B. ZAMIATINE ont créé le diable pour personnifier plus commodément le mal sous toutes ses formes, de même la critique a fait de moi le diable de la littérature soviétique. Cracher sur le diable, cela passe pour une bonne action, et chacun le faisait à sa façon. Dans chacun de mes écrits imprimés, on ne manquait pas de rechercher quelque dessein diabolique. Pour le trouver, on n'hésitait pas à me doter même du don de prophétie : ainsi, dans mon conte Dieu, publié dans la revue Annales, et en 1916, un certain critique parvint à voir... « une moquerie de la révolution à l'occasion du passage à la Nep ». Dans mon récit Le Moine Erasme, écrit en 1920, un autre critique (MachbitzVérov) discerna « la parabole des chefs assagis après la Nep ». Indépendamment du contenu de telle ou telle de mes œuvres, ma signature suffisait à elle seule pour que l'on déclarât cette œuvre criminelle. Récemment, en mars de cette année, l'Oblit 1 de Léningrad prit des mesures qui ne laissent aucun doute : j'avais revu pour les éditions Académia la traduction de L'Ecole de la médisance, de Sheridan, et écrit un article sur la vie et l'œuvre de cet auteur ; dans cet article il n'y avait et ne pouvait y avoir, cela va de soi, aucune médisance de ma part; néanmoins l'Oblit non seulement interdit l'article, mais encore interdit à la maison d'édition de mentionner mon nom comme rédacteur de la traduction. Et ce n'est qu'après en avoir appelé à Moscou et que le Glavlit eut apparemment fait comprendre qu'il n'était tout de même pas possible d'agir avec une franchise aussi naïve que la permission fut donnée d'imprimer et l'article et mon nom criminel. Je cite ce fait parce qu'il montre l'attitude que l'on a envers moi dans son aspect le plus nu, l'aspect pour ainsi dire chimiquement pur. D'une nombreuse collection de faits, je citerai encore celui-ci, qui a trait non plus à un article parmi d'autres, mais à une œuvre théâtrale de grande envergure, à laquelle j'ai travaillé pendant près de trois années. J'étais sûr que ma pièce, la tragédie Attila, imposerait enfin silence à ceux qui se complaisaient à faire de moi une sorte d'obscurantiste. J'avais, semble-t-il, toutes les raisons de le croire. La pièce avait été lue à une séance du Conseil artistique du Grand Théâtre dramatique de Léningrad à laquelle assistaient les représentants de dix-huit usines de la ville. Voici des extraits de leurs comptes rendus (cités d'après le procès-verbal de la séance du 15 mai 1928). Le représentant de la . fabrique Volodarski écrit : « C'est une pièce d'un auteur moderne qui traite le sujet de la lutte des classes dans l'Antiquité, en harmonie avec l'actualité ... Du point de vue idéologique, la pièce est tout à fait acceptable... La pièce produit une forte impression et ruine le reproche adressé à la dramaturgie contemporaine de ne pas donner de bonnes pièces... » Le représentant de l'usine Lénine, notant le I. C.Omiû r~aionalde censure litt~rairc. Biblioteca Gino Bianco 105 caractère révolutionnaire de la pièce, trouve qu'elle« rappelle par sa valeur artistique les œuvres de Shakespeare... La pièce est tragique, toute nourrie d'action et passionnera le spectateur. » Le représentant de l'usine hydro-mécanique estime que « tous les moments de la pièce sont puiss~nts, captivan~s » et. il recommand~ d_e,faire coïncider la representation avec le Jubile du théâtre. Qu'en ce qui concerne Shakespeare, les cam~- rades ouvriers aient passé la mesure, soit : mais en tout cas, Maxime Gorki a écrit de cette même pièce qu'il l'estimait « d'une haute valeur, tant du point de vue littéraire que social », et que « le ton héroïque, le sujet héroïque de la pièce sont on ne peut plus utiles de nos jours ». Le théâtre accepta de monter la pièce, le Glavrepertkom 2 en donna l'autorisation. et ensuite... Fut-elle montrée au spectateur ouvrier qui en avait donné une telle appréciation ? Non : la pièce, dont la moitié des répétitions avaient déjà eu lieu, déjà annoncée sur les affiches, fut interdite sur les instances de l'Oblit. Le sort funeste de ma tragédie Attila fut une vraie tragédie pour moi. Après cela, l'inutilité de toutes les tentatives faites en vue de changer ma situation m'apparut clairement, d'autant plus que bientôt se produisit l'histoire que l'on sait à propos de mon roman Nous autres et de L' Acajou de Pilniak. Pour exterminer le diable, n'importe quel truquage est, bien entendu, admis, et le roman écrit dix années auparavant (en 1920) fut présenté, en même temps que L' AcaJou, comme mon nouveau, mon dernier travail. On organisa une persécution sans précédent jusqu'alors dans la littérature soviétique et que nota même la presse étrangère. On fit tout pour me barrer toute possibilité de travail ultérieur. Mes camarades de la veille, les maisons d'édition et les théâtres commencèrent à me craindre. On interdit de communiquer mes livres dans les bibliothèques. Ma pièce La Puce, qui s_ejouait av~c un succès constant au Mxat II 3 depws quatre saisons, fut retirée du répertoire. L'impression du recueil de mes œuvres aux éditions Fédération fut suspendue. Toutes les maisons d'édition qui tentaient d'imprimer mes écrits étaient vertement rappelées à l'ordre: Fédération, Terre et Fabrique et surtout les Editions des écrivains de Léningrad en firent l'expérience. Cette dernière firme prit le risque de me garder encore toute une année comme membre de sa direction, elle eut la témérité d'utiliser mon expérience littéraire en me chargeant de corriger le style de jeunes écrivains, au nombre desquels se trouvaient aussi des communistes. A l'automne de cette même année, la section du Rapp 4 à Léningrad obtint mon départ de la direction et la suppression de mon travail. La Gazette littéraire l'annonçatriomphalementa, jou2. C.Omit~principal du r~pcrtoire. 3. Seconde salle du Th~Atrc des Arts de Moscou. 4. Aasociation russe des krivains prol~taricns.
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