92 conserve une forte position. Tout en attaquant violemment le défunt dictateur au récent congrès, Khrouchtchev reconnut derechef: « Certes, Staline a rendu de grands services au Parti et au mouvement communiste, et nous lui rendons justice. » Telle est en effet l'attitude ambivalente de Khrouchtchev depuis qu'il est possible de critiquer publiquement Staline. Du vivant de celui-ci, l'actuel premier secrétaire était parmi les adulateurs les plus zélés de « notre cher père, maître sagace, génie dirigeant le Parti, le peuple soviétique et les travailleurs du monde entier - le camarade Staline» 1 • C'est seulement lorsque, dans la lutte pour le pouvoir, on commença d'exhumer les sombres secrets du passé soviétique que Khrouchtchev lança sa plus violente attaque contre le dictateur disparu, dans son « discours secret » au XXe Congrès, en février 1956. On se souvient de l'âpreté de ses propos et de la révélation de certains crimes. Pourtant Khrouchtchev jugea bon de reconnaître que « dans le passé, Staline .a indiscutablement rendu de grands services au Parti, à la classe ouvrière et au mouvement ouvrier international » ; ses excès n'étaient pas « le fait d'un despote pris de vertige», mais des actes tenus pour nécessaires « dans l'intérêt du Parti ». Chaque fois qu'un véritable antistalinisme gagnait du terrain, Khrouchtchev mettait l'accent sur le rôle « positif» de Staline. Mais tout cela n'a été au fond qu'une question de dosages successifs, l'opinion officielle en la matière ayant relativement peu varié depuis cinq ou six ans. Il est probable que tout futur gouvernement soviétique devra (à moins d'en revenir à un stalinisme intégral) répudier le passé stalinien. Pourtant les avantages politiques découlant, d'une part, du maintien de la continuité, et de l'autre, du refus d'endosser toute responsabilité, devront - aussi longtemps que durera le règne de l'appareilaboutir à des compromis comme celui d'aujourd'hui. Aucun régime ne pourra vraiment rejeter le poids du passé stalinien avant d'avoir répudié pour de bon tous les crimes de l'ancien dictateur et réhabilité toutes ses victimes. Il ne s'agit pas seulement, ni même principalement, des nonopposants, des militaires et des écrivains. Certes, la « période des répressions massives » a été condamnée, ce qui réhabilite, au moins de manière implicite, des millions de victimes innocentes tombées après 1936. Cependant, lorsque Kaganovitch est accusé d'avoir fait fusiller des centaines de cheminots, il ne s'agit ni plus ni moins que d'un type de comportement qui se retrouvait dans chaque industrie, dans chaque bureau, dans chaque université, dans chaque unité de r. Article de Khrouchtchev à l'occasion du soixantedixième anniversaire de Staline, Pravda, 21 déc. 1949. BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL l'armée, et sous la direction de chacun des dirigeants actuels. * ,,. ,,. CERTES, LA RESPONSABILITÉ de ceux qui occupaient pendant les années 30 des postes inférieurs est proportionnellement moindre que, par exemple, celle de Molotov. Mais quand on connaît certains éléments du passé de ces personnages mineurs, il apparaît que leur activité a été tout aussi criminelle. Ainsi, sur Korotchenko (jusqu'en 1961 membre suppléant du présidium du Parti et aujourd'hui encore président du Soviet suprême d'Ukraine et membre du Comité central), nous savons beaucoup de choses grâce aux archives de Smolensk qui contiennent l'horrible histoire des forfaits commis par lui pendant la première partie de l'époque stalinienne, alors qu'il était secrétaire du Parti à Smolensk 2 • Et si la grande majorité de ceux qui formaient le Comité central au milieu des années 30 furent illégalement fusillés (comme l'a dit Khrouchtchev en 1956), où est la légitimité du régime açtuel ? Les survivants de la grande épuration réhabilités ces dernières années peuvent prétendre à bon droit avoir été les seuls dans le Parti à défendre quelque chose qui ressemblât à un pouvoir légal. Mais, bien entendu, rien n'a été fait pour les réintégrer à leurs anciens postes. Après le XXe Congrès, des informations officieuses (émanant des mêmes sources qui donnèrent les premières indications sur le discours secret) firent état d'une tentative de certains milieux du Parti pour mettre en question le droit à la succession des dirigeants d'alors. Ces voix demandaient la convocation d'un nouveau congrès du Parti, afin d'élire un Comité central pur de toute souillure. Qu'un mouvement spontané de ce genre ait surgi, cela semble confirmé par un long article paru dans la Pravda du 5 avril 1956, qui condamnait sévèrement nombre d'organisations et, individuellement, de membres du Parti, pour « déclarations démagogiques», « inventions diffamatoires et affir- .mations. antiparti ». « Sous prétexte de condamner le culte de la personnalité, y lisait-on, certains éléments pourris tentent de jeter le doute sur le caractère correct de la politique du Parti. » Dans une organisation citée à titre d'exemple, quatre membres nommément désignés avaient « profité de la démocratie intérieure pour prononcer des discours calomnieux sur la politique du Parti et ses fondements léninistes » sans avoir été rappelés à l'ordre. De phis, les dirigeants d'aujourd'hui ont la pierre au_cou: il leur faut approuver la ligne générale suivie par Staline à l'égard de l' oppoî 2. Cf. Merle Fainsod : Smolensk under Soviet Rule, Cambridge (Mass.) 1958, Harvard University Press, dont compte rendu in Contrat social, sept. 1960.
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==