• L. PISTRAK La proposition subordonnée, «comme nous le voyons maintenant », a été de toute évidence introduite pour suggérer, à un auditoire relativement jeune et peu au courant des détails de la grande épuration, qu'à l'époque, lui, Khrouchtchev, ignorait que plus de 56 % des délégués au XVIIe Congrès (auquel il avait assisté comme délégué, dont il avait été président de scrutin et qui l'avait élu au Comité central) avaient été arrêtés sous de fausses inculpations de trahison. Khrouchtchev ne ménagea pas les bonnes paroles à l'adresse des victimes : ces hommes «étaient des participants actifs à l'édification de notre Etat socialiste »; nombre d'entre eux « souffrirent et luttèrent pour les intérêts du Parti pendant les années prérévolutionnaires dans la clandestinité et sur les fronts de la guerre civile »; et «ils combattirent vaillamment leurs ennemis et regardèrent souvent la mort en face sans faiblir». Puis, avec une naïveté appuyée : «Comment croire que de tels hommes aient pu être "à double face " et qu'ils aient rejoint le camp des ennemis du socialisme?... » Ce sont les « abus du pouvoir» de Staline qui ont été la cause de ces crimes, affirme Khrouchtchev. Mais qui donc était responsable de la terreur en Ukraine, qui faucha en un an plus de 70 % du Comité central? Khrouchtchev n'y était-il pas la plus haute autorité du Parti, avec pouvoir de vie et de mort ? Et qui sinon lui, maître de quarante millions d'Ukrainiens pendant plus de dix ans, est responsable de la liquidation de dizaines de milliers de sans-parti exécutés pendant et après la grande épuration ? KHROUCHTCHEV était fier des premiers résultats de son épuration en Ukraine, mais il n'eut de cesse qu'il n'entendît le dernier râle du dernier «ennemi». Le 28 mai 1938, dans un discours prononcé devant cent mille personnes, il déclara avec fierté : «Cette année a été une année faste en ce qui concerne l' écrasement des ennemis du peuple »; les fascistes polonais et allemands ont de bonnes raisons de « pleurer la mort de leurs agents», tandis que « les peuples de l'Union soviétique se réjouissent d'avoir extirpé cette bande immonde, abominable, traîtresse, les répugnants bandits trotskistesboukhariniens, de les avoir extirpés et exterminés sous la conduite du grand Staline, sous la conduite de notre Nicolaï I vanovitch léjov ». En même temps, il menaçait d'anéantir totalement les survivants des «nationalistes bourgeois de toute espèce » 24 • Le 5 juin 1938, dans son premier grand discours à la quatrième conférence de l'organisation du Parti à Kiev, il demanda aux militants de ne pas relâcher leur vigilance : 24. Vi1ti V. T.1.V.K., 27 mai 1938. Biblioteca Gino Bianco 89 Nous nous sommes débarrassés d'un grand nombre d'ennemis. Mais comme travailleurs [du Parti] d'Ukraine, et en particulier de la région de Kiev, nous ne devons pas être satisfaits de nous-mêmes. Nous ne devons pas nous relâcher, car jamais, en aucun cas, l'adversaire ne cessera son activité de subversion contre notre Etat. Camarades, nous avons anéanti beaucoup d'ennemis, mais pas tous. C'est pourquoi il faut être vigilants, ne pas se laisser endormir par les applaudissements, les approbations ou les votes unanimes. Nous devons avoir toujours présent à l'esprit ce qu'a dit le camarade Staline : tant que durera l'encerclement capitaliste, des espions et des saboteurs seront envoyés chez nous. Nous devons méditer soigneusement ces paroles du camarade Staline 25 • On pourrait croire que les «ennemis» étaient les agents des services secrets étrangers. En réalité, c'est à d'autres que Khrouchtchev pensait: Les Iakir, Balitski, Lioubtchenko, Zatonski et autre racaille voulaient ouvrir les portes aux fascistes allemands, aux propriétaires fonciers et aux bourgeois, faire des ouvriers et paysans ukrainiens· des esclaves du fascisme, transformer l'Ukraine en une colonie des fascistes polono-allemands. Tout cela est absurde quand on connaît le passé des « lakir, Balitski, Lioubtchenko et Zatonski » : ces hommes prenaient une part active au mouvement révolutionnaire bien avant que Khrouchtchev n'y entrât et avaient rendu de grands services à la cause bolchévique 26 • Les déclarations de Khrouchtchev pendant la grande épuration montrent qu'il ne se contentait pas de suivre la ligne générale du Parti : il se distinguait des autres communistes de premier plan par une plus grande violence (en paroles et en actes) dans les purges sanglantes, dont il niera en 1956 qu'elles aient été nécessaires. Il n'est guère de discours prononcé en Ukraine qui ne contienne, comme ses harangues de Moscou, de violentes menaces à l'égard des «ennemis du peuple ».Mais les discours ukrainiens de 1938-1940 se distinguent par le ton forcené et le choix des cibles. Comme représentant de Staline avec tout pouvoir sur quarante millions de personnes, il parlait avec plus d'autorité et de confiance en soi. Quant aux cibles, un nouvel ennemi vint s'y ajouter: les «nationalistes bourgeois ». La grande épuration atteignit cette catégorie à la fin de l'été de 1937. En août, la Pravda ouvrit la campagne, et toutes les Républiques soviétiques, l'une après l'autre, découvrirent subitement qu'elles étaient infectées de « nationalisme bourgeois». Il fallait s'attendre que l'Ukraine, «avantposte occidental de l'Union soviétique», voisine de la Pologne et de la Roumanie et menacée par 25. Bilchovik Oukrarny, 1938, n° 6, p. 7. 26. Ibid. I.E. lakir, V. A. Balitski et P. P. Lioubtchenko étaient tous de vieux bolchéviks dont les états de service rendaient absolument grotesques les charges retenues contre eux.
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