168 aboutirent à la mort tragique du tsar, sont constamment désignés sous le nom de nihilisme. C'est pourtant une erreur. Confondre le nihilisme avec le terrorisme est une méprise aussi grave que d'identifier un mouvement philosophique comme le stoïcisme ou le positivisme avec un mouvement politique tel, par exemple, que le républicanisme. Le terrorisme est né de certaines conditions spéciales de la lutte politique, à un moment donné de l'histoire. Il a vécu et a pris fin. Il peut renaître et disparaître encore. Mais le nihilisme a mis son empreinte sur la vie tout entière des classes cultivées de la Russie et cette empreinte persistera pendant de nombreuses années. C'est le nihilisme qui, dépouillé de ce qu'il y a eu en lui d'exagéré - l'exagération était inévitable dans un mouvement de cette sorte provoqué par la jeunesse - donne encore actuellement à la vie d'une grande partie des classes cultivées en Russie un certain caractère particulier que nous autres Russes regrettons de ne pas trouver dans la vie de l'Europe occidentale. C'est le nihilisme aussi qui dans ses manifestations variées donne à un grand nombre de nos écrivains cette sincérité remarquable, cette habitude de « penser tout haut », qui étonne les lecteurs occidentaux. Tout d'abord, le nihiliste déclarait la guerre à tout ce qu'on peut appeler « les mensonges conventionnels de la société civilisée ». La sincérité absolue était sa marque distinctive et au nom de cette sincérité il renonçait et demandait aux autres de renoncer aux superstitions, aux préjugés, aux habitudes et aux mœurs que leur propre raison ne pouvait justifier. Il refusait de se plier devant toute autre autorité que la raison, et dans l'analyse de chaque institution ou habitude sociale, il se révoltait contre toute sorte de sophisme plus ou moins déguisé. Il rompit, naturellement, avec les superstitions de ses pères et ses idées philosophiques furent celles du positivisme, de l'agnosticisme, de l'évolutionnisme à la façon de Spencer ou du matérialisme scientifique ; et tandis qu'il n'attaquait jamais la foi religieuse simple et sincère, lorsqu'elle est une nécessité psychologique de l'être sensible, il combattait violemment l'hypocrisie qui pousse· les gens à se couvrir du masque d'une reljgion, qu'ils jettent à chaque instant par-dessus bord comme un fardeau inutile. La vie des peuples civilisés est pleine de ces petits mensonges conventionnels. Quand les gens, qui ne peuvent se supporter, se rencontrent dans la rue, ils prennent un air radieux et sourient de joie; le nihiliste restait froid et ne souriait qu'à ceux qu'il était vraiment heureux de rencontrer. Toutes ces formes de politesse extérieure qui ne sont que pure hypocrisie lui répugnaient et il affectait une certaine rudesse de manières pour protester contre la plate amabilité de ses pères. Il remarquait que ceux-ci affectaient dans leurs paroles un idéalisme sentimental et qu'ils Biblioteca Gino Bianco PAGES OUBLIÉES se comportaient en même temps comme de véritables barbares à l'égard de leurs femmes, de leurs enfants et de leurs serfs ; et il se révoltait contre cette sorte de sentimentalisme qui s'accommodait si bien aux conditions d'une vie qui n'avait en soi rien d'idéal. L'art était soumis avec la même rigueur à cette critique négative. Ces1 continuels bavardages sur la beauté, l'idéal, l'art pour l'art, l'esthétique, etc., auxquels on se livrait si volontiers, alors que tout objet d'art était payé avec l'argent extorqué à des paysans affamés ou à des ouvriers mal rétribués, et que le soi-disant « Culte de la Beauté » n'était qu'un masque destiné à couvrir la plus vulgaire corruption de mœurs - ne lui inspiraient que du dégoût ; et la critique de l'art que l'un des plus grands artistes du siècle, Tolstoï, a formulée depuis d'une manière si saisissante, était exprimée par le nihiliste dans cette affirmation catégorique : « Une paire de bottes vaut beaucoup mieux que toutes vos Madones et que toutes vos discussions raffinées sur Shakespeare. » Tout mariage sans amour, toute familiarité sans amitié étaient condamnés. La jeune fille nihiliste, contrainte par se_s parents de jouer le rôle d'une poupée dans une « maison de poupées », et de faire un mariage d'argent, préférait quitter sa maison et ses toilettes de soie; elle prenait urie robe de laine noire très simple, coupait ses cheveux et allait à l'université, pour pouvoir vivre d'une vie indépendante. La femme qui s'apercevait que son mariage n'était plus un mariage-que ni l'amour, ni l'amitié n'unissaient plus ceux qui restaient de par la loi époux et femme - aimait mieux briser un lien qui n'avait plus rien de son caractère essentiel ; et souvent elle s'en allait avec ses enfants, bravant la pau- ·vreté, préférant l'isolement et la misère à une vie toute conventionnelle qui aurait été une perpétuelle négation de sa propre personnalité. Le nihiliste portait cet amour de la sincérité jusque dans les plus minces détails de la vie de tous les jours. Il rejetait les formes conven- . tionnelles du langage de la soéiété et exprimait ses opinions simplement et sans fard, et même en apparence avec une certaine affectation de rudesse. · · Nous avions coutume à Irkoutsk de ·nous réunir une fois par semaine au club, et de danser. Je fus pendant quelque temps un hôte assidu de ces soirées, mais peu à peu, ayant à travailler, je cessai d'y aller. Un soir, comme je ne m'y étais pa~ montré pendant plusieurs semaines de suite, une des dames présentes demanda à · un jeune homme de mes amis pourquoi je ne venais plus à leurs réunions. « Il monte maintenant à cheval quand il veut prendre de l'exercice, répondit mon ami un peu rudement. ...;_ Mais il pourrait venir passer quelques heures avec nous, sans danser, se permit de remarquer une dame. - Que viendrait-il faire ici ? répliqua
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