementarisme et régime électoral K. Papaioannou La fondationdu marxisme E. Delimars La jeunesse soviétique Robert C. North Le I avage des cerveaux Chronique Quarante ans après SEPT.-OCT.1961 B. S. Ignominie de Staline B. Souvarine Le Congrèsdu Programme Robert C. Tucker Un credo de conservatisme Yves Lévy L'héritage idéaliste K. Papaioannou Le dépérissement de l'État Michel Colllnet Le communisme et les nationalités Aimé Patri La scolastiquemarxlste-lénlnlstie Document• Textes des trois programmes JANV.-F~V. 1962 B. Souvarine Monolithisme de façade Arthur A. Cohen Le « maoïsme » Walter Kolarz Le communisme en Afriqueoccidentale E. Delimars LaJeunessesoviétique et ses ainés Paul Barion Périodisationde l'économiesoviétique Aimé Patri Heidegger et le nazisme Théodore Ruyssen Les « Carnets » de P.-J.Proudhon '- Chronique « l'Ennemi de la Société» Ces numéros sont en vente à l'administration de la revue, 165, rue de l'Unlverslt6, Pari• 7• Le numêro : 2 NF ·Biblioteca Gino Bianco
k COMJ?il ()(JjJ Yrl'llf' historique et aitiqut Jes faits et des itlén MARS-AVRIL 1962 - VOL. VI, N° 2 SOMMAIRE Page B. Souvarine . . . . . . . . . . LE SPECTRE JAUNE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67 David L. Mo ri son . . . . . MOSCOU ET L'AFRIQUE . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . 73 Léon Emery . . . . . . . . . . LES NATIONS ET LA SUPRA-NATION . . . . . . 80 L. Pistrak . . . . . . . . . . . . . KHROUCHTCHEV ET LES TUERIES . . . . . . . . . . 85 Robert Conquest . . . . . . LES MORTS SUCCESSIVESDE STALINE . . . . . . . 91 K. Papaioannou . . . . . . . DIALECTIQUE DU RÉVISIONNISME . . . . . . . . . . 97 Anniversaire Eugène Zamiatine . . . . . LETTRE A STALINE......................... 104 L'Expérience communiste Justan . . . . . . . . . . . . . . . . ASPECTS DE LA VIE SOVIÉTIQUE . . . . . . . . . . 107 Jan Prybyla . . . . . . . . . . . LE CASSE-TËTE DES STATISTIQUES . . . . . . . . . 111 Quelques livres Marcel Body . . . . . . . . . . MICHEL BAKOUNINE ET L'ITALIE, 1871-1872 (ARCHIVES BAKOUNINE) ............................... 4....... 115 Yves Lévy . . . . . . . . . . . . LA RÉVOLUTIONET LA GUERRED'ESPAGNE, de PIERRE BROUÉ et ÉMILE TÉMIME . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . .. . . . 118 DIALOGUES URLE COMMERCEDESBLEDS, de F. GALIANI 122 Paul Barton . . . . . . . . . . . THE SOVIETECONOMY, d'ALEC NOVE • • . . . . • . • . • . • . . 122 EIN SCHWEIZER ERLEBT DIE SOWJETUNION, d'EMIL BRUGGER . . . . . . . . . • • • . . . . . . . . . . . . . . . . . • . . . • . . • • . . 124 Lucien Laurat . . . . . . . . . LA RÉPUBLIQUEDÉMOCRATIQUEALLEMANDE, de GEORGES CASTELLAN . . . . . .. .. . . .. .. .. .. . . .. . . . . . . . . . 125 . Luc Guérin.. . . . . . . . . . . HISTOIREMONDIALE DU PÉTROLE, de JEAN-JACQUES BERREBY• . . • • • . • . • • • • • • • • . . . . . . . • . • • . • . . • . • • . . . 125 Chronique LA LIGUE ARABE. • . • . • . . . . • . • . . . . . . . . . . . . . . . . . . • • . . • • • . . . . • . . . • • • • . . . • • 126 Correspondance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 128 Biblioteca Gino Bianco
DIOGÈNE Revue Internationale des Sciences Humaines Rédacteur en chef : ROGERCAILLOIS N° 38 : Avril-Juin 1982 SOMMAIRE PROBLÈMES ESTHtTIQUES D'HIER ET D'AUJOURD'HUI RogerCaillols. . . . . . . . . . . . Esthétique généralisée. Paul-HenriMichel . . . . . . . . . Calliope et Psyché, ou le style et l'homme. Jean A. Kelm . . . . . . . . . . . . . Le tableau et son cadre. RenatoPoggioli . . . . . . . . . . . L'automne des idées. GiovanniUrbani........... La part du hasard dans l'art d'aujourd'hui. CharlesKerényl ... ·. . . . . . . . Naissance et transfiguration de la comédie à Athènes. Youri V. Knorozov......... Le déchiffrement de l'écriture maya. R~DACTION ET ADMINISTRATION : 6, ,rue Franklin, Parls-168 (TRO 82-21) Revuetrimestrielleparaissant en quatre langues : anglais,arabe, espagnol et f ran~ais. L'édition française est publiée par la Librairie Gallimard, 5, rue Sébastien-Bottin,Parfs-78 Les abonnementssont souscritsauprès de cette maison (CCP 169-33, Paris) Prix de vente au numéro : 5 NF Tarif d'abonnement : France : 18 NF ; Etranger : 23 NF ·Biblioteèa Gino Bianco
revue l1istorique et critique Jes faits et Jes iJles Mars-Avril 1962 Vol. VI, N° 2 LE SPECTRE JAUNE par B. Souvarine ALA VEILLE du xx0 siècle, Vladimir Soloviev pressentait à sa façon le péril jaune dans le troisième de ses Entretiens sur la guerre, la morale et la religion (1899). L'idée était dans l'air, bruyamment énoncée par Guillaume II qui la tenait d'une certaine science allemande encore anonyme et mal définie que des Suédois dénommeront plus tard géopolitique. Mais déjà en 1890, dans un article sur La Chine et l'Europe, Soloviev se préoccupait de « l'opposition des cultures de la Chine et de l'Europe » et méditait sur « le prochain conflit des deux univers de culture que constituent la Chine et l'Europe », conflit qui devait dresser le paganisme oriental contre le christianisme occidental. La même année, son article sur le Japon scrute l'avenir où le prophète entrevoit « une dernière réaction mondiale de l'Orient païen devant le triomphe définitif du christianisme universel ». En 1894, c'est un poème de Soloviev sur le Panmongolisme qui avertit son pays : « Russie ! oublie ta gloire passée - L'Aigle à deux têtes est abattu - Et les enfants jaunes s'amusent - Avec tes drapeaux mis en pièces », car « ••• Comme les sauterelles innombrables - Et comme elles, insatiables - ..• Les tribus marchent vers le Nord.» Après la guerre sino-japonaise et pendant l'insurrection des Boxers, l'historiosophie de Soloviev se précise dans le troisième Entretien où le porteparole du philosophe inspiré déclare, entre autres : « Le xx0 siècle après la naissance du Christ fut l'époque des dernières grandes guerres, discordes civiles et révolutions. » On croit entendre l'écho de cette sentence dans les affirmations ultérieures de Unine, maintes fois réitérées, sur l'impérialisme moderne comme « époque de guerres et de révolutions ». Le panmongolisme qui hante l'esprit de Soloviev serait l'union des peuples de l'Asie orientale sous la suprématiedes Japonais qui, ayant « copié Biblioteca Gino Bianco les formes de la culture européenne, s'approprièrent aussi quelques idées européennes d'ordre inférieur ». Après avoir envahi la Corée, les Nippons des Entretiens entrent à Pékin où ils instaurent une dynastie de chez eux, se concilient la bourgeoisie chinoise et finissent par encadrer la multitude asiatique avec laquelle s'accomplira l'invasion de l'Europe. Un demi-siècle de domination mongole suscite l'union des Etats européens qui refoule les conquérants « dans les profondeurs de l'Asie ». La délivrance résulte « de l'organisation internationale où se sont unies les forces de tous les peuples européens. Alors ce fait éclatant produit sa conséquence naturelle : l'antique loi de la coexistence de peuples séparés est discréditée partout; et presque partout s'écroulent les derniers restes des vieilles institutions monarchiques. Au xx1° siècle, l'Europe représente une union d'Etats plus ou moins démocratiques : les Etats-Unis d'Europe. » Après quoi, continue le visionnaire, « les progrès de la culture extérieure, retardés un moment par l'invasion mongole et par les nécessités de la lutte libératrice, prennent de nouveau une allure accélérée. Mais les problèmes de la conscience intime - le sens de la vie et de la mort, la destinée finale du monde et de l'homme - compliqués et embrouillés par une multitude de recherches et de découvertes nouvelles, physiologiques et psychologiques, demeurent comme auparavant sans solution. Seul un résultat est clair, important quoique négatif : la complète déroute du matérialisme théorique. La danse des atomes comme conception de l'univers, la combinaison mécanique des moindres changements de la matière comme explication de la vie, cela ne peut plus satisfaire aucun homme qui pense. Pour toujours l'humanité a dépassé ce degré de l'enfance philosophique.» Suivent des vues eschatologiques, des considérations sur le Christ et l'Antéchrist étrangères au
68 dessein temporel du présent article 1 • Mais on comprend qu'en I 904, la soudaine agression japonaise contre la Russie ·surgissant après la mainmise sur la Corée ait frappé l'imagination de l'intelligentsia russe et conféré pour longtemps à Soloviev l'auréole du prophète. Et pourtant l'impressionnante prophétie tant commentée n'a nullement rendu compte du cours historique consécutif aux guerres et aux révolutions prédites par le philosophe mystique avant le théoricien matérialiste. Un demi-siècle a passé et, de nouveau, un spectre hante l'Occident, le spectre de l'homme jaune. Les Russes de la diaspora citent Soloviev à l'envi, récitent des strophes du Panmongolisme et aussi les vers d'Alexandre Blok qui appellent au combat sur l'Oural pour anéantir « la horde mongole sauvage ». A présent, ce n'est plus le Japonais européanisé qui répand la terreur, mais le Chinois déguisé en marxiste-léniniste, le Chinois qui s'est approprié « quelques idées européennes d'ordre inférieur». Toute la presse occidentale redécouvre la Chine depuis sa conquête par MaoTsé-toung et elle fait état de statistiques invérifiables, elle suppute des taux vertigineux de croissance démographique chinoise pour annoncer le raz de marée jaune inéluctable dès que la population atteindra le nombre fatidique d'un milliard. Il est admis sans discussion que « comme les sauterelles innombrables, et comme elles insatiables, (...) les tribus marchent vers le Nord », de même que s'était imposé naguère un lieu commun selon lequel, on ne sait trop pourquoi, « les civilisations vont vers l'Ouest », bien qu'il soit facile d'observer que si c'était vrai, lesdites civilisations auraient dû faire plusieurs fois le tour de la terre au cours de leur histoire vieille de plusieurs millénaires. Simultanément, pour les indiscrets des « milieux autorisés » et des « cercles diplomatiques bien informés », il va de soi qu'un conflit idéologique entre les politiciens de Moscou et ceux de Pékin bat son plein, annonciateur d'une tempête · bénéfique aux nations libres pourvu que celles-ci fassent aux antagonistes, tantôt à l'un, tantôt à l'autre, concessions sur concessions apaisantes. L'enjeu n'est rien moins que la paix ou la guerre. La prolifération jaune et le conflit idéologique soviéto-chinois sont à l'ordre du jour en permanence. SELON la version désormais accréditée comme intangible, il y aurait deux sortes de communistes depuis la mort de Staline, ceux qui ne sont plus staliniens et veulent la coexistence pacifique, ceux qui le sont encore et pro1. Les citations sont intentionnellement empruntées à la traduction française d'Eugène Tavernier (Vladimir Soloviev : Trois entretiens sur la guerre, la morale et la religion, Lib. Plon, 2e éd., Paris 1916) afin que des expressions comme coexistence, Etats-Unis d'Europe. ou danse des atomes ne paraissent pas influencées par la terminologie actuelle. Bib1iotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL fessent. l'inéluctabilité de la guerre, fût-elle atomique, sans reculer devant la fin de la civilisation tout entière. Il suffit de formuler exactement le sophisme pour en montrer la valeur. Staline n'a laissé derrière lui que des staliniens éprouvés dont la différenciation réelle en tendances incompatibles exigera le temps d'une génération : ce qu'on appelle déstalinisation, hors de l'Union soviétique, sauvegarde l'essentiel du stalinisme tout en éliminant les phénomènes démentiels, les absurdités outrancières que Staline imposait par la terreur. On sera fondé · à reconnaître en Khrouchtchev et consorts une nouvelle sorte de communistes quand le régime soviétique tolérera la moindre variété d'opinions et d'expressions sur ses principes, la moindre liberté de l'individu à disposer de lui-même. Tant qu'un parti unique vote nécessairement à l'unanimité, tant ·que des simulacres d'élections produisent des majorités dépassant 99,5 pour cent, tant que des dirigeants omnipotents se proclament omniscients tout en s'entre-dénonçant périodiquement comme menteurs et criminels, il est abusif de caractériser le pouvoir de la « direction collective » actuelle comme « libéral ». Rien ne le distingue foncièrement du pouvoir communiste en Chine, malgré des contrastes superficiels déterminés par la différence d'âge des deux régimes, par l'écart de leur développement économique respectif. D'autre part, il est faux que la « coexistence pacifique » soit une rupture avec la politique extérieure de Staline: les perroquets du marxismeléninisme ne font que répéter leur maître qui, dès 1925, au XIVe Congrès du Parti, reconnaissait la nécessité d'une « cohabitation pacifique » et, en 1927, au congrès suivant, la confirmait en ces termes : « La base de nos rapports avec les pays capitalistes consiste à admettre la coexistence des deux systèmes opposés. La pratique l'a pleinement justifiée. » Staline a renouvelé l'expression d'une politique de coexistence pacifique dans sa « Conversation avec la première délégation ouvrière américaine » du 9 septembre 1927, puis encore dans son interview avec M. Roy Howard le 1er mars 1936 : « La démocratie amé- . ricaine et le système soviétique peuvent coexister et rivaliser en paix (...) Nous pouvons coexister en paix si nous ne nous cherchons pas chicane mutuellement à propos de bagatelles (sic). » Répondant après la guerre aux questions d'un groupe de journalistes américains, Staline écrivait le 31 mars 1952 : cc La coexistence pacifique du capitalisme et du communisme est pleinement possible s'il existe un désir mutuel de coopérer», etc. Enfin il répond à M. James Reston, du New York Times, le 21 décembre 1952: « Je continue de croire qu'une guerre entre les Etats-Unis et l'Union soviétique ne peut pas être considérée commé inévitable et que nos pays peuvent continuer de viyre en paix.» On n'a donc pas le droit de prétendre que Khrouchtchev cesse d'être stalinien quand il ressasse son ·couplet de coexistence pacifique, ni que Mao s'affirme stalinien
B. SOUV ARINE quand il raconte que la guerre est inévitable, tout en prenant soin de dire fréquemment le contraire 2 • L'article Vent d'Est dans la présente revue (numéro de septembre 1960) offrait assez d'amples citations prouvant la solidarité soviéto-chinoise en matière de coexistence pacifique, c'est-à-dire de guerre froide. On pourrait en allonger considérablement et inutilement la liste. Les déclarations solennelles adoptées par l'ensemble des partis communistes, en 1957 et 1960, engageaient celui de Mao comme les autres. Que les dirigeants de Pékin aiment à se contredire en rabâchant de temps en temps des poncifs de Lénine sur l'impérialisme fauteur de guerres, cela ne correspond à aucune action possible et ne tire pas à conséquence, car des phrases creuses n'attestent qu'impuissance. Ceux qui les prennent au sérieux décèlent leur propre manque de sérieux puisqu'ils s'avouent dupes de la propagande chinoise, des statistiques truquées, des mises en scène qui camouflent la Chine en puissance redoutable, prête à se mesurer avec les Etats-Unis ou l'Union soviétique. La virulence des vitupérations, des menaces et des accusations chinoises contre« l'impérialisme américain » serait plutôt rassurante : chien qui aboie ne mord pas, dirait volontiers Khrouchtchev, spécialiste en proverbes. Mao, spécialiste en contradictions, baissera certainement de ton quand il sera capable de faire quelque chose. * ,,. ,,. D'ou vient que la crédulité publique admette aussi aisément l'hypothèse gratuite d'un danger de guerre générale pointant à l'Est, sur la foi de la rhétorique maoïste ? C'est que ce verbiage recoupe une théorie pseudo-scientifique en vogue depuis la dernière intervention chinoise en Corée et à laquelle des cautions allemandes ont donné du poids. Les livres d'un certain Dr Starlinger, ex-nazi rescapé de prisons et camps soviétiques où il a fréquenté des Eurasiens (au sens russe) obsédés par Soloviev, livres dont il a été rendu compte dans nos numéros de juillet 1957 (L~s Limites de la puissance soviétique, Paris 1956) et de septembre 1959 (Derrière la Russie, la Chine, Paris 1958), n'ont pas eu d'effet direct hors d'Allemagne, mais leur auteur pouvait se flatter d'avoir endoctriné un interlocuteur des plus éminents et respectés, le chancelier K. Adenauer en personne qui, à son tour, devait influencer des personnages de haut rang, d'abord à Washington, puis de Gaulle. Comme tant d'intellectuels du national-socialisme, le Dr Starlinger versait d1ns la géopolitique et, d'ailleurs, se réclamait explicitement des frères Haushofer. Il se piquait même de « bio-géopolitique », l'adjonction inattendue de la biologie tenant lieu de 2. Pour qui ne dispose pas des « œuvres • illisibles de Staline, cf. l'excellent ouvrage de François Houtisse : La Co1xi1tencepacifique (" Monde nouveau •, Paris, 1953) qui n'a rien perdu de sa valeur documentaire et démonstrative. Biblioteca Gino Bianco 69 pseudonyme au racisme en un temps où la« race» était passée de mode. Selon sa conception «biologique» de l'histoire, l'accroissement de la population chinoise répond à des« lois inflexibles » qui déterminent l'expansion jaune «vers le Nord et le Nord-Ouest», donc au détriment de l'Union soviétique, « faisant table rase de toute apparente communauté d'idéologie ». D'où résulterait un antagonisme virtuel entre les deux grands Etats communistes. Un jour, écrit W. Starlinger, « l'armée chinoise composée non plus de cent mille cavaliers, mais des réserves d'un peuple d'un milliard d'âmes, se mettra en marche... » Pour lui, l'issue de la dernière guerre de Corée était déjà une << victoire flagrante » de la Chine sur « la Russie et l'Amérique ». Après maintes variations sur le « phénomène biologique » chinois, à parler plus proprement et simplement : sur le thème démographique ou racial, le médecin et professeur nazi s'en remettait prudemment à la «volonté de Dieu » qui « établit les rapports entre la nature et le destin de l'homme ». Mais il avait d'abord prédit que l'Union soviétique allait bientôt chercher en Europe une couverture protectrice « contre l'invasion menaçante de l'Est » et que les EtatsUnis devront « chercher un terrain d'entente aussi bien avec la Russie qu'avec la Chine». « L'U.R.S.S. a un voisin on ne peut plus désagréable, la Chine communiste, qui exerce des pressions sur elle du seul fait qu'elle existe », remarquait K. Adenauer dans une interview avec United Press (15 juin 1959), faisant écho au « complexe chinois » du bio-géopoliticien décédé en 1956. Toute question idéologique est exclue de ce « complexe », le seul fait que la Chine existe étant un « fait biologique ». Les discours où de Gaulle envisage l'avenir des « Blancs » et celui de l'Europe étendue « de l'Atlantique à l'Oural », consécutifs à ses conversations avec le Chancelier, s'inspirent de la même source. Tout récemment encore, M. Adenauer s'exprimait ainsi : « Je suis persuadé que pour la Russie soviétique, la Chine communiste représente le plus grand péril. Elle est la voisine de la Russie, elle compte en gros 700 millions d'habitants, la Russie 200 millions. Il est très désagréable pour un Etat d'avoir un voisin aussi puissant et qui, de surcroît, sera vraisemblablement agressif. Je crois que les dirigeants soviétiques, en particulier M. Khrouchtchev, aperçoivent très clairement ce danger, et que cette opposition entre la Russie et la Chine est un facteur qui assure la paix du monde » (Monde, 10 mars 1962). Peu après, le Chancelier précisait sa pensée que l'agence allemande O.P.A. résume en ces termes : « Elle [l'Union soviétique] pourrait tenter d'amener l'Europe occidentale dans sa zone d'influence afin d'augmenter ses possibilités de résistance à l'égard de la Chine rouge. Ce n'est que lorsqu'elle se rendra compte de l'impossibilité de réaliser ce projet que sa politique à l'égard de l'Occident prendra peut-être un cours radicalement
70 opposé. Le Chancelier a évoqu~ à ce propos la naissance en Sibérie orientale, à la frontière de la Chine rouge, d'un potentiel industriel de premier plaQ. Il pense que l'Union soviétique voudra empêcher une infiltration chinoise dans ces territoires et voit dans cette tâche peut-être la possibilité pour l'Europe d'être sauvée de la mainmise soviétique » (Monde, 16 mars 1962). Le Dr Starlinger soutenait, en effet, que la récente colonisation des terres vierges en Sibérie tend non à produire des céréales ni à exploiter des mines, mais à peupler des territoires pour faire face à la prolifération chinoise 3 • Ainsi le péril jaune prend force d'axiome sur lequel aucun argument n'a prise, et l'obsession est sous-jacente à tous les commentaires actuels sur le conflit « idéologique » soviéto-chinois, ce qui mérite quelque examen en raison des initiatives irrationnelles que ladite obsession suggère dans l'ordre de la politique internationale, à l'avantage constant des communistes. A eux seuls, les éditoriaux des cinq principaux journaux d'Europe et d'Amérique fourniraient des exemples à foison. Toutes sortes d'augures, anciens ou futurs ministres, abondent dans le même sens. On se bornera à citer M. Paul Reynaud, personnage quelque peu historique à sa manière et particulièrement représentatif de l'opinion courante. * ,,. ,,. DÈS 1958, l'ex-premier ministre instruisait Khrouchtchev du danger qui plane sur !'U.R.S.S. : « Dans vingt-cinq ans, il y aura un milliard de Chinois en action », lui dit-il, et « cette évocation du milliard de Chinois provoqua chez îmon vis-à-vis quelques secondes de silence » (Figaro, 6 août 1958). En maintes circonstances, il se réfère au milliard de Chinois et à la guerre qui vient. Pour ne mentionner que les plus ré~entes : « La menace de guerre grandit tous les jours, écrit-il. Certains se demandent même, comme l'a fait publiquement le général de Gaulle, si le chef suprême de l'Union soviétique n'a pas opté pour la catastrophe comme parade à une menace intérieure.» Aussi s'adressant à Khrouchtchev, il l'avise : « Vous savez qui monterait sur les ruines de l'homme blanc. Ce serait le Chinois. C'est lui qui dominerait le 3. Après coup, il nous a été communiqué une publication que nous avions ignorée en traitant des thèses du Dr Starlinger, celle d'U.S. News and World Report du 4 novembre 1955 qui en reproduisait l'essentiel. « On sait que ce livre a eu grande influence sur la politique du chancelier K. Adenauer, par l'intermédiaire de qui son influence s'est fait sentir sur l'attitude de l'Amérique devant le problème russe », dit le magazine dans son introduction. Et plus loin : « Les idées du Dr Starlinger, selon le Chicago-Sun-Times, ont impressionné le Chancelier si fortement qu'il les a discutées avec le Secrétaire d'Etat John Foster Dulles ... » Malgré les objections de M. Martin Fischer, spécialiste des affaires chinoises à Bonn, u le chancelier Adenauer persiste dans sa conviction quant à la justesse des idées du Dr Starlinger ». Les derniers propos du Chancelier prouvent que sa conviction dçmeur~ inébraQlabl~, Biblioteca Gino Bianco . LE CONTRAT SOCIAL monde ..» A quoi Khrouchtchev réplique : « Vous avez parlé du péril jaune. Vous m'en aviez déjà parlé il y a trois ans. Mais le seul conflit est entre les classes et se poursuit indépendamment de la couleur de la peau ... » (Figaro, 23 septembre 1961). Au Parlement, M. Paul Reynaud déclare : « La guerre peut éclater d'un jour à l'autre, a dit le ministre de la Défense soviétique. La Russie a décidé que ses libérables ne seraient pas libérés et le peuple américain a rappelé 150.000 réservistes » (Figaro, 10 novembre 1961). Son dernier cri d'alarme est d'hier: « Ne serait-il pas temps pour !'U.R.S.S. de méditer les prévisions des statisticiens des Nations Unies suivant lesquelles, à la fin du siècle, dans trente-huit ans, c'est-à-dire demain, elle n'aura que 379 millions d'habitants à opposer à I milliard 600 millions de Chinois ? » Heureusement, « M. Khrouchtchev s'est courageusement prononcé» pour la coexistence pacifique « contre ses adversaires de l'intérieur et de l'extérieur » (Figaro, 6 mars 1962). Tout se ramène donc au « phénomène biologique» cher au Dr Starlinger, à l'irrésistible élan de la race jaune, au vieux concept de la migration des peuples excédentaires, abstraction faite de toute considération économique et technologique. Et ce, en un temps où l'humanité vit dans la crainte, non des « sauterelles » innombrables et insatiables, mais du progrès scientifique et industriel, des armements nucléaires qui lui promettent ·un anéantissement quasi total. On ne prêterait pas attention à de telles chinoiseries si l'atmosphère n'en était saturée par la presse et la radio. Personne ne sait, sauf Tito et ses pareils, quels Chinois auraient dit que 300 millions des leurs survivraient éventuellement aux explosions atomiques pour dominer un monde en cendres, et cette calembredaine devient monnaie courante (cf. M. Paul Reynaud, ci-dessus). L' occasion est pourtant bonne de rappeler aux marxistesléninistes caricaturaux de Pékin la pensée si contestable de Marx que « l'humanité ne se pose jamais que les problèmes qu'elle peut résoudre, car (...) le problème lui-même ne se présente que lorsque les conditions matérielles pour le résoudre existent ou du moins sont en voie de devenir ». Rien ·n'empêche d'affirmer que la bombe atomique « se trouve » là précisément pour résoudre le problème du milliard (futur) de Chinois, y compris les 300 millions de candidats à la survie. On rougit de s'arrêter à des choses de ce genre et d'avoir à prouver que Mao et son équipe n'ont nulle intention de se sacrifier ou d'en courir le risque. Or cc il n'est pas nécessaire de tout prouver », comme l'a dit Dostoïevski, bien inspiré ce jour-là. Mais on ne p~uvait purement et simplement passer outre, car toute l'histoire du conflit « idéologique » est inséparable des intentions belliqueuses imputées aux affameurs de la Chine. En effet, à part les formules caduques de Lénine sur l'impérialisme et ses conséquences guerrières, alternant d'ailleurs avec le cliché de Staline sur la coexistence pacifique, les Chinois n'ont rien
B. SOUV ARINE d;ins leur sac « idéologique », et ces formules ne s'appliquent à rien d'actuel, même pour l'Institut du marxisme-léninisme. Si basse que soit l'idée qu'on ait de l'intellect d'un Mao, on ne saurait supposer qu'il croie un instant à ses élucubrations. Tous les sujets de querelle entre communistes se subordonnent au principal ou en dérivent et tout contribue à démontrer que le principal est inavouable chez les « marxistes-léninistes » de nuances diverses, à savoir une mixture où entrent les rivalités personnelles, les antipathies nationales, les volontés de puissance non conformes aux canons de la doctrine. Sans épuiser le sujet, l'article de Richard Walker sur Le culte de Mao, publié dans cette revue (septembre 1960), est convaincant à cet égard, même si l'auteur ne l'entend pas ainsi, et d'autres données probantes le corroborent. Mao n'oserait pas afficher son antériorité ni sa supériorité sur les successeurs de Staline ; il ne peut non plus leur reprocher publiquement de lui refuser les moyens d'attaquer les îles du Pacifique que protège le « tigre de papier » américain ; il ne saurait enfin se plaindre ouvertement d'une aide matérielle soviétique insuffisante ou trop onéreuse sans avouer l'incapacité de la Chine de progresser en puisant dans son propre fonds. Il n'a d'autre ressource qu'une opposition sourde, mais pas tout à fait muette, à l'hégémonie soviétique dont il avait pourtant proclamé le bien-fondé, opposition camouflée en conflit idéologique pour la galerie médusée ou ricanante. Or, si les mots ont un sens, l'idéologie brille ici par son absence. Certes, ·une dispute de préséance et des questions d'intérêts économiques peuvent se révéler grosses de conséquences éventuelles, mais sans primer la réalité idéologique. A quoi engage une idéologie commune, on l'a vu quand un Trotski honni et banni a pris parti pour Staline· dans l'agression contre la Finlande. Si une troisième guerre mondiale était probable ou possible, il n'y aurait point de chicanes soviéto-chinoises ; ce sont au contraire les perspectives de paix qui les autorisent. Même si la mégalomanie de Mao conduisait à une rupture épisodique entre « partis frères», la solidarité des Etats n'en subsisterait pas moins, sous l'empire de l'idéologie qui unifie leur conception du développement historique, sans parler de la parenté des régimes politicoinstitutionnels. A court terme comme à plus long terme dans l'avenir prévisible, la décision de provoquer un suicide collectif appartien~ exclusivement à Moscou, non à Pékin, et les bravades chinoises sont autant de pantomimes stériles qui devraient discréditer les acteurs, au moins dans le monde un peu libre. En Chine, ces bravades sont nécessaires au pouvoir qui a besoin de dénoncer constamment un ennemi imaginaire et d'entretenir une alarme permanente pour justifier l'état de siège et l'exploitation inhumaine du travail humain qui caractérisent le système communiste. Mais la phraséologie est une chose et l'idéologie Biblioteca Gino Bianco 71 en est une autre, encore que les déclarations solennelles adoptées à l'unanimité en 1957 et 1960 par tous les partis communistes réunis à Moscou les identifient dans les grandes circonstances. Tous les signes de discorde notés dans l'intervalle de ces conférences œcuméniques décèlent l'insincérité des participants dans les simulacres d'unité monolithique, mais aussi leur incapacité de rompre jusqu'à présent la solidarité idéologique. L'aventure bouffonne des Albanais entrés en lutte ouverte contre Khrouchtchev sous les incitations chinoises illustre bien les « contradictions » du national-communisme : Mao, grand clerc en contradictions, n'a trouvé qu'une situation balkanique locale à exploiter pour créer des difficultés au parti de Staline qui, à son avis, doit être « à la tête du mouvement communiste mondial». Opération de chantage dont le sec~et a été longtemps bien gardé et sur laquelle le voile n'est pas entièrement l~vé, mais que les «experts» en Occident tiennent pour une affaire « idéologique». Les antagonistes ne se lassent pas d'échanger de sempiternelles accusations réciproques de révisionnisme et de dogmatisme, de sectarisme et d'opportunisme, prises au tragique par les profanes. Or les révélations que certains partis communistes consentent tardivement pour l'usage interne de leurs cadres, et qui filtrent au dehors, prouvent assez que la vérité terrorise les champions de la terreur. Ceux-ci se donnent beaucoup de mal pour parer de terminologie idéologique leurs controverses sordides, mais ne réussissent qu'à alimenter le journalisme vulgaire, non à se con- • A vaincre eux-memes. UNE THÉORIE extrême a, quelque temps, interprété l~s désaccor~s sino-soviétiq~es comme un Jeu concerte entre partenaues pour mieux manœuvrer sur le plan extérieur. Elle n'est plus soutenable, mais il reste vrai que dans la situation donnée, les communistes soviétiques essaient d'en tirer profit pour se présenter comme plus arrangeants que leurs congénères chinois et obtenir ainsi diplomatiquement des avantages à bon compte. Toute une école de politiciens et de spécialistes occidentaux s'évertue à favoriser l'intrigue au nom de leur compétence douteuse apparentée à la bio-géopolitique du Dr Starlinger et teintée d'historiosophie à la Soloviev. Cependant tout n'est pas faux dans les indices collectionnés à l'appui de leur schéma et il ne s'agit que d'en faire le tri, de les ramener à de justes proportions, d'en définir le sens plausible. Notre article Ombreschinoises dans la présente revue (numéro de novembre 1960) signalait les discordances soviéto-chinoises relevées dès 1951 dans le supplément de l' Economist de Londres, reproduites peu après dans le New York Herald
72 Tribune et le Figaro de l'époque : elles sont antérieures à la mort de Staline, contrairement à ce qu'avancent ceux qui datent en 1960 le conflit pseudo-idéologique, et par conséquent ne découlent nullement du prétendu libéralisme révisionniste de Khrouchtchev, constatation de fait qui réfute d'emblée quantité de sophismes. Un autre article : Khrouchtchev et Mao (notre numéro de mars-avril 1961), mentionne ou rappelle certains litiges et griefs qui altèrent les relations des deux Etats colosses dont l'agressivité au dehors ne se traduit et ne se traduira qu'en paroles tant que la force américaine les tient et les tiendra en respect. Divers épisodes d'importance moindre ou passagère sont tantôt de signification contestable, tantôt classés déjà par l'histoire au jour le jour, et n'affectent en tout cas ni la paix ni l'idéologie du «marxisme-léninisme». L'idéologie n'était pour rien dans la création de « communes » monstrueuses en Chine ; elles témoignent seulement d'une prétention exorbitante de Mao, celle de brûler les étapes pour instaurer le communisme« d'assaut» (mot de Lénine condamnant les excès de son parti avant la Nep) ; les aînés de Moscou ont gardé un silence gêné, implicitement réprobateur devant la tentative dont ils prévoyaient le fiasco, sans grand mérite, car ils avaient l'expérience de leur « communisme de guerre». Sur l'attitude comparée des uns et des autres envers l'Algérie, il n'y a plus à épiloguer : les différences soulignées en Occident étaient inventées de toutes pièces 4 • Quant au rapatriement des techniciens soviétiques, nul ne sait combien restaient en Chine après dix ans de 4. Exemples frappants du bluff chinois qui illusionne tant d'Occidentaux, comme à propos de l'Algérie : Pékin, 28 juin 1961 (Agence France-Presse). - « Les ouvriers chinois et le reste de la population de la Chine appuient fermement les paysans français dans la lutte que ceux-ci mènent pour défendre leurs intérêts vitaux», déclare un message de la Fédération syndicale chinoise, etc. (En quoi consiste ce ferme appui chinois ? En rien du tout, exactement. Des mots.) Pékin, 24 juillet 1961 (Agence Chine nouvelle). - « Le gouvernement et le peuple chinois appuient résolument le peuple tunisien dans sa lutte pour l'indépendance et pour le recouvrement de la base militaire de Bizerte », a déclaré le maréchal Chen Yi, etc. (A quoi correspond cet appui résolu ? A rien du tout, exactement. Des mots.) On pourrait accumuler de telles citations, qui en disent long sur les réalités chinoises. La suivante, d'un autre genre, est significative aussi. Déclaration du maréchal Chen Yi à Genève : « La politique de la Chine populaire comme celle de l'U.R.S.S. est dominée par les principes du marxismeléninisme. On ne trouvera pas plus de fissure dans l'union sino-soviétique que sur la coquille d'un œuf de canard >5 (Monde, 4 juillet 1961). Bref: des mots. Rien qui méritât d'être pris au sérieux ni reconnu comme « idéologie » distincte. Les radotages dé Mao sur l'impérialisme et ses vaticinations sur la guerre ne valent _ pas davantage. Bibl•ioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL collaboration active, ni combien restent encore, mais de toute manière leur présence ou leur absence ne met pas en cause le principe même de l'alliance. Sur le « culte de la personnalité », le dissentiment s'explique assez dans la mesure où le déboulonnage de Staline atteint par ricochet l'exaltation insensée de Mao. Quant au monolithisme communiste, il n'a jamais existé dans l'Internationale, pas plus que dans le Parti modèle de l'Union soviétique, sauf en apparence sous la trique sanglante de Staline. On jase à l'infini depuis l'an dernier sur le «polycentrisme» inventé naguère (en paroles) par un ci-devant valet italien de Staline ; mais à supposer que Pékin rêve de s'ériger éventuellement en deuxième centre, rival de Moscou, il n'y aurait alors que bicentrisme ; et si chaque parti communiste devient autocéphale, il faut parler de dislocation, voire de débandade, non de «polycentrisme». Tout ce qui précède incite à souscrire aux déductions de M. Adam Ulam exprimées dans ·rhe Displaced Mummy (article du Reporter, de New York, numéro du 23 décembre 1961) en ces termes : « Les principaux éléments de la dispute ne sauraient se réduire à aucune différence spécifique d'idéologie ou de politique : ils sont inhérents à l'existence même de deux grands Etats communistes. » Et plus loin : « Il est douteux que, comme certains commentateurs occidentaux le prétendent, les Chinois désirent un holocauste nucléaire. Ce sont des gens intelligents. Mais ils sont convaincus que l'Occident peut et doit être harcelé plus brutalement et rapidement que Khrouchtchev ne se propose de le faire. » Sous réserve de deux nuances, « douteux » étant un euphémisme et « intelligents » une exagération, ces quelques lignes résument aussi notre conclusion. Dans l'épreuve de patience, d'endurance et d'usure, compliquée de manigances obscures et de coups bas, qui se livre entre les épigones de Staline, blancs ou jaunes, il y aura sans doute encore des péripéties inattendues. Pour en déchiffrer les arcanes, il importera surtout de ne pas oublier que les « sans-scrupules conscients » du marxisme-léninisme travestissent leurs mesqui- ·neries en idéologie systématique et que, selon la sagesse ironique de Méphisto, « là où les idées manquent, les mots viennent à point pour y suppléer». Dans le cas présent, la paille des mots détourne l'attention du grain des choses à la faveur du laisser faire, laisser passer qui tient lieu de devise aux démocraties occidentales dans la guerre froide que Khrouchtchev et Mao, répétant Staline, dénomment « coexistence pacifique>>, , B. SOUVARINE.
MOSCOU ET L'AFRIQUE par David L. Morison DÈS LA FINde la deuxième guerre mondiale, les Soviétiques ont caressé l'espoir de prendre pied en Afrique. A mainte conférence d'après guerre, ils ont réclamé la tutelle de la Tripolitaine. C'est fondamentalement le même mobile - acquérir une nouvelle sphère d'influence - qui, quoique par des méthodes moins directes, anime aujourd'hui leur politique à l'égard de l'Afrique. Dans l'esprit des dirigeants, il ne s'agit pas simplement de partager avec le reste du monde le droit d'accès au r.ontinent noir ; par leur hostilité agressive envers les relations de l'Occident avec l'Afrique, il est clair qu'ils cherchent à s'assurer pour eux-mêmes et leurs alliés communistes une chasse gardée politique, économique et culturelle, dans les pays africains qui sont libres de choisir leur allégeance int~mationale. Rôle de la « bourgeoisie nationale » DURANTl'immédiat après-guerre, l'Afrique faisait pour les Soviétiques partie des cc arrières du système capitaliste » 1 • La liberté de mouvement des peuples coloniaux était considérée d'abord comme une gêne pour l'Occident capi- · taliste et ensuite comme une occasion d'infiltration communiste, en particulier sous le couvert de diverses organisations camouflées. L'attitude soviétique était alors si imprégnée d'esprit antioccidental et si inhibée par les réserves idéologiques de l'ère sta1iniennequ'elle en était presque entièrement négative et destructive. Les mouvements d'indépendance étaient pris avec des pincettes : tout en reconnaissant leur importance vitale, le Kremlin n'était pas alors disposé à proclamer sa solidarité du point de vue idéologique. La classe moyenne cultivée (la cc bourgeoisie 1. Cf. discours de Jdanov à la séance inaugurale du Cominform en septembre 1947. Biblioteca Gino Bianco nationale » et l' cc intelligentsia nationale») qui dirigeait les mouvements d'indépendance était suspecte, en raison de ses prétendues cc allégeances de classe »; cependant le caractère « anti-impérialiste » de ses buts politiques semblait exiger sympathie et soutien 2 • Bref, aux yeux des Soviétiques, l'Afrique n'avait pas officiellement acquis d'individualité propre. Susciter l'intérêt de la population pour l'Afrique 3 et encourager les études africaines dans les milieux académiques était une chose : mais l'idéologie stalinienne et son hostilité intransigeante à l'égard des mouvements «bourgeois» empêchaient d'apprécier et d'exploiter les réalités politiques du continent africain. Il y avait cependant là un intérêt latent. La conférence d.e Bandoung en avril 1955 fut une dure leçon pour les Soviétiques. Pour conserver quelque autorité, l'anticolonialisme de Moscou devait composer avec le nouveau et puissant mouvement anticolonialiste des Etats indépendants (pour la plupart non communistes) d'Asie et d'Afrique. Il était bien facile aux théoriciens soviétiques de faire ressortir que les « cinq principes» adoptés à Bandoung s'accordaient avec la doctrine léniniste, ou même qu'ils en découlaient 4 ; mais la question de la solidarité idéologique avec les mouvements d'indépendance afro-asiatiques, dans leur forme actuelle, était de nature plus complexe. Dans un article consacré à la conférence, le. Joukov exprimait des craintes: Le mouvement anti-impérialiste et anticolonialiste contemporain en Asie et en Afrique n'est pas un mou2. Le dilemme est clairement exposé par I. I. Potekhine : << La théorie stalinienne de la révolution coloniale et le mouvement de libération coloniale en Afrique tropicale et en Afrique australe », in Ethnographie soviétique, 1960, n° 1. 3. Pour une bibliographie des livres sur l'Afrique publiés en Union soviétique durant cette période, cf. Les Peuples d'Afrique, Moscou 1954, p. 665. 4. Cf. V. Dourdenevski : • Les cinq principes », in International AJfairs, 1956, n° 3, pp. 45-50.
74 vement uniforme de masses à l'esprit révolutionnaire. En font également partie des gens opposés aux mesures révolutionnaires 6 • Il n'en demeurait pas moins que les pays africains s'acheminaient vers l'indépendance par des méthodes non révolutionnaires sous la direction d'une « bourgeoisie nationale » ; et au moins un observateur soviétique était prêt à l'admettre ouvertement. I. I. Potekhine., le spécialiste sovié- . tique de l'Afrique le plus compétent, affirmait, dans un article de juin 1955.,que si l'installation de gouvernements nationaux en Gold Coast, en Nigeria et au Soudan n'équivalait pas à une véritable indépendance, elle représentait cependant des « concessions de la part des colonialistes » qu'~l ne fallait pas sous-estimer 6 • Quelque neuf mots plus tard, passant en revue la situation politique générale en Afrique, il saluait la naissance de nouveaux États au Soudan, en Tunisie et au Maroc comme d'authentiques victoires po~r les mouvements d'indépendance « pannationaux » de ces pays., en même temps qu'il enregistrait les succès des autres mouvements d'indépendance sur le continent noir 7 • Il est significatif que, dans cet article, Potekhine faisait un sort à part à la question de la classemoyenne. Les puissances coloniales, disait-il, s'efforcent d'encourager et de se concilier cette dernière en tant qu' << élément stabilisateur »; mais en réalité les buts politiques de la bourgeoisie nationale en ont fait une force anti-impérialiste. En ce sens, le décor était déjà planté pour un accommodement entre le communisme soviétique et le nationalisme africain non communiste. On considère généralement le xxe congrès du P. C. de l'Union soviétique en février 1956 comme le tournant de l'attitude soviétique envers le « nationalisme bourgeois » ; mais il ne faut pas perdre de vue que non seulement cette attitude s'était déjà modifiée quelque temps avant, mais que toute rupture radicale de la ligne du Parti fut niée dans les explications qui suivirent. C'est ainsi qu'une déclaration officiellesoviétique soulignait que ce n'était pas « la diplomatie des dirigeants bourgeois » qui avait arraché des concessions aux colonialistes, mais cc la pression des ~asses po~ulaires » 8 • Çela pour rappeler que s tls pouvaient reconnaitre temporairement le rôle « libérateur » anticolonialiste des dirigeants «national-bourgeois », l'Union soviétique et le Parti considéraient toujours le prolétariat comme la force politique déterminante. Néanmoins, pour ce qui est de l'Afrique, le terrain était déblayé pour une exploitation par les Soviétiques des 5. (< La conférence de Bandoung des pays africains et asiatiques », in International Affairs, 1955, n° 5, p. 32. 6. « Le mouvement anti-impérialiste dans la colonie de la Gold Coast», in Orientalisme soviétique, 1955, n° 2, p. 62. 7. « La situation politique dans les pays d'Afrique », in Orientalisme soviétique, 1956, n° 1, p. 36. 8. Article de tête in Orientali.çme soviétique, 1956, n° 1, p. 9. Biblioteca Gino Bianco ,. LE CONTRAT SOCIAL occasions politiques ; une politique africaine commença à prendre forme et une révision générale de toutes les forces politiques importantes de l'Afrique fut entreprise. Les thèses en présence s'affrontent toujours et traduisent bien des inquiétudes et préoccupations. Avant tout., il est évident que, malgré l' « adoucissement » de l'attitude soviétique devant les exigences de la situation., il ne faut attendre aucune concession importante ou permanente de l'idéologie soviétique appliquée à l'Afrique. Unité africaine et nationalisme DANS leurs prises de position sur l'Afrique, les Soviétiques ne manquent pas d'en appeler à l'unité de tous les peuples africains face au colonialisme; mais s'ils prônent l'unité d'action, ils font des réserves quant à l'unification territoriale. Toute union., affirment-ils, doit être un «groupement volontaire de peuples » et ne pas se faire dans la précipitation. L'histoire des mouvements d'unification dans les pays arabes leur a visiblement servi de leçon et une mise en garde de Khrouchtchev contre les unions prématurées et forcées (il s'agissait des visées annexionistes de Nasser à l'égard de l'Irak) a été soulignée comme étant applicable à l'Afrique 9 • Il est clair que l'union en elle-même ne servirait aucun dessein particulier des Soviétiques et pourrait même signifier qu'un pays à l'orientation politique prometteuse entrerait dans une sphère d'influence moins favorable au Kremlin. Le panafricanisme en tant qu'idéal et mouvement est peu prisé par Moscou. Il a commencé par être un mouvement pan-Noir et ces antéc~dents américains ne sont pas faits pour le faire aimer des Russes. En effet, ces derniers affirment à présent que la lutte contre le colonialisme exige l'unité de toutes les races d'Afrique, non pas seulement celle de la race négroïde. Selon eux, l'Afrique peut à juste titre affirmer sa propre «,pers?nnalité africaine », mais cela ne doit pas 1 mdutre à donner dans une sorte de racisme africain, ni à rejeter la culture occidentale. Et de ·souligner que les peuples africains ont toujours été sout~nus par la classe ouvrière et les partis commurustes du monde entier. Il est évident que transparaît la crainte qu'une hostilité de la part des Africains envers tout ce qui vient d'Europe ne compromette gravement les chances de l'infl~ence communiste . en Afrique. Le panislanusme, le pantouranisme et le panarabisme, en tant qu'idéologies qui engendrent des fidélités raciales ou religieuses exclusives et bannissent , 9. I. I. Potekhine: L'Afrique regarde l'avenir, éditions de littérature orientale, Moscou 1960, p. 61. Cet ouvrage est la source essentielle des références qui vont suivre concernant. l'attitude.soviétique à l'égard de l'Afrique. Pour plus de détails sur les publications soviétiques mentionnées ici et les cour~ts actuels des é<:1'its soviétiques sur l'Afrique, cf. The Mizan N ewsletter, édité par le Central Asian Research Center, Londres.
D. L. MORISON les allégeances politiques extérieures, ont tous été condamnés par les Soviétiques; ce n'est sans d~ute qu'une affai~e de ~emps P?Ur que. ,1~panaf~icanisme le soit aussi. L'Union soviettque reJette catégoriquement l'idée que l'Afrique est intrinséquement différen~e~u r~ste du .~onde et _q~'elle a besoin d'une 1deologie politique origmale. Le nationalisme africain, le socialisme africain et le « socialisme démocratique coopératif» de Nasser sont soumis à l'analyse marxiste-léniniste et tous, à des degrés divers, jugés comme insuffisants. Le nationalisme africain est « démocratique et progressiste » dans la mesure où il éveille les masses à la lutte contre le colonialisme et le sous-développement ; mais il peut prendre la forme de« l'égoïsme national et de l'exclusivisme» et ne pas faire leur place aux droits des masses 10 • Les porte-parole soviétiques reconnaissent qu'en Afrique la route sera longue pour le mouvement communiste - le « retard » de l'Afrique est, à leurs yeux, avant tout un retard dans la « conscience de classe » - et ils ne peuvent être que fort inquiets du renforcement du nationalisme « bourgeois » à ce stade initial. Le schéma léniniste pour l'Afrique RIEN d'étonnant à ce que les Soviétiques aient tiré à boulets rouges sur les socialistes africains, pour qui les classes n'existent pas en Afrique et qui pensent que le continent peut élaborer sa propre forme de socialisme sur la base de la commune paysanne 11 • Se référant à l'expérience soviétique, Potekhine affirm~ 9.ue ce~ c<?ncepts sont erronés et que le « socialisme sc1en~fique» marxiste-léniniste montre la bonne vote aux peuples africains : les classes sont inhérentes à la société africaine et l'Afrique ne peut tourner le dos au marxisme-léninisme. On a pu croire un moment que les Soviétiques finiraient par approuver la direction « anti-impérialiste » du nationalisme africain sans insister sur les antagonismes de classes, par crainte de tout compliquer. Or, en la matière, leur politique est à longue échéance et ils tiennent à affirmer que le développement de la conscience de classe est au moins aussi important que celui de la conscience nationale. Parmi ces réserves à l'égard des idéologies africaines, la Guinée est peut-être une exception. On fait remar<\uer que, selon Sek<?u Tour~, « l'expérience gwnéenne est une expénence typiquement africaine, qui n'est pas copiée des pays européens ou asiati9ues », et les observ~t~urs soviétiques sont ~animes à ap~rouver la p~littque sociale et économique du parti démocratique de Guinée. Cependant, ils soulignent qu'à bien des égards les conditions qui prévalent en Guinée sont d'un genre particulier et que le système 10. A. M. Sivolobov : Le Mouvement de libération national, m AfrûJue, Moscou, 1961, p. 38. II. I. J. Potckhinc : op. cit., pp. 5-29. Biblioteca Gino Bianco 75 guinéen ne doit pas être, co~sidéré comme un modèle pour le reste de 1Afrique. L'un des aspects importants de l'attitude _de la Russie à l'égard de l'Afrique est empreint d'esprit chimérique. Les dirigeants sovié1:îq1:1es espèrent-ils vraiment que les peuples africains adopteront des concepts communistes tels que celui de la « démocratie nationale » - système recommandé aux pays nouveaux par la conférence des partis communistes du monde entier en 196012? Ayant rejeté les propres idée~,df l'Afri9ue s~ le développement de la soc1ete afncatne, ils semblent enclins à présenter les leurs comme la seule solution possible. * ,,,. ,,,. Aux YEUX des Soviétiques, la force politique de la classe ouvrière et du paysannat des anciens pays coloniaux va croissant. Même dans des pays à orientation « progressiste », telle la Guinée, ces forces sont à gauche du gouvernement et font pression sur lui 13 • Les affiliations politiques des syndicats africains semblent être un suJet de préoccupation co~st~nte, et les r~sultats de la conférence panafncaine des syndicats tenue à Casablanca ont été présentés comme une victoire du « mouvement syndical mondial », quoique, objectivement, cette victoire n'ait été rien moins que nette. La charte de la nouvelle Fédération panafricaine des syndicats oblige ses membres à quitter les. autres C?rJ?S ~yn~caux internationaux, y compns la Confederatton tnt_ernationale des syndicats libres et la Fédération syndicale mondiale. Les Soviétiques, tout en applaudissant au rejet de l'affiliation à la C.I.S.L., ne se formalisent pas de la même mesure prise à l'encontre de la F.S.M., d'obédience communiste. Quant aux paysans africains, les comm7ntateurs soviétiques admettent que ,l~ur cons~1en~e politique laisse beaucoup à desirer, mats ils insistent sur la nécessité fondamentale d'une alliance entre paysans et ouvriers pour assurer le succès de la « révolution nationale, anti-impérialiste, démocratique». Comme les ouvriers, les paysans sont considérés comme étant à gauche des nationalistes : par exemple, A. M. Sivolobov remarque que, lors du soulèvement paysan. de janvier 1959 dans la province du lac Tanganyika, « les dirigeants de l'Union nationale africaine du Tanganyika condamnèrent ces activités révolutionnaires de la part des paysans » 14 • Bref, l'idée que la classe ouvrière africaine est une force révolutionnaire paraît avoir une grande puissance d'attracti?n sur l'esp~i~ des Sov!étiques. La sympathie pour les di;1geants na?o: nalistes a beau être le seul senttment exprrme 12. Temps nouveaux, 1960, n° 50, suppl~ment, pp. n-12 13. G. Oussov : « La classe ouvri~re d,Afrique en lutte contre ttunp&ialismc •, in Bconomi, mondiale et relation, internationales, 1961, n° 6, p. 129. 14. A. M. Sivolobov : op. cit., p. 10.
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