170 refusait positivement de manger ce pain, et de jouir des richesses accumulées dans les maisons paternelles par le travail des serfs, que les ouvriers fussent de véritables serfs ou des esclaves salariés du système industriel existant. Toute la Russie apprit avec étonnement, par l'acte d'accusation produit devant le tribunal contre Karakozov *** et ses amis, que ces jeunes gens, propriétaires de fortunes considérables, vivaient à trois ou à quatre dans la même chambre, ne dépensant pas plus de dix roubles (25 francs) chacun par mois pour leur entretien, et donnant tout leur argent aux coopératives de consommation, aux coopératives de production où ils travaillaient eux-mêmes, et à d'autres institutions analogues. Cinq ans plus tard, des milliers et des mi11iers de jeunes gens - la meilleure partie de la jeunesse russe - imitaient cet exemple. Leur mot d'ordre était : « V narod ! » (Allez au peuple : soyez le peuple). dans lequel il appréciait les événements courants en se plaçant au point de vue de Bazarov. Mais je crois qu'il l'admirait plus qu'il ne l'aimait. Dans une étincelante conférence sur Hamlet et Don Quichotte, il divisait les hommes importants pour l'histoire de ·l'humanité en deux classes, représentées par l'un et l'autre de ces deux caractères. « D'abord et avant toute chose l'analyse, puis l'égoïsme et, « partant, aucune croyance - un égoïste ne peut croire • à rien, pas même à soi-même. » Voilà comment il caractérisait Hamlet. « 11 est par conséquent sceptique et n'accom- "'plira jamais rien ; tandis :·que Don Quichotte, qui se bat "'contre des moulins, et prend un plat à barbe pour le casque « magique de Mambrin (qui de nous n'a jamais commis « pareille méprise ?), est un meneur de masses, parce que « les masses suivent toujours ceux qui, insoucieux des sar- • casmes de la majorité, ou même des persécutions, marchent « droit devant eux, les yeux fixés sur le but, qu'ils sont peut- • être seuls à voir. Ils luttent; ils tombent; mais ils se relèvent « et finissent par l'atteindre - et ce n'est que justice. Cepen- « dant, quoique Hamlet soit un sceptique et qu'il ne croie « pas au bien, il ne met pas le mal en doute. Il le hait. Il est 4 l'ennemi du mal et des imposteurs; son scepticisme n'est « pas de l'indifférence, mais seulement négation et doute, « et c'est cela qui finit par user sa volonté. » « Ces pensées de Tourgueniev nous fournissent, je crois, la véritable clef pour comprendre ses rapports avec ses héros. Lui-même et plusieurs de ses meilleurs amis ressemblaient plus ou moins à ce type d'Hamlet. Il aimait Hamlet et ad.mi- • rait Don Quichotte. C'est ainsi qu'il admirait aussi Bazarov. Il représentait admirablement sa supériorité intellectuelle; il comprenait le caractère magique de son isolement ; mais il ne pouvait l'entourer de cet arn,our poétique et tendre qu'il prodiguait à ses héros, comme à un ami malade, quand ceux-ci ressemblaient au type d'Hamlet. » (N.d.l.R.) ••• Karakozov (Dmitri Vladimirovitch), 1840-1866, origin~e de petite noblesse, membre d'un cercle d'étudiants gagné au socialisme. De sa propre initiative commit le 4 avril 1866 un attentat manqué à la vie du tsar Alexandre II, croyant ainsi inciter le peuple à la révolte. Condamné à mort et pendu. L'exemple montre bien que nihilisme et terrorisme ne sont ni identiques, ni incompatibles. ( N.d.l.R.) BibliotecaGinoBianco PAGES OUBLIÉES Dès I 860, dans presque chaque famille riche une lutte acharnée s'engagea entre les pères, qui voulaient maintenir les anciennes traditions, et les fils et les filles qui défendaient leur droit de disposer de leur vie suivant leur propre idéal. Les jeunes gens quittaient le service mi1itaire, le comptoir, l'atelier et affluaient dans les villes universitaires. Des jeunes filles, issues des familles les plus aristocratiques, accouraient sans un sou à Pétersbourg, à Moscou et à Kiev, avides d'apprendre une profession qui les affranchît du joug domestique, et· un jour, peut-être, même du joug du mari. Beaucoup d'entre elles parvenaient. à conquérir cette liberté individuelle après des luttes rudes et acharnées. Elles cherchaient alors à l'utiliser, non pour leur satisfaction personnelle, mais pour apprendre au peuple la science qui les avait émancipées. Dans chaque ville russe, dans chaque quartier de Pétersbourg, des petits groupes de jeunes gens se constituaient pour se former et s'instruire mutuellement. Les œuvres des philosophes, les écrits des économistes, les recherches de la jeune école historique russe étaient lus dans ces cercles, et ces lectures étaient suivies de discussions interminables. Le but de toutes ces lectures et de toutes ces discussions était d'aboutir à la solution de cette grande question qui dominait toutes les autres : comment les jeunes pourraient-ils devenir utiles aux masses ? Peu à peu ils en venaient à cette idée que le seul moyen était de s'établir parmi les gens du peuple et de vivre leur vie. Des jeunes gens allaient alors se fixer dans les villages comme médecins, aidemédecins, instituteurs, scribes, et même comme agriculteurs, forgerons, _bûcherons, etc., et ils essayaient de vivre là en contact intime avec les paysans. Des jeunes filles passaient leurs examens d'institutrice, apprenaient le métier de sages-femmes et de gardes-malades et se rendaient par centaines dans les villages, se dévouant corps et âme à la partie la plus pauvre de la population. Ils y allaient sans même avoir un idéal quel- - conque ,de reconstitution sociale et la moindre pensée révolutionnaire; mais purement et simplement pour enseigner à lire à la masse des paysans, pour les instruire, leur prêter leur assistance médicale ou les aider d'une façon ou d'une autre à sortir de leurs ténèbres et de leur misère, et en même temps, apprendre de ces masses ce qui était leur idéal populaire d'une vie sociale meilleure . • , PIERRE KROPOTKINE.
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