revue l,istorique et critique Jes faits et Jes iJées MAI 1959 - bimestrielle - B. SOUVARINE . . . . . . . . . . . . . LÉON EMERY ............ . PAUL BARTON ........... . Vol. m, N° 3 Feu la 111 8 Internationale Équivoques du progressisme Du despotisme oriental L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE B. SOUVARINE E. DELIMARS • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • L'URSS et l'islam Avatars de la biologie soviétique ( LES RÉFORMATEURS SOCIAUX MAX NOMAD ............. . Le communisme libertaire PAGES OUBLIÉES PIERRE KROPOTKINE. . . . . . . QUELQUES LIVRES Yv~ LÉVY: Les trois femmes du docteur Jivago Le nihilisme Com!Jlearendus par A. G. HoaoN, B. LAZITCH, MICHEL CoLLINET, CLAUDE HARMEL, PAUL BARTON CHRONIQUE Le péril jaune · CORRESPONDANCE La << nouvelle classe>>- Sur Max Weber - A propos d'une bibliographie Pour et contre • Comrnentaire1 INSTITUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS • Bi liote a Gino s·anco
. ·-' -· . . ;- . . . . . ... , ' .. Biblioteca Gino Bianco
• rnue ltistorÎ'Jllt d critÎ'f'le Jes f•its et Jes f Jtes MAI 1959 - VOL. Ill, N• 3 SOMMAIRE Page B. Souvarine . . . . FEU LA Ille INTERNATIONALE . . . . . . . . . . . . . . . . . 127 Léon Emery . . . . . ÉQUIVOQUES DU PROGRESSISME. . . . . . . . . . . . . . 131 PauI Sarton ..... . DU DESPOTISMEORIENTAL • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 135 L'Expérience communiste B. Souvarine. . . . . L'URSS ET L'ISLAM . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 141 E. Delimars...... AVATARS DE LA BIOLOGIE SOVIÉTIQUE......... 152 Les Réformateurs sociaux Max Nomad . . . . . LE COMMUNISME LIBERTAIRE.. . . . . . . . . . . . . . . . . 160 Pages oubliées Pierre Kropotkine. LE NIHILISME................................ 167 Quelques livres Yves Lévy ...... . A. G. Horon .... . Branko Lazitch ... Michel Collinet ... Claude Harmel .. . Paul Sarton ..... . Chronique LESTROIS FEMMESDU DOCTEUR JIVAGO . . . . . . . . . • . • . 171 LES BERBÈRES, de G.-H. BOUSQUET ; VUE GÉNÉRALEDE L'HISTOIRE BERBÈRE, de L. MTOUGGUI . . . . . . . . . • . . . . • 174 LA YOUGOSLAVIED, ÉMOCRATIESOCIALISTE, de J. DJORDJEVIC 178 ÉCHEC AU COMMUNISME, de GEORGES SAUGE • . . . . . . . • 179 L'HOMME ET LA TECHNIQUE, d'OSWALD SPENGLER. . . . . . . 180 JEUNESSEDU SOCIALISMELIBERTAIRE, de D. GUÉRIN . . . . . • • 182 SURVIVRE A DE GAULLE, de J. GAGLIARDI et P. ROSSILLON 182 QUI NE SOUFFREPAS..., de PAUL CLAUDEL . . . . . . . . . . . . . . 183 OSTLICHT.RUSS/SCHELYRIKUND PROSA.1956 UND 1957 • . . 184 LE PÉRIL JAUNE • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • . . . . . . . . . 184 Correspondance • LA << NOUVELLE CLASSE >> • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • SUR MAX WEBER ••••••••••••••• ., •••••••....••..................... A PROPOS D'UNE BIBLIOGRAPHIE. .................................... . Pour et contre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Commentaires LESPARTISET LA D~MOCRATIE • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • Livre• reçu, • Biblioteca Gino Bianco 186 186 186 188 189
' 1 ' 1 1 l 1 ! '., ' OUVRAGES ·.RECENTS DE NOS c·OLLABORATEURS ' . .. ., : Maxime Leroy : Histoire des idées sociales en France T. /. - De Montesquieu à Robespierre T. Il. - De Babeuf à Tocqueville T. Ill. - D' Auguste Comte à Proudhon Paris, Librairie Gallimard. 1946-1950-1954. Léon Emery : L' Age romantique, Il Lyon, Les Cahiers libres, 37, rue du Pensionnat. 1958. Raymond ·Aro·rï: Immuable et changeante, de la IVe à là ye République Paris, Calmann-Lévy. 1959. Lucien Laurat : Problèmes actuels du socialisme Paris, Les lies d'Or. 1957. Branko Lazitch : Tito et la Révolution yougoslave ( /937-1956) Paris, Fasquelle. 1957. Michel Collinet : Du bolchévisme ÉVOLUTION ET VARIATIONS DU MARXISME-LÉNINISME Paris, Le Livre contemporain. 1957. Paul Barton : Conventions collectives et réalités ouvrières en Europe de l'Est Paris, Les ~ditions ouvrières. 1957. , ·LIBRAIRIE MARCEL RIVIERE & C1 E , . ' 31, rue Jacob,Paris, V/e VIENT DE PARAITRE: DANIEL GUÉRIN ESSAIS « Adieu aux vieilles lunes du socialisme autoritaire>> Un volume . . . . . . . . . . . . . . . . . 500 Fr. . Dans la collection des Œuvres complètes de P.-J. PROUDHON * DU PRINCIPE FÉDÉRATIF ET ŒUVRES DIVERSES SUR LES PROBLÈMES POLITIQUES EUROPÉENS Précédé d'études·?sur~le fédéralisme, par Georges Scelle, J.-L. Puech et Th. Ruvssen * ÉCRITS SUR LA RELIGION Introduction 1 sur la religion dans la vie de Proudhon f et notes par Th. Ruyssen Ch~que volume : 2.200 Fr. Biblioteca G.ino Bianco •
rev11ehistor·iqi1eet critiqi,e des faits et Jes idées MAI 1959 Vol. Ill, N° 3 FEU LA IIIe INTERNATIONALE par B. Souvarine ES GENS qui se disent communistes de nos jours n'ont pas craint récemment de corn- ~ mémorer le quarantième anniversaire de la IIIe Internationale fondée en mars 1919 par Lénine, officiellement supprimée en mai 1943 par Staline. Il y a là quelque chose d'inintelligible si l'on ne prend garde au sens complètement changé des termes. De même que les communistes de l'ère sta]inienne n'avaient plus qu'une certaine terminologie de commun avec les bolchéviks de l'époque précédente, l'Internationale communiste cc liquidée » par Staline n'était plus depuis longtemps celle de Lénine. Un trait de ressemblance doit frapper, cependant : ce que la volonté d'un homme avait créé, le caprice d'un autre a suffi pour le détruire. « C'est à Lénine que revient l'idée de fonder une Internationale communiste », dit une publication des épigones de Sta]ine énonçant la seule vérité que contiennent les textes commémoratifs d'une date à laquelle personne n'aurait pensé sans l'initiative prise en cette occasion à Moscou. Dès 1914, Unine tenait pour morte la IIe Internationale socialiste et pour nécessaire sa résurrection sous une forme nouvelle, dans un esprit conforme à ses vues. Il n'avait alors qu'un unique approbateur,en la personne de Zinoviev. Aux conférences socialistes internationalesde Zimmeiwald (1915) et de Kienthal(1916), il s'efforça Biblioteca Gino Bianco en vain de faire prévaloir ses conceptions particulières. Mais dès que les circonstances le lui permirent, sous l'égide et avec les moyens de l'État soviétique, il réalisa son dessein longuement médité, passant outre aux objections les mieux fondées, aux résistances les plus raisonnables de ses amis politiques. Alors Tchitchérine le secondait ouvertement, au nom du commissariat des Affaires étrangères, de même que Trotski ne se gênait pas alors pour proclamer que l'armée rouge serait au service de la IIIe Internationale. Alors on ne cherchait pas à rien dissimuler, ni à établir de distinction entre la République des Soviets et le futur « parti communiste mondial». La conférence internationale réunie à l'appel de Lénine et de Trotski en mars 1919 à Moscou n'exprimait que des théories confuses, des aspirations contradictoires, pacifistes et révolutionnaires, avant de se proclamer congrès constitutif d'une nouvelle Internationale. Elle ne rassemblait que des militants sans mandat et les représentants de groupes sans influence, à part les dirigeants des partis communistes formés en hâte sur les territoires de l'ancien empire de Russie. Le seul délégué authentique d'une organisation ouvrière, celui du Spartakusbund venu d'Allemagne, se prononçait contre l'entreprise prématuré de Lénine, au nom de Karl Liebknecht et de Rosa
128 Luxembourg. La tragique défaite de son parti et l'assassinat de ses chefs au mois de janvier précédent n'étaient pas de bon augure. Néanmoi~s la décision fut prise sous la pression des circonstances : l'optimisme des bolchéviks exaltés par leur victoire d'Octobre, les informations peu sûres mais stimulantes reçues d'Europe centrale, la force de conviction et de persuasion qui animait Lénine et ses proches, enfin l'intervention inespérée d'un délégué venu d'Autriche in extremis firent leur effet et levèrent les doutes, convainquant les sceptiques. « L'incendie de la révolution mondiale » allait gagner de proche en proche, affirmait Lénine avant la conférence, avec son accent irrésistible de certitude. Après le congrès, il prédit sans hésiter la « dictature du prolétariat » dans tous les pays et la prochaine « République fédérative 11niverselle des Soviets ». Son fidèle Zinoviev écrivait au lendemain du congrès improvisé : « La IIIe Internationale a déjà pour bases principales trois républiques des Soviets : en Russie, en Hongrie, et en Bavière. Mais personne ne s'étonnera si au moment où ces lignes sortiront des presses, nous avons non plus trois, mais six républiques des Soviets ou peut-être davantage.» La République soviétique hongroise ne put tenir que quatre mois et la bavaroise n'avait duré qu'une semaine. Cependant de tels échecs ne pouvaient ramener aux réalités les vainqueurs de la guerre civile russo-russe, trop assurés d'avancer dans le sens de l'histoire. Les communistes de ce temps étaient en grande majorité des socialistes révoltés par la guerre, excédés de parlementarisme stérile, et mêlés de syndicalistes ainsi que de libertaires « politisés » par le pacifisme. Ils ignoraient les doctrines de Lénine sur la « transformation de la guerre impérialiste en guerre civile» et sur le nationalisme séparatiste que n'avaient d'ailleurs pas admises la plupart des futurs idéologues du régime soviétique, pour ne nommer que Trotski, Boukharine, Radek, Racovski, Piatakov, Lounatcharski, Riazanov, Pokrovski, Manouilski, - à l'exception du seul Zinoviev, écho de son maître. La notion de « révolutionnaires professionnels» leur était également étrangère, notion spécifiquement russe et mise en œuvre pour s'emparer du pouvoir dans un pays arriéré, dépourvu d'armature sociale, mais inconcevable ailleurs et qui, même en Russie, ne devait aboutir bientôt qu'à une technique de domination sans âme, exercée par un « appareil» d'oppression et d'exploitation de l'homme par l'homme ayant vite oublié ses principes originels. Les idées _et les pratiques courantes du léninisme, version très simplifiée et russifiée du marxisme, marquèrent peu à peu les jeunes adhérents, zélateurs idéalistes du nouvel ordre politico-social, aussi modestes qu'inexpérimentés, voire leurs compagnons moins jeunes mais sans plus d'expérience. Nul ne prévoyait comment ce façonnage approximatif d'esprits ralliés par le sentiment plus que par la réflexion BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL et l'étude allait subir les épreuves de la vie politique dans le chaos de l'époque. LÉNINE et son entourage avaient acquis un prestige imll).ense en inspirant et dirigeant un coup d'Etat transformé en révolution victorieuse, puis en créant et affermissant le premier État qui se définît comme socialiste et prolétarien. Leur ascendant sur les novices et sur des groupes aux vues confuses ne réalisa pourtant pas l'unité « monolithique » qui devint obligatoire quelques années plus tard. Il y eut des courants d'opinions, des controverses ardentes, des fractions et des tendances, des scissions et des ruptures, des exclusions et des dissidences. Il y avait une droite, une gauche, un centre et des nuances intermédiaires. Parallèlement au Comité exécutif siégeant à Moscou, un Bureau auxiliaire fonctionna quelque temps à Amsterdam, dirigé par Henriette Roland-Holst, S. J. Rutgers et O. J. Wynkoop, non sans désaccords avec le principal organisme directeur. D'un congrès à l'autre et de crise en crise intérieures, la IIIe Internationale s'assagissait et se libérait du romantisme initial, évoluant avec un réalisme relatif, gagnant en maturité politique. Dans son dernier discours, très significatif, prononcé devant le dernier congrès communiste international en 1922, Lénine dit et répéta : « Nous avons seulement commencé d'apprendre .... La principale tâche du moment consiste pour nous à toujours apprendre, et encore à apprendre... L'essentiel dans la période qui commence, c'est d'apprendre ... » Le premier Congrès (1919) avait été celui des illusions suscitées par l'écroulement de trois grands empires, ce qui fit confondre aux bolchéviks la caducité de certaines structures monarchiques avec la fin du capitalisme. Le deuxième Congrès (1920) était encore mû par l'espoir tenace d'un regain d'action révolutionnaire dans une Europe instable et persistait à spéculer sur une « tactique offensive» du prolétariat contre l'ordre établi. Le trojsième Congrès (1921) renonça aux aventures vouées à l'échec et prescrivit aux communistes d' ~< aller aux masses », ce qui en pratique ne voulait rien dire, de gagner la majorité de la classe ouvrière, ce qui était plus facile à dire qu'à faire. Lénine avait inculqué le dogme à ses disciples, la rigidité des principes, l'intransigeance dans les rapports personnels ; il se mit à enseigner la souplesse, la manœuvre, le louvoiement, l'art du compromis. Il dut bientôt concrétiser une nouv~~e P?liti9ue et, sous son impulsion, le Com1te executtf de la IIIe Internationale proclama 1~ nécessité d'un_ « fr?nt unique » des c?~urustes a~ec les partis socialistes et les orga- ~sat1ons syndical~s d~nt il avait âprement et , 1n1assablement denonce les «trahisons» mul- . tiples, la dégénérescence incurable. · Tout cela ne.paraissait guère cohérent ni logique au rank and file, ni même à une bonne partie des
B. SOUV ARINE cadres, après deux années d'éducation et de propagande en sens contraire, mais à travers maintes vicissitudes la majorité des militants se ralliait en définitive à ses dirigeants renommés, non sans rébellion des uns et défection des autres. Les nécessités de l'État soviétique, tant intérieures qu'extérieures, pesaient de plus en plus sur le parti communiste au pouvoir et lui imposaient des révisions idéologiques successives, mal déguisées en variations tactiques au service d'une doctrine et d'une stratégie prétendues immuables. Il fallut à Lénine toutes ses ressources de dialectique verbale et son grand ascendant personnel pour justifier les «tournants » et les volte-face de sa politique, d'un congrès à l'autre. EN FAIT de « tactique offensive», la marche inconsidérée de l'armée rouge sur Varsovie, suivie d'une retraite désastreuse en 1920, lourde erreur de Lénine commise contre l'avis de Trotski et de Radek, eut pour effet d'induire les communistes à plus de prudence et de leur rendre un certain sens de la mesure. L'année suivante, quand Moscou eut à choisir entre la solidarité avec le parti communiste turc et l'entente avec Mustapha Kemal, l'intérêt de l'État soviétique conseilla de sacrifier les «frères» de Turquie (seize dirigeants ont alors été mis à mort et le Parti hors la loi) plutôt que de renoncer à une carte diplomatique utile ; le précédent éclaire bien des épisodes, bien des «contradictions» soviéto-communistes ultérieures. En 1921, le soulèvement populaire de Cronstadt, que Lénine fit mater par Trotski que secondait Toukhatchevski, soulèvement à la fois prosoviétique et hostile à l'absolutisme communiste, coïncidant avec de graves émeutes paysannes, détermina pour la République des Soviets le revirement profond appelé nep (nouvelle politique économique) et qui ne pouvait pas ne pas affecter l'ensemble de la politique communiste. En théorie, le r,arti bolchévik se donnait comme section de 'Internationale ; en pratique, l'Internationale acceptait comme inévitable l'hégémonie de cette section exceptionnelle dont la supériorité s'affirmait sous tous les rapports. L'avènement du fascisme en 1921, déjouant les espoirs mis sur le parti communisme italien, si vivant et nombreux à l'époque, ne pouvait qu'accentuer la tendance générale que Lénine imprimait alors au mouvement dont il était le chef reconnu. Une autre défaite contribua la marne année à cette évolution, celle de l'insurrection que mena Max Hoelz en Allemagne centrale et où Zinoviev et Bela Kun avaient leur large part. Mais le principal événement qui pressa Unine d'opérer plus carrément son « tournant» soi-disant tactique fut la grande famine Biblioteca Gino Bianco 129 de 1921 calamité imputée par les bolchéviks à des causes exclusivement climatiques alors que leurs responsabilités n'en étaient pas absentes. Sur l'initiative de personnalités libérales, a Moscou, notamment de Serge Prokopovitch et de Catherine Kouskova, un «Comité de secours aux faméliques » put se former ; à ses appels, la généreuse réponse d'institutions américaines «bourgeoises» ou religieuses sauva des millions de vies humaines. D'autre part, l'Internationale communiste était mobilisée pour obtenir le concours bénévole des «traîtres», c'est-à-dire des socialistes, des trade-unions, des syndicalistes à l' œuvre humanitaire qui primait les antagonismes politiques. Ce fut la première expérience de «front unique » appliqué, en attendant d'autres occasions favorables. Lénine avait capté l'adhésion de ci-devant syndicalistes et libertaires avec son livre sur L'Etat et la Révolution qui doctrinait l'égalitarisme économique sous le régime socialiste, la suppression de la bureaucratie, de la police et de l'armée permanentes, ..e.t qui promettait le dépérissement graduel de l'Etat jusqu'à sa disparition complète sous le communisme. Il qut ensuite leur donner des leçons d'habileté politique et de conduite manœuvrière dans sa brochure sur La Maladie in/antile du c~mmunisme, qui critiquait vertement les impatiences et les maladresses du communisme «de gauche ». Sous son inspiration, le Comité exécutif ne cessa de réagir contre ce qu'il était convenu d'appeler l'opportunisme de droite et l'inopportunisme de gauche, contre le réformisme à droite et le sectarisme à gauche. La « ligne juste» ne pouvait être que celle des chefs prédestinés, Lénine et Trotski en tête, assistés d'auxiliaires de moindre envergure. M1is quand Lénine tomba malade en 1922, l'existence même de l'Internationale se trouva implicitement mise en question : une lutte intestine sans merci se livrait déjà «au sommet» du parti bolchévik pour la succession du fondateur et allait impliquer malgré eux tous les partis communistes du monde. Au quatrième Congrès (1922), entre deux attaques d'un mal incurable, Lénine prit la parole brièvement pour la dernière fois devant cet auditoire et surtout pour conseiller à ses camarades étrangers de ne pas copier l'exemple russe, outre de se mettre à l'étude. Il était trop tard. L'Internationale sans Lénine se transformait singulièr<!ment vite en « appareil » soumis aux ordres du parti bolchévik et son président, Zinoviev, pouvait se permettre des actes dont il ne répondait qu'à huis clos dans le cercle restreint du Politburo de Moscou. L'attentat de la cathédrale de Sofia en 1923, le putsch. d'Esthonie en 1924 montreront de quoi il était capable. A la mort de Lénine en janvier 1924, l'Intern3tionale communiste tenue dans l'ignorance complète de ce qui se tramait dans l'ombre au Kr mlin faisait déjà figure de figurante. Son cinqui me Congrès (1924) ne méritait guère ce nom et,
130 dûment machiné pour combattre un « trotskisme » imaginaire, pour activer la « bolchévisation )) des partis communistes, il ne fut qu'un simulacre. * )f )f STALINE n'avait jamais pris aucune part à la vie de l'Internationale et pour la première fois, au cinquième Congrès, il vint rôder dans les coulisses. Avec Zinoviev et Kamenev, il s'était mis à domestiquer peu à peu le parti communiste de son pays ; avec Zinoviev et Boukharine, il allait domestiquer de même l'Internationale. Maître de l' « appareil » de l'un, il prendrait aisément possession de l'autre, subordonné d'abord, puis réduit à l'état d'appendice. Les méthodes de circonvention et d'intimidation, les procédés de corruption et de perversion qui faisaient leurs preuves à l'intérieur serviraient à peu près autant à l'extérieur où, cependant, les militants fourvoyés pouvaient se ressaisir et se soustraire à une tutelle dégradante. Il va de soi que la déchéance du bolchévisme et l'avilissement parallèle du communisme international n'ont pas eu lieu du jour au lendemain, encore que les phases transitoires fussent vite franchies, de Lénine en Staline. Cette histoire reste à écrire*, mais il suffit pour l'anniversaire en question d'en retracer les grandes lignes. Jusqu'au quatrième Congrès, Trotski avait été le second inspirateur de l'Internationale, en étroite collaboration avec Lénine, il en a rédigé de sa main tous les manifestes : Staline entreprit de le discréditer, de le déshonorer, de l'assassiner. Zinoviev, Boukharine et Radek étaient les dirigeants pratiques du Comité exécutif : Staline fit torturer et mettre à mort les deux premiers, périr lentement le troisième dans une geôle obscure, en même temps qu'il exterminait presque tous les compagnons de Lénine. Les principaux militants russes des organisations internationales, Tomski, Chatskine, Safarov, Piat11itski, Lozovski et de moindres disparurent au cours * On consultera avec grand profit, en attendant, l'ouvrage de Branko Lazitch : Lénine et la IJJe Internationale (Neufchâtel, Éd. de la Baconnière, 1951), préfacé par Raymond Aron. La documentation en est très sûre et l'auteur fait preuve d'une objectivité vraiment louable dans l'analyse des faits et des idées. Sur la même période d'histoire du communisme contemporain, il y a lieu de consulter aussi les souvenirs d'Alfred Rosmer : Moscou sous Lénine (Paris, Éd. Pierre Horay, 1953), préfacés par Albert Camus. Livre d'un témoin dont la véracité est incontestable et d'un participant que l'on peut parfois contredire sans cesser d'estimer. Il faut enfin mettre le lecteur en garde au sujet des deux livres (en anglais et en allemand) de Franz Borkenau sur le communisme, absolument inutilisables, tissés d'erreurs, bourrés d'affirmations fausses, et où même les détails insignifiants ne méritent aucune créance. Voir le compte rendu critique intitulé : Sur l'histoire du communisme, illustré de nombreux exemples, dans le B.E.J.P.J. (Bulletin de l'Association d'études et d'informations politiques internationales), n° 129, Paris, 16 avril 1955. BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL de sanglantes « purges » successives. Les militants internationaux réfugiés en Union soviétique, Eberlein, Bela Kun, Fritz Platten, Remmelé, Warski, Waletski, Vouïovitch, beaucoup d'autres moins notoires subirent le même sort. Les cadres supérieurs des partis comm11nistes de Pologne, de Yougoslavie et d'Espagne, des centaines de militants qui séjournaient en Russie furent massacrés par .ordre du despote. Tous les fondateurs de l'Internationale, exclus ou démissionnaires, avaient quitté le « Comintern » ; il ne resta sous Staline que des instruments, des prostitués, des mercenaires. Personne au monde, semble-t-il, n'a compris que la IIIe Internationale n'existait plus depuis la fin de Lénine, ni que sous un même nom et derrière une même façade n'a subsisté en vérité pendant vingt ans que le prolongement servile d'un système terroriste et policier incarné en Staline. Cet état des choses dure encore car en 1943, si Staline a supprimé l'enseigne de l'entreprise, cela n'a rien changé à la situation de fait qui consiste en ramifications del'« appareil» soviétique au-dehors. Sous l'étiquette conservée de parti communiste, ce sont les traits de ressemblance frappante avec le fascisme et le nazisme qui caractérisent le phénomène. Si l'on veut chercher du socialisme chez Staline parvenu au pouvoir suprême, c'est le national-socialisme de Mussolini et surtout d'Hitler que l'on trouve, et il n'y manque même pas le racisme. La !ère Internationale n'avait pu survivre à la guerre de 1870. La IIe Internationale n'a pas survécu à la guerre de 1914 (ce qui prétend lui succéder ne mérite point qu'on s'y arrête). L'une et l'autre étaient pourtant, selon une formule classique, << l'œuvre des travailleurs euxmêmes ». La IIIe Internationale, création d'un utopiste qui croyait devancer les intentions latentes de la classe ouvrière, n'a pas attendu la guerre de 1939 pour disparaître, étant morte avec Lénine, en dépit des apparences. La IVe Internationale conçue par Trotski à l'instar fâcheux de la précédente n est prise au sérieux que par ses rares sectateurs. Avec du recul, les raisons de ces faillites consécutives apparaissent dans leur évidence et ce sont des principes abstraits du socialisme marxiste que dément l'expérience historique, non l'humanisme transmis par la tradition dont se réclamait Lénine avant de différencier la fin et les moyens, de prétendre réaliser la démocratie sociale par la dictature illimitée des révolutionnaires professionnels, de vouloir remédier à la guerre impérialiste par la guerre civile. Dans la complexité du réel, la filiation indéniable et la solution de continuité s'avèrent compatibles, de Lénine en Staline. Il importe d'en prendre pleine conscience pour discerner la part d'inconscience et celle de cynisme dans la ·pl1raséologie pseudo-communiste des , . ep1gones. B. SOUVARINE.
ÉQ!IIVOQQES DU PROGRESSISME par Léon Etnery .-- OMPROMIS en des aventures qui souvent défient toute analyse, les termes les plus usités - et surtout ceux du langage politique - se chargent à notre époque de mille significations parasitaires ou trompeuses; preuve en soit la difficulté qu'on a de se faire entendre quand on veut parler avec précision du socialisme, du communisme ou du progressisme. C'est de celui-ci que nous voulons encore nous occuper; pour dissiper les nuées dont il s'entoure, il paraît légitime de recourir à un exemple plus éclairant que toute dissertation générale et qui, d'ailleurs, se situe au plus haut. Nul n'ignore quel bruit fit en notre temps un savant Jésuite désormais illustre, le P. Teilhard de Chardin ; il a ses détracteurs méfiants ou passionnés, ses admirateurs enthousiastes, ses disciples fanatiques ou dévots. On n'a pas la prétention d'exposer ou de juger ici ses œuvres scientifiques ou philosophiques; notre propos est de considérer certaines incidences possibles de ses écrits ou, pour dire crûment les choses, d'examiner s'il est permis de le classer parmi les progressistes. Si l'on use de cette désignation en un sens étroitement partisan, la réponse ne saurait être que négative. Le P. Teilhard s'est toujours abstenu de participer aux luttes politiques et d'autant plus aisément qu'il vivait loin de France ; il a refusé sa signature à tous les appels qu'inspiraient les hommes de Moscou et notamment à l'« appel de Stockholm» au sujet de la bombe atomique; il a constamment fait preuve envers son ordre comme envers le Vatican d'une parfaite soumission. Les sentences portées par lui contre le marxisme sont d'une netteté qui récuse tout essai de sollicitation frauduleuse. Il est piquant enfin de rappeler qu'on le soupçonna de racisme parce qu'il ne croyait pas à l'égalité des races, se montrant fort att?ché à la culture occidentale et, par surcroît, à la civilisation américaine dont il parle avec la plus vive sympathie. Comme on ne trouve rien dans ses livres ou ses lettres qui s'accorde avec les déclamations sentimentales d'une propagande irréfléchie,on ne voit pas cornBiblioteca Gino Bianco ment, en stricte logique, il pourrait être annexé ou revendiqué par le progressisme politique. Et pourtant c'est inévitable, car il y a une fatalité dans les mots et une irrésistible puissance dans les équivoques qu'ils entretiennent. Ne suffit-il pas que le P. Teilhard soit l'inventeur d'une des plus audacieuses philosophies du progrès qui fût jamais et qu'il l'ait tendue comme un merveilleux arc-en-ciel entre la science et la mystique ? Géologue et naturaliste, écrivain visionnaire, il est le poète de l'évolution universelle et créatrice ; il voit s'opérer une cosmogénèse qui, de sphère en sphère et par obéissance à une loi de finalité, nous emporte vers l'ultrahumain et prépare le règne du Christ cosmique vers lequel tout converge. En une perspective beaucoup plus rapprochée, nous voyons déjà grâce à la technique et aux brassages des peuples se constituer l'humanité totale et par elle, en elle, une conscience collective qui rayonne et rayonnera bien plus de lumière que la conscience individuelle. Ainsi, des premières granulations de matière à la surhumanité et au règne divin se manifestent des montées convergentes qui ne cessent de s'amplifier et de s'accélérer. Des précautions prises par le Père pour établir entre son système et les dogmes chrétiens d'indispensables liaisons, ou bien pour nous rassurer quant à la permanence de la personnalité, il ne nous appartient pas de parler, sinon pour souligner qu'on n'y saurait chercher la moindre trace de ruse, nul n'ayant jamais mis en question sa foi · ou sa bonne foi. Mais essayons maintenant de définir le retentissement d'une doctrine aussi exaltante en des esprits qui ne disposent ni du savoir du maître, ni de sa culture morale et théologique, ni de son désintéressement, ni de son artitude à compterparmillénaires ou par millions d années. Ils apprennent que la matièreenveloppe le spirituel et même le divin, que la terre est sacrée, que l'effort humain l'est aussi, que la recherche et la conquête R.arla science sont des impératifs absolus, que 1humanité marche vers son unification et son apothéose. N'est-il pas clair pour le P. Teilhard lui-même que toutes •
132 les forces montantes sont convergentes et bénéfiques, que le mal est ur1 échec provisoire, que tous les matériaux servent à l'édification future, que nous devons nous détourner du passé mort, aller avec les vivants, diriger nos regards et nos pensées vers l'avenir ? Ces traits, d'ailleurs afférents à n'importe quelle philosophie du progrès, ne sont-ils pas ceux qui caractérisent l'état d'esprit progressiste ? N'y a-t-il pas là finalement une évidence ou une tautologie ? Pour aboutir au progressisme politique il n'y a plus qu'un pas à faire et il est vite franchi. Force est bien de reconnaître que le communisme marxiste est une des réalités majeures de notre temps ; adopté par d'énormes populations, il réhabilite la matière, célèbre la machine et la science, annonce l'union de tous les hommes et leur promotion aux splendeurs de la vie collective. Il est donc une vérité qu'on peut estimer déviée, outrancière, abusive, mais qui conserve une sorte d'essentielle légitimité. Cela posé, il devient inconcevable que sous prétexte de combattre le communisme on le veuille nier ou détruire; il faut lui prendre ce qu'il a d'excellent ou de nécessaire, l'intégrer à la cosmogénèse. Le P. Teilhard lui-même écrit dans une de ses lettres que l'avenir de l'homme suppose la victoire du christianisme sur le marxisme et que nous allons à la catastrophe si, par impossible, cette victoire ne se produit pas, mais qu'aussi elle suppose un christianisme capable d'accepter hardiment le monde moderne, la science, l'évolution, la transformation dimensionnelle de l'existence, la vie collective dont chaque monade recevra un surcroît de conscience réflexive. Qui ne retrouve en ces lignes une invite connue, trop connue, à comprendre le communisme afin de l'attirer vers soi, de le transcender, de lui insuffler une spiritualité qui du plomb vil fasse sortir l'or pur ? PAR d'autres routes nous sommes, dans cette même revue, arrivés déjà à des constatations semblables, mais la question est inépuisable et d'une telle importance qu'il n'est pas messéant d'insister. Qu'il y ait parmi les progressistes des politiciens avec lesquels toute discussion serait inutile, rien de plus avéré ; mais la plupart d'entre eux sont d'honnêtes gens, souvent très dignes d'un entier respect ou d'une chaleureuse sympathie. S'ils se trompent, ce pourrait être par simple entraînement du cœur, par besoin de se dévouer, d'épouser la cause des misérables; mais c'est aussi parce qu'il leur paraît impossible de ne pas adhérer à un grand parti du mouvement. Reconnaissons que nos contemporains, soumis aux lois de la sociologie urbaine, peu soucieux de s'enraciner ou d'éprouver en eux la force d'une tradition, n'accordent qu'une froide estime aux valeurs conservatrices les plus bienfaisantes tandis qu'ils sont toujours prêts, en dépit d'un scepticisme de façade, à se laisser piper par l'annonce BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL des « lendemains qui chantent ». Cette inclination appartient à l'ordre de l'infantilisme moderne et il s'ensuit que le progressiste, si décidé qu'il soit à l'action difficile et même au sacrifice, respire du moins l'enivrante et tonique certitude d'être en contact avec le cœur des foules. · Encore une fois, rappelons qu'il faudrait beaucoup de naïveté ou d'inconscience pour négliger dans 1'étude des courants progressistes le rôle de la manœuvre et de la propagande systématique ; mais la manœuvre serait peu efficace si elle ne visait à capter des sentiments et des pensées dont on mesure aisément l'énergie spontanée, la véhémence et même la logique profonde. De là vient le drame, car le progressiste de bonne foi est servi - ou plutôt desservi - par sa loyauté ; affrontant le communisme pour le rectifier, il combat à poitrine découverte un adversaire dont il voudrait faire un ami, il ne s'aperçoit pas qu'il a devant lui non pas un homme ou des hommes, mais une organisation disciplinée qui, par ruse ou force, ne vise qu'à faire de lui son instrument. La partie n'est pas égale ; le dialogue, méfiant ou cordial, se traduit toujours par les pires mécomptes, bien qu'on s'obstine à le reprendre. Parmi les conséquences immédiates de rapports commencés et poursuivis dans l'équivoque, il en est une dont l'extension risque de devenir désastreuse ; comme il faut bien, tant qu'on peut, éviter la rupture décisive, on atténue, on voile les critiques motivées par les agissements de l'interlocuteur en se persuadant que s'ils sont provisoirement mauvais ils s'agrègent pourtant à un ensemble destiné à devenir meilleur et donc justifié par sa fin. Ce report du présent au futur, de l'actuel au virtuel, ne saurait surprendre chez qui, par définition, pense en fonction de l'avenir. A nouveau, le P. Teilhard fournit l'illustration typique et parfaite d'un comportement intellectuel qu'il représente en toute noblesse ; excellent observateur, très capable dans sa vie nomade de voir les choses telles qu'elles sont, il se laisse constamment emporter lorsqu'il · médite .par un optimisme auprès duquel celui de Leibnitz semble bien mitigé, et qui implique une bienveillance universelle. Comment s'indigner en effet devant la laideur ou le crime, si on les insère dans une évolution qui déjà les transfigure ? Une optique divinatrice évoque en surimposition sur le terreau sanglant et grossier les moissons futures ou les arbres couverts de fleurs; il est permis de noter en passant que ce prophétisme diffère remarquablement de celui des inspirés bibliques, lesquels commençaient par fustiger terriblement les coupables. VENONS·EN à l'essentiel. En signalant l'influence de cette religion du progrès que revigore aujourd'hui la science, on observe que le progressisme est, d'une certaine manière,
L. EMBRY dans la nature des choses, et que sa dérivation politique ou politicienne n'est donc artificielle qu'à demi. On s'en accommoderait assez bien si les Machiavels du pouvoir, très conscients des avantages qui leur sont ainsi offerts, ne s'empressaient de mobiliser à leur profit des ressources morales et psychologiques qu'ils infléchissent vers le bas. Vue sous cet angle, l'histoire du marxisme est aussi pathétique qu'instructive. Quoi qu'on pense de la doctrine, on ne saurait contester qu'elle fut dictée en l'âme de Marx par un sincère amour de la justice, pas davantage que Marx dut son triomphe posthume à la qualité progressiste ou prophétique de ses promesses, la société sans classes étant pour lui ce qu'est dans la vision teilhardienne la parousie du Christ cosmique. Mais dès l'origine le ver se glissait dans le fruit, la responsabilité principale incombant, d'après certains auteurs, à l'enseignement de Bako11ninequi, pour mieux préparer un avenir sans nuages, préconisait la destruction du présent et donc de sa légalité. C'est simplifier à l'excès et l'on s'en doute bien ; reste que dans la mentalité révolutionnaire cohabitèrent dès lors deux tendances dont on ne sait plus bien laquelle est au service de l'autre. La première conduit la pensée ou plutôt l'imagination vers un futur paradisiaque, tandis que la seconde fait accepter les impitoyables fatalités qu'on dit inhérentes à la période de· transition. Le terrorisme se combine au socialisme utopique sous prétexte que le moyen et la tactique ne peuvent se dissocier du but ; la force de la pesanteur et la tyrannie de la dia-· lectique ont chance de faire tomber l'action pratique au niveau des exigences présentes en la délivrant d'avance de tout scrupule moral. A la Jimite, le sadisme de la destruction conquiert l'âme et ne laisse subsister du programme utopique qu'un vague rougeoiment ; Dostoïevski nous dispense d'insister, puisqu'il a porté l'image des terroristes russes jusqu'à l'absolu des vérités shakespeariennes. Dans les pays de vieille culture, le socialisme fut conservateur, en ce sens au moins qu'il ne voulut pas rompre délibérément avec les règles fondamentales du droit humain; il n'excluait pas l'emploi de la violence, mais s'efforçait de le limiter et de le conditionner. Né en un tout autre climat, se développant dans la clandestinité, le bolchévisme rompit très vite avec ce qui n'était pour lui que formalisme bourgeois et il ouvrit la porte aux intrusions terroristes. On a cent fois cité les textes où Lénine recommande la ruse et, s'il le faut, la violence physique pour se défaire de ceux qui retardent la marche du prolétariat. Dans un opuscule consacré à la morale communiste, Trotski donne aux mêmes thèses une forme plus élaborée ; il proclame sans ambages que la vertu du combattant révolutionnaire diffère radicalement des normes que voudrait imposer le conservatisme bourgeois, lequel n'exprime rien de plus qu'une défensive hypocrite. Que la fin justifie les moyens, c'est évidence Biblioteca Gino Bianco 133 pragIIJ.atique et non point scandale ; l'instauration de l'État communiste suppose une guerre totale et commande le recours à n'importe quel moyen. On comprend que la distinction entre le présent et l'avenir n'est plus, à beaucoup près, un simple jeu dialectique ; elle conduit à d'effrayantes réalités, l'avenir exigeant le sacrifice du présent. Une fragile sauvegarde subsistait pourtant en ce sens que le sacrifice des vies humaines et des lois morales ne devait pas excéder la période révolutionnaire, la phase de la guerre civile et de la dictature prolétarienne. Qui n'est édifié aujourd'hui quant à la valeur de cette garantie ? Puisque la révolution est permanente, puisqu'il faut, en dénonçant les plans d'agression de l'impérialisme capitaliste, promouvoir un autre impérialisme plus jeune et plus virulent, le socialisme n'est plus qu'un lumineux mirage, et le présent reste soumis à la loi d'airain du conflit multiforme ; le mensonge, l'imposture et la tyrannie sont q.es armes maîtresses dont les chefs du communisme mondial ne peuvent plus se passer et qu'ils n'envisagent nullement de remettre au râtelier. Les conséquences sont patentes et l'on dispensera de les décrire une fois de plus ; mais il faut bien se tourner vers les progressistes pour savoir d'eux si leur mansuétude va persister, s'ils excuseront les forfaits en faveur de problématiques réussites dont ils seraient la rançon. CONVENONS que rien n'est simple et qu'on doit se garder de trancher le nœud gordien d'un coup d'épée. B. Souvarine a cité très opportunément B. Pasternak afin qu'on sache que l'homme n'est pas fait pour se préparer à vivre, mais pour vivre. L'inestimable mérite de la formule vient, comme on dit, de son contexte historique ; alors que des peuples soumis aux plus dures contraintes sont gavés de promesses illusoires, elle résonne noblement et profondément, elle maintient les droits du bon sens et de la franchise, elle ouvre une brèche libératrice dans le mur des conventions. Pourtant nous nous garderons de croire que les deux termes de l'aphorisme sont partout et toujours en complète opposition ; il n'est pas exclu que se préparer à vivre, à bien vivre, soit aussi la meilleure manière de vivre, la plus féconde et la plus heureuse. Il va de soi que le travail du père est en partie au moins dédié aux enfants, que le dévouement et le sacrifice ont leur place marquée dans l'économie de nos sociétés, que le vouloir-vivre existentiel est cause de perdition. Substituons donc à une logique trop abstraite un examen plus nuancé des réalités. Mais qu'avons-nous à chercher ? Tout a toujours été dit. On a enseigné pendant vingt siècles que l'homme est ordonné à sa fin et, de cette admirable définition, on déduit que •
134 toute action juste et bonne est commandée par ce qui la dépasse ; mais il fut non moins solennellement déclaré que l'homme est une personne et doit être lui-même considéré non pas comme un moyen, mais comme une fin. Nous n'abuserons pas de ces majestueuses généralités dont nous voudrions seulement qu'elles aient conservé toute leur autorité tutélaire ; traduites dans le langage de la sagesse politique, elles signifient que l'homme d'État digne de ce nom est celui qui allie à la stimulante prévision d'une grandeur future le respect de l'homme et le sens du possible. On entend assez que nous nous représentons ainsi un être de raison ; toutefois les expériences actuelles montrent clairement comment on s'en peut éloigner ou rapprocher, et de quel côté sévit aujourd'hui la folie de la démesure. Les républiques « marxistes », ou qui se disent telles, ne sont pas seules à subir la pression de l'urgence ; en un temps qui bouscule les supputations prudentes, la France paraît vivre sa crise de croissance ou de mutation avec une intensité dont peu de Français· ont vraiment pris conscience. Ils ne comprennent pas que le sort de leur pays est désormais déterminé par les liens qui le rattachent, d'une part à la communauté européenne, de l'autre à la communauté africaine, cette dernière étant de beaucoup la plus préoccupante. Puisqu'il était évidemment chimérique de vouloir prolonger par la force l'empire colonial constitué au siècle dernier, il ne restait qu'à le transformer en une fédération que cimenteraient à la fois l'intérêt des parties contractantes et leur bonne volonté. C'est ce qu'on tente de faire depuis quelques mois et, disons-le très haut, avec un succès qui _pour le moment dépasse toute attente. N'empêche que la France devra constamment retenir dans son orbite les États associés, en leur démontrant qu'il n'est pas pour eux de meilleure chance que la fidélité à la cause commune, et qu'en pareille matière il faut donner beaucoup pour ne pas trop décevoir ; elle a assumé d'immenses responsabilités et doit énergiquement avancer sur la route choisie si elle ne veut pas tout perdre d'un seul coup. Dans cette situation, comment ne pas sentir que chaque minute est précieuse et qu'il faudrait pouvoir précipiter l'entière mise en valeur du continent noir ? Mais, la complexité de la tâche sautant pour ainsi dire aux yeux, on s'aperçoit aussitôt que la volonté d'aller très vite exigerait du peuple français de si lourds sacrifices qu'il ne se résignerait pas à les supporter, sa civilisation étant d'autre part mise en péril par un nivellement brusqué, par l'artificielle promotion de peuplades inéduquées. Le choix entre la hâte et la prudence n'est pas de ceux qui se résolvent par pile ou face ou par creuse idéologie ; il requiert constance et doigté, il veut que s'ajustent, pour parler en termes comtistes, l'ordre statique et le progrès. Dans un vieux pays libéral comme la France, les éléments pondérateurs, parmi lesquels on est tenu de placer routine, égoïsme et myopie, découBiblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL ragent l'impatiente ambition des technocrates; en régime communiste ils ont toute licence de s'abandonner à la frénésie et, sur le papier, de reconstruire le monde par décret, dût-il en coûter ensuite des torrents de sueur., de sang et de larmes. Le mythe révolutionnaire secoué par les tempêtes du dernier demi-siècle, compromis par ses apparents triomphes, s'est condensé en l'image simpliste· d'une course de vitesse qu'il importe de gagner à tout prix, si l'on veut que sonne enfin l'heure béatifique. Pour les maîtres qui règnent à Moscou et à Pékin, l'édification du socialisme est très exactement une colonisation, destinée à transformer des peuples arriérés et faméliques au point qu'ils puissent rejoindre et dépasser ceux qui jouissent peu ou prou des richesses accumulées par l'essor capitaliste de l'Occident et de l'Amérique. Cette obsession du retard à faire disparaître, de la primauté technique à conquérir en un temps très court, se projette sur l'ensemble de la politique communiste et, d'abord, sur la politique intérieure, sur ce planisme implacable qui écrase l'homme vivant afin que naissent les centrales électriques ou thermo-nucléaires, les machines et les armes. Il existe des raisons positives, des raisons dures et droites comme une barre de fer qui, à partir de semblables prémisses, engendrent fatalement l'esclavage, la colonisation systématique et l'impérialisme. Revenant à la pensée de B. Pasternak, nous aurons le cruel courage de lui ôter, pour la nuancer, sa frappe antithétique. Que la vie soit consacrée à la préparation de ce qu'on tient pour un progrès, cela peut être admis ou même affirmé, mais à la condition expresse qu'on ne commence pas par la dépouiller de tout ce qui lui confère dignité et beauté. Volontaire et personnel, le sacrifice est sublime ; arbitrairement imposé à toute une génération en vue d'un résultat contestable ou très aléatoire, il devient monstrueux. Or il est bien clair que le mythe révolutionnaire est celui dont on se sert le plus couramment pour justifier l'immolation collective, et qui conserve aujourd'hui le plus de prestige. Considérer les révolutions .comme . une forme des fatalités de l'histoire, comme une catastrophe dont il est permis de faire sortir quelque bien, c'est parler raison ; mais les changer en leur légende, les parer d'une auréole, c'est exiger pour elles une idolâtrie qui enveloppe et légalise d'écrasantes tyrannies. En ce domaine plus qu'en aucun autre, l'effort de démystification paraît indispensable et urgent. Du même coup l'on comprend pourquoi l'état d'esprit progressiste, quelles qu'en soient les modalités,. cède facilement au vertige ou à la fascination ; dardé vers un avenir lumineux, il fait bon marché des transitions et il pactise avec le Moloch révolutionnaire sans bien apprécier sa légitimité et dans l'espérance naïve de le transfigurer. Notre siècle a grand besoin de remettre un peu d'ordre dans ses pensées. LÉON EMBRY.
• DU DESPOTISME ORIENTAL par Paul Barton N NE SAURAIT trop insister sur l'importance que revêt l'étude du despotisme dit oriental 1 • Tant qu'on n'aura pas élucidé ses aspects fondamentaux, et notamment les structures sociales correspondantes, toutes les théories générales de la société et de l'économie seront 11ni1atérales; en même temps, les efforts ·de compréhension déployés par le monde occidental à l'égard des pays ayant subi ce régime pendant la majeure partie de leur histoire resteront sujets à de graves malentendus; last but not least, le phénomène sans doute le plus important du temps présent, le totalitarisme, continuera de résister à l'analyse. · Il est à peine croyable, étant donnée la tradition du despotisme en Russie, que les plus importants travaux théoriques sur le totalitarisme moderne ne soulèvent même pas la question de ses affinités avec le despotisme traditionnel. Hannah Arel)dt, par exemple, s'est bornée à en chercher les origines dans l'antisémitisme, l'impérialisme et le fléchissement de la société de classes 2 • De même, le despotisme fut entièrement passé sous silence lors de la discussion qui eut lieu à l'Académie américaine des Arts et des Sciences en mars 1953 3 • Le professeur Friedrich y déclara en 1. Le terme habituel « despotisme oriental » est très inadéquat, de même que ceux que l'on trouve dans la littérature marxiste : « société asiatique •, « mode asiatique de production », etc. En effet, il s'agit d'une structure sociale que l'on retrouve dans diverses parties du monde : non seulement en Asie et en Égypte, mais encore dans l'Empire inca et dans d'autres civilisations précolombiennes, en Afrique orientale, aux îles Hawaï, etc. Pour éviter la confusion, Karl A. Wittfogel, tout en usant également de la terminologie traditionnelle, propose les désignations suivantes : IOciéû • hydraulique », • agrodirectoriale » (agromanagerial) ou • agrobureaucratique •· 2. Hannah Arendt : Elemente und Urspruenge totaler Herr1chaft, Francfort, Europaeische Verlagsanstalt, 1955. 3. Totalitarianism. Édité par Carl J. Friedrich, Cambridge (Ma11.), Harvard University Press, 1954. Biblioteca Gino Bianco passant, sans preuve ni analyse, que la dictature totalitaire ne ressemble pas plus au despotisme asiatique qu'à la tyrannie grecque 4 • Ce phénomène s'explique aisément. Depuis fort longtemps, en effet, la société orientale traditionnelle a cessé de préoccuper économistes et sociologues. On a pris l'habitude de la considérer comme affaire d'archéologues, d'ethnographes ou d'anthropologues, chose d'autant plus curieuse que, parfois, ceux-ci ne manquent pas de discerner ce en quoi cette société rappelle le totalitarisme 5 ; l'examen systématique de cet aspect n'est évidemment pas de leur ressort. C'est finalement un sociologue, Karl A. Wittf ogel, qui, dans un grand ouvrage de synthèse, résultat de ses recherches consacrées aux sociétés « orientales » depuis plus de trente ans, a porté aux affinités entre despotisme oriental et totalitarisme l'attention qu'elles méritent 6 ; déjà, ses écrits antérieurs, notamment sur la Chine, avaient inspiré certains travaux concernant la variante chinoise du totalitarisme 7 • L'auteur expose longuement les idées de Karl Marx et les soumet à une critique détaillée ; ses propres conceptions se sont souvent dégagées d'une confrontation avec la théorie marxienne. Constatation importante : toute tentative pour reprendre l'étude sociologique du despotisme doit en fait remonter aux observations de Ma~. 4. Carl J. Friedrich : Totalitaere Diktatur, Stuttgart, W. Kohlhammer Verlag, 1957, pp. 13-16. S· Cf. Rafael Karsten: La Civilisation de l'En,pire inca. Un Êtat totalitaire du passi, trad. française, Paris, Payot, 1957. 6. Karl A. Wittfogel : Oriental Despotism. A Comparative Study of Total Power, New Haven, Yale Univ rsity Press, 1957. 7. Cf. notamment Ygael Gluckstein : Mao's Chi,ia. Economie and Political Survey, Londres, George AU n and Unwin, 1957.
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