136 ·L'ANALYSE sérieuse du despotisme n'a pas été inaugurée par Karl Marx ; déjà Montesquieu et les économistes classiques, notamment, avaient étudié le phénomène. Mais ce fut Marx qui serra de plus près la définition de sa structure sociale. Dès 1853, il établit que trois facteurs déterminent les sociétés « orientales » : 1, les grands travaux entrepris par le gouvernement; 2, la séparation de pays entiers en villages isolés · ayant leur propre organisation et pourvoyant à tous leurs besoins ; 3, l'unité organique de l'agriculture et de l'industrie. Et, tout en considérant • • que ces communes autarciques ne connaissent pas de propriété foncière individuelle, il constatait que celle-ci existe en certains endroits sans modifier notablement la structure sociale ; autant dire que là n'est pas le fond du problème 8 • Il remarqua aussi la différence esse11:tielle ~ntre les villes européennes, foyers de l'mdustne, et celles que créèrent les sociétés soumises au despotisme; il insista sur l'observation de Bernier 9 , qu'en ce dernier cas « toute une ville capitale comme Delhi ou Agra ne vit presque que de la milice, et est par conséquent obligée de suivre le roi quand il va en campagne pour quelque temps; ces villes-là n'étant ni ne pouvant être rien moins qu'un Paris; mais n'étant proprement qu'un camp d'armée un peu mieux et plus commodément placées qu'en rase campagne» 10. Le problème ne cessa de préoccuper Marx. Dans le premier brouillon du Capital, il entreprit une étude comparative des communes agraires de types divers et aboutit à la conclusion qu'à ce niveau de développement la propriété individuelle des terres ne diffère pas essentiellement de la propriété commune. Voici en effet ce qu'il dit à propos de la « petite propriété foncière libre » et de la « propriété foncière collective, fondée sur la commune orientale » : Dans les deux formes, l'ouvrier se comporte envers les conditions objectives de son travail comme envers sa propriété; c'est là l'unité naturelle du travail avec ses conditions objectives. (...) L'individu se comporte envers soi-même comme envers un propriétaire, maître des conditions de sa propre réalité. De même, il se :::omporte envers les autres - selon que cette supposition est donnée en tant qu'émanant de la communauté ou des familles individuelles qui constituent la commune - comme envers des copropriétaires, autant d'incarnations de la propriété commune, ou bien comme envers des propriétaires indépendants à côté de luimême, propriétaires privés indépendants. (...) Dans les 8. Lettre à Engels du 14 juin 1853 et deux articles sur l'Iz:ide dans New York Dai/y Tribune (ces articles sont reproduits dans 1~ t. ~ des Ausgewaehlte Schriften de Marx et Engels, Berlin, D1etz Verlag, 1953, pp. 319-332). - 9. François Bernier : Voyages contenant la description des états du Grand Mogol, Paris 1830. 10. Lettre à Engels du 2 juin 1853. Biblioteca Gino Bianco LE CONT'RA T SOCIAL deux formes, les individus se comportent non pas comme des ouvriers mais comme des propriétaires et membres d'une communauté, qui travaillent en autres choses 11 • .. Cela _confirme, une fois de plus, que dans la concept1?~ ~e Marx la _propi:ïété n'a pas l'importance dec1s1ve que lm attribuent généralement de~ épigones ; en règle générale, ce n'est pas à t~avers les catégories juridiques, mais bien au niveau des rapports de production qu'il étudiait la société 12 • Cependant, le despotisme et les commui1autés qui le mirent en pratique occupent dans l'œuvre de Marx une place très particulière. Le fondateur du « socialisme scientifique» se consacra ·au problème pendant une longue période ; deux ans avant sa mort, il rédigeait à l'intention d'un groupe de jeunes révolutionnaires russes une étude sur la commune agricole dans leur pays 1a. Au cours des trente années qui séparent ce texte de ses premières recherches sur la société « asiatique », il avait abordé celle-ci sous des angles très divers : propriété, force productive due à la simple participation d'un grand nombre de manœuvres, contraste entre bouleversements politiques et per- ~nanence du mode de production, etc. Or il n'a Jamais réussi à définir le phénomène dans son ensemble. . Logiquement_ ses nombreux disciples, ou soi- ~s,ant _tels,auraie~t dû s'appliquer en premier lieu a e!uc1der ce point de son héritage intellectuel. Mais le sort réservé à l'œuvre scientifique de Karl Mar~ présente un paradoxe extraordinaire. L~s marxistes ~e se comptent plus; les économiste~, les soc1olo~es, ,les historiens qui, tout en reJetant sa doctrine, n en pillent pas moins ses écrits, sont légion. Mais parmi tant d'ouvrages, on tro1:1ve rarement un apport véritable aux c_oncep~o~s de Marx ou, du moins, une applicatio~ s~ncere d~ ,sa, méthode aux phénomènes qu il_na pas trrutes a fond. Peut-être La Question agrair~ de Kautsky 14 constitue-t-elle l'unique exception notable à la règle. Aussi l'étude du << mode de production asiatique » fut-elle vite abandomiée par les marxistes; seuls Plékhanov 1s, 1 l. K~rl Marx : Grundrisse der Kritik der politischen Oekonomze. Rohentwurf 1857-1858, Berlin, Dietz Verlag, 1953, p. 375. 12. Dans un article de 1859 sur le commerce avec la Chine, il alla jusqu'à considérer la propriété foncière communale, telle qu'elle avait existé dans l'Inde, comme un trait secondaire (M_arx o?1 China 1853-1860. Articles Jrom the Ne'lo York Dai/y Tribune, Londres, Lawrence and Wishart, 1951, pp. 91-92). 13._ Cf. Maximilien Rubel : Karl Marx. Rssai de biographie intellectuelle, Paris, Librairie Marcel Rivière, 1957 pp. 424-434. ' 14. Karl K~utsky : La Question agraire. Étude sur les teffdances de l'agriculture moderne, trad. française, Paris G1ard, 1900. ' . 15. Cf. Samuel H. Baron : « G. Plékhanov et le despotisme oriental », le Contrat social, janvier 1959. : '
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==