Le Contrat Social - anno VI - n. 2 - mar.-apr. 1962

102 terrogation marxiste que les formes successives qu'a revêtues la vaste critique et autocritique dont les marxistes authentiques furent les àuteurs au cours des années 1955-56. En effet, dans leur critique du stalinisme, et non plus du « culte de la personnalité », les intellectuels oppositionnels et les militants révoltés d'Europe orientale ont répété exactement les mêmes démarches qui avaient conduit Marx de la critique de la religion à celle de l'économie politique. La négation du monopole idéologique VOICIcomment Marx lui-même présente cet enchaînement : La critique de la religion est la condition de toute critique... Le fondement de la critique irréligieuse est celui-ci : l'homme fait la religion, ce n'est pas la religion qui fait l'homme... Mais l'homme, c'est le monde de l'homme, l'Etat, la société. Cette société, cet Etat produisent la religion, une conscience absurde du monde, parce qu'ils constituent eux-mêmes un monde absurde. La religion est la théorie générale de ce monde, son compendium encyclopédique, sa logique sous une forme populaire, son point d'honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, sa raison générale de consolation et de justification ... La lutte contre la religion est donc par ricochet la lutte contre ce monde dont la religion est l'arôme spirituel... La critique de la religion est donc, en germe, la critique de cette vallée de larmes, dont la religion est l'auréole ... La critique du ciel se transforme ainsi en critique de la terre, la critique de la religion en critique du droit, la critique de la théologie en critique de la politique. Remplaçons « religion » par « marxisme orthodoxe » et nous verrons le programme général mis à exécution par les intellectuels révolutionnaires d'Europe orientale. Le débat sur le « réalisme socialiste» leur a permis tout d'abord de soumettre à la critique l'aspect le plus éthéré du totalitarisme : sa prétendue idéologie, et de dénoncer l'étouffement de la pensée qu'elle entraîne.. Les nouvelles formules de « direction non bureaucratique par le Parti du processus de création littéraire » (sic), qu'avançaient timidement les capitaines et les adjudants de service de la pensée orthodoxe, ouvrirent la brèche par laquelle les démons de la critique s'introduisirent dans le ciel de l'idéologie totalitaire. Le pseudoréalisme socialiste, ou irréalisme antisocialiste, avec son optimiste de commande, n'était pour Jan Kott qu'un moyen policier d'empêcher la littérature « d'aborder le thème de procès qui révoltaient notre conscience et qui constituaient pourtant notre· réalité quotidienne depuis de nombreuses années» 10 , un système d'interdictions destiné à bâillonner les intelligences cc qui n'avaient d'autre issue que de s'enfoncer toujours plus profondément dans le mensonge, que de créer une vision toujours plus factice de la réa10. « Mythologie et Vérité »., in Przeglad Kulturalny, II avril 1956. Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL . lité». Ce fut, comme le déclara le poète polonais Antoni Slonimski, « un instrument de précision destiné à annihiler l'art» que le Parti « confia à des bureaucrates qui ont exercé leur procédé destructif pendant vingt ans, avec un zèle et un enthousiasme aiguillonnés par la peur » 11 • De là, il n'y avait qu'un pas pour attaquer l' « aliénation » idéologique dans sa racine même : le « marxisme orthodoxe» et sa prétendue omniscience. C'est ainsi que des Polonais se montrèrent surpris que l'on décrivît le marxisme « comme une théorie en plein essor et de portée universelle », alors que... ...depuis de longues années, cette théorie s'est bornée à faire des acrobaties sur place; que la sociologie marxiste n'a rien à dire sur les problèmes les plus décisifs; que -l'éthique marxis~e est demeurée aujourd'hui au point où Marx l'a laissée et que l'esthétique marxiste n'existe pas du tout 12 • On continuait, dans les hautes sphères ou dans les rencontres internationales, à parler de réhabiliter les impressionnistes ou de lever l'anathème qui pesait sur Joyce - mais la « critique de · la théologie» marxiste était déjà en train de se transformer en « critique de la politique » totalitaire. La « critique de la terre » AINSIun Polonais pouvait-il rappeler qu' « après tant d'années, sous le régime le plus démocratique possible, il a fallu inventer un terme nouveau, celui de démocratisation » 13 ••• A la même époque (septembre 1956), Peter Veres, président de l'Association des écrivains hongrois, faisait la déclaration suivante : Je veux parler clairement. Dans l'évolution de la démocratie, le premier pas est le suivant : les citoyens hors du Parti, y compris les écrivains, ne doivent pas être contraints d'applaudir les choses sur lesquelles ils ne sont pas d'accord. Il est injuste et indigne de l'homme d'obliger qui que ce soit à le faire. Le second pas est de permettre aux gens de garder le silence s'ils le veulent, _soit pour des raisons personnelles, soit parce qu'ils ne partagent pas l'opinion du gouvernement. Celui qui ne veut pas ou ne peut pas prendre part à la politique ne doit pas être forcé à le faire. On doit permettre à !'écrivain de garder le silence sans mourir de faim... Il y a une vieille vérité qui dit que le prisonnier est plus intelligent que son geôlier, car le prisonnier concentre toute son attention sur une seule chose, sa liberté, tandis que le geôlier doit penser à mille choses. C'est pourquoi il est bon de réduire le nombre des prisonniers, surtout des prisonniers intelligents et réfléchis. Les citoyens doivent pouvoir penser en hommes libres, car la pensée dJ tout le peuple devient ainsi plus juste 14 ••• 11. « Mythologie et Vérité». 12. J. Szacki : « Quelques remarques sur l'histoire du marxisme », in Po Prostu, 24 juin 1956. 13. J. Kott, dans Przeglad Kulturalny, 13 sept. 1956. 14. Dans ]roda/mi Ujsag, 22 sept. 1956. Cité dans La Révolution hongroise, p. 10.

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