Le Contrat Social - anno VI - n. 2 - mar.-apr. 1962

106 tant de façon nullement équivoque : « Il faut conserver cette maison d'édition, mais pas pour les Zamiatine. » La dernière porte qui menait chez le lecteur fut donc fermée à Zamiatine : la condamnation à mort de cet auteur était rendue publique. Dans le code soviétique, après la condamnation à mort, le degré au-dessous, c'est l'expulsion du criminel hors des frontières du pays. Si je suis réellement un criminel et que je mérite un châtiment, il ne devrait tout de même pas, je pense, être aussi pénible que la mort littéraire, et c'est pourquoi je demande que l'on remplace ma condamnation par l'expulsion hors de !'U.R.S.S., avec le droit pour ma femme de m'accompagner. Mais si je ne suis pas un criminel, je demande que l'on me permette temporairement, fût-ce pour un an, de partir avec ma femme pour l'étranger, étant bien entendu que je puisse rentrer dès qu'il deviendra possible dè servir dans la littérature de grandes idées sans courtiser des gens mesquins, dès qu'aura changé chez nous, au moins en partie, la façon d'envisager le rôle des artistes du langage. Et ce temps est déjà proche, et j'en suis sûr, parce qu'aussitôt après la création réussie de la base matérielle se posera inévitablement la question de créer les superstructures d'un art et d'une littérature réellement dignes de la révolution. Je sais : à l'étranger aussi, il ne me sera pas facile de vivre, car je ne peux pas, là-bas, être dans le camp réactionnaire. Mon passé le dit d'une façon suffisamment convaincante (j'ai appartenu au parti bolchévik au temps du tsarisme puis, toujours à la même époque, j'ai connu la prison, la déportation deux fois et un procès, pendant la guerre, pour avoir écrit une nouvelle antimilitariste). Je sais que si, ici, en raison de mon habitude d'écrire selon ma conscience et non sur ordre, on me dit de droite, là-bas, tôt ou tard et pour la même raison, on me taxera de bolchévisme. Mais même dans les circonstances les plus difficiles, je ne serai pas condamné là-bas au silence, je serai en mesure d'écrire et de me faire imprimer, fût-ce même autrement qu'en russe. Si les circonstances me mettaient Biblioteca Gino Bianco ANNIVERSAIRE dans l'impossibilité (temporaire, je l'espère) d'être un écrivain russe, peut-être me sera-t-il donné, comme au Polonais Joseph Conrad, de devenir temporairement un écrivain anglais, d'autant que j'ai déjà écrit en russe sur l'Angleterre (une nouvelle satirique, Les Insulaires, et d'autres). Et puis écrire en anglais n'est guère plus difficile pour moi que d'écrire en russe. Depuis longtemps llya Ehrenbourg, ·tout en restant un écrivain soviétique, contribue surtout à la littérature européenne, on le traduit dans des langues étrangères. Pourquoi ce qui est permis à Ehrenbourg ne le seraitil pas à moi aussi ? Par la même occasion, je rappellerai ici un autre nom : Pilniak. Comme moi, ces dernières années, il a été la cible principale de la critique, avec moi il a pleinement assumé le rôle du diable et, pour le reposer de cette persécution, on lui a permis de faire un voyage à ~ l'étranger. Pourquoi donc ce qui a été permis à Pilniak ne le serait-il pas à moi aussi ? Ma demande de partir, je pourrais la fonder encore sur des motifs qui, pour être plus banals, n'en sont pas moins sérieux : pour me défaire d'une maladie ancienne et chronique (une colite) il me faut me soigner à l'étranger ; et pour mettre en scène deux de mes pièces traduites en anglais et en italien ( La Puce et La Société descarillonneurhsonoraires, qui ont déjà été montées dans des théâtres soviétiques) je dois également aller moi-même à l'étranger. L'éventuelle représentation de ces pièces me donnera la possibilité de ne pas grever les comptes du Narkomfin 5 d'une demande de devises étrangères. Tous ces motifs sont réels ; mais je ne veux pas cacher que la·raison essentielle de cette demande d'autorisation de partir pour l'étranger avec ma femme, c'est la situation sans issue qui m'est faite ici, . en tant qu'écrivain, c'est la sentence de mort prononcée ici contre moi, en tant qu'écrivain. L'attention exceptionnelle que vous avez accordée aux autres écrivains qui se sont adressés à vous me permet d'espérer que ma requête sera, elle aussi, prise en considération. . EUGÈNE ZAMIATINE • Juin 1931 s. Commissariat du peuple aux Finances. ,

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