82 - Tournant mémorable, dont on peut dire tout de suite qu'il explique et domine l'histoire des fascismes, car, s'il est évidemment faux de soutenir qu'à l'origine fascisme et communisme sont même chose, il ne l'est plus du tout d'affirmer que les ressemblances s'accusent à partir du moment où ils sont respectivement devenus hitlérisme et stalinisme. Qu'est-ce que le fascisme d'ailleurs, sinon un nationalisme populaire dont on a précipité l'évolution et auquel on incorpore l'agressive violence du ressentiment ? Quand on l'étudie, on a certes le droit et le devoir de le rapporter à des structures économiques et sociales qui ont fait l'objet de maintes analyses, mais on méconnaîtrait sa force profonde et sauvage, si l'on ne mettait en relief le rôle joué dans sa genèse par l'expérience de l'humiliation et la volonté de revanche. L'exemple fut donné avant même que la guerre fût terminée par Mustapha Kemal ; des débris d'un empire mort, il fit sortir une nation vivante et concentrée sur elle-mêmeparce qu'il communiqua à ses compagnons de lutte sa fureur de patriote enragé, parce qu'il les déchaîna contre les Grecs, les Arméniens et les Kurdes, parce qu'il n'admit plus autour de lui que des Turcs taillés à la hache, janissaires du nouvel Etat. 11 est inutile de s'étendre sur le cas de l'Italie, de l'Allemagne, puis du Japon ; bornons-nous à rappeler que le facteur psychologique de leur commune aventure fut le besoin d'éliminer les toxines de la déception, de la rancœur et de la jalousie en les brûlant dans le feu de l'exaltation patriotique, les masses populaires étant naturellement plus sensibles à la mythologie, à la mise en scène et au rituel que les aristocraties d'argent, sceptiques et réalistes à la fois. La culture du délire passionnel et nationaliste aboutit dans l'aventure fasciste à une curieuse combinaison de l'archaïsme théâtral et d'une volonté de puissance impliquant le goût du moderne et de la machine - le mépris des intellectuels et des valeurs libérales de la culture faisant liaison entre ces extrêmes. LES MÊMES CAUSES produisent les mêmes effets. On peut dater de 1931 la rentrée de l'Europe dans l'atmosphère d'insécurité qui annonçait la seconde guerre mondiale, pire que la première et bien plus tellurique. Le brassage de la pâte humaine, la mise à mal des législations classiques et des mœurs traditionnelles s'effectuent partout avec une intensité presque sans exemple. La révolution universelle se précipite, très complexe en ses apparences, sommaire et brutale en ses principes, si bien que les observateurs trop cérébraux ont peine à descendre au juste niveau de la compréhension, à mesurer des faits où la physiologie et l'instinct tiennent grande place. Commençons par le plus frappant des paradoxes : la guerre fut un épouvantable massacre ibl"ioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL et totalisa, dit-on, plus de cinquante millions de victimes. ce qui n'empêcha pas qu'on ait pris conscience, immédiatement après, de la montée démographique et du danger de la surpopulation. Il y a près de deux siècles que la courbe des naissances a commencé à se relever, mais aujourd'hui ce mouvement a quelque chose d'obsédant, d'autant plus qu'on l'observe partout, aussi bien aux Etats-Unis que dans l'Inde, et qu'il faut donc renoncer à l'idée courante selon laquelle l'enrichissement provoque la stérilité des familles. Nous ne toucherons pas ici aux problèmes économiques posés par la montée du flot humain ; nous voulons . seulement remarquer que les peuples en général acquièrent pour ainsi dire une teneur puérile plus forte, deviennent plus sommaires, plus irrationnels, plus primitifs, au moment même où la diffusion de l'enseignement élémentaire, considérée comme un critère décisif de la civilisation démocratique, recouvre · chacun d'un vernis ou d'une badigeon qui engendre sur toute la planète une confondante monotonie superficielle. Tout cela pourrait être considéré comme marquant une tendance à la similitude et à l'unité, mais une fois de plus la logique est trompeuse et c'est la puissance des instincts qui vient en démentir les conclusions. Les statisticiens nous induisent en erreur lorsqu'ils multiplient les prévisions relatives à la population du monde et, par exemple, au déséquilibre croissant qui se crée sous ce rapport entre l'Europe et l'Asie ; les meilleurs d'entre eux savent heureusement s'évader des abstractions et des chiffres. La marée démographique, en effet, pour grossièrement égale qu'elle soit à la surface de la terre, n'est pas réductible à un phénomène quantitatif sans frontières : elle se coule en des formes dont le dessin paraît souvent capricieux et par quoi s'affirme la nécessité des cadres nationaux. L'humanité montante passe ou repasse par des phases et des cycles dont certains penseurs avaient pu croire qu'ils étaient dépassés. L'un des caractères les plus évidents, les plus ostensibles, de l'histoire qui s'accomplit sous nos yeux n'estil pas l'extension à l'Asie et à l'Afrique du principe des nationalités ? La décolonisation a eu pour effet de porter au-delà de la centaine le nombre des nations à la surface _dela terre. Or, dans la plupart des cas, il s'agit pour les peuples émancipés d'une expérience inédite, qu'on rattache tant bien que mal à des traditions obscures, à des légendes peut-être ou à des noms dont on invente la signification ancienne. Trois fois sur quatre, la colonisation européenne n'a pas détruit des nations qui n'existaient pas et c'est la décolonisation qui les suscite en même temps qu'elle les invite à se découvrir, dans le passé, des lettres de noblesse d'une authenticité fort douteuse, l'histoire se reconstruisant par récurrence. On dirait -que le fait pour un peuple de se sentir plus dense et physiquement moins écrasé, l'émulation par rapport aux autres, la convoitise
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