Le Contrat Social - anno III - n. 3 - maggio 1959

QUELQUES LIVRES l'esprit. révolutionnaire à un moment particulier de l'histoire de Russie. Par là elle ajoute à sa signification philosophique et personnelle une dimension historique qui fait d'elle une figure extraordinairement émouvante. Fugitivement entrevue sous le tsarisme - lors de la révolution de 1905.,-retrouvée en 1917, brièvement possédée., d'intermittente façon, pendant les années de la guerre civile par ce témoin de l'histoire russe qu'est Jivago., Lara disparaît ensuite de la vie de celui-ci. Elle n'est donc pré-· sente pour lui que dans les périodes où le ciel semble s'entrouvrir au-dessus de la Russie, où il semble que le royaume de Dieu ait chance de s'instaurer sur la terre. Mais suivons de plus près l'histoire de Lara. Si elle est d'un « autre milieu »., fille d'une veuve déclassée d'origine étrangère., c'est que l'idée révolutionnaire n'est pas seulement venue de l'extérieur, mais qu'elle a été transmise par des gens que rejetait la bonne société. Lorsque Jivago l'aperçoit pour la première fois., jeune adolescente., elle est << réduite en servitude_ »., corrompue très tôt par Komarovski, l'avocat jouisseur et beau parleur qui est l'amant de sa mère. Ainsi l'esprit révolutionnaire a été très tôt mis en tutelle., canalisé et exploité par des intrigants. Mais aucune altération historique de la liberté ne saurait., aux yeux des purs., rien ôter à celle-ci de son attirance. Nous voyons d'ailleurs Lara se défendre contre son séducteur et, affranchie de lui., redevenir aussitôt l'incarnation même de la pureté. Elle épouse Antipov., le fils d'un révolutionnaire., jeune homme timide qui accumule les connaissances pour se rendre digne d'elle; et qui ensuite., parce qu'il la comprend mal., croit reconquérir son estime et son cœur en s'éloignant d'elle, en se privant d'elle pour se jeter d'abord dans la guerre étrangère, puis dans la guerre civile, où il devient un chef redouté. Mais si tant de bonne volonté assure à Antipov la sympathie de Lara et celle du lecteur., cela ne rachète pas son erreur fondamentale : on ne sert pas ce qu'on aime en s'en éloignant, la liberté n'est pas le produit futur d'un long combat dont elle serait absente. En fait, Antipov s'aperçoit trop tard qu'il a, par amour de la liberté, travaillé pour les ennemis de la liberté. Et lorsqu'il apprend que Lara l'aime toujours, mais qu'elle est, par sa faute à lui., définitivement perdue pour lui, il se suicide. Antipov est -un révolutionnaire candide. Jivago ne sera pas jaloux de lui (car chacun estime qui partage sa foi en l'esprit révolutionnaire), il ne sera jaloux que de Komarovski, incarnation de la simonie, image de ceux qui, sous tous les régimes, corrompent les biens de l'esprit pour les faire servir à leur avantage terrestre. Komarovski, pendant la guerre civile, retrouvera Lara, s' efforcera de la reprendre, mais Lara ne veut pas quitter Jivago, et c'est de Jivago lui-même (la liberté ne nous défend pas : nous avons à la défendre) que Komarovski l'obtiendra en le trompant par des paroles captieuses. Lara disparue, Jivago • Biblioteca Gino Bianco 173 « tout en pleurant sur Lara., pleurait aussi sur ce lointain été [de 1917] où la révolution était un dieu descendu du ciel sur la terre, (...) où la vie de chacun existait par elle-même et non pas comme une illustration à l'appui de la politique suprême>> (p. 536). LA RUSSIEde Tonia n'existe plus, la Russie de Lara n'a été qu'un mirage. Jivago retourne à Moscou, d'où la vie traditionnelle s'est retirée sans que le règne de l'esprit ait pu en recueillir la succession. Le symbole de cette période, c'est Marina, qui vient nettoyer la chambre de Jivago, puis s'installe chez lui, et aura de lui deux filles. Fille du concierge des parents de Tonia, Marina est née dans la même maison que Tonia. La même Russie a produit la culture traditionnelle de l'ancien régime et l'inculture matérialiste des temps nouveaux. , Le nouveau régime n'a aux yeux de Jivago ni la légitimité traditionnelle ni la consécration de l'esprit. Ce qui se manifeste, sur le plan du symbole, d'une part par son concubinage avec Marina, d'autre part par son refus de collaborer à la vie économique ou scientifique du pays. DoudQrov et Gordon, amis de sa jeunesse, insistent un jour pour qu'il régularise sa situation avec Marina (il est toujours, légalement, l'époux de Tonia)., pour qu'il reprenne aussi son travail de médecin. Mais que sont-ils devenus., ces vieux amis qui moralisent si banalement ? Pasternak peint d'un trait acerbe Doudorov, l'homme des temps staliniens, éduqué par un juge d'instruction : « Il disait que les conclusions de l'accusation, l'attitude. qu'on avait eue envers lui en prison et après sa libération et surtout ses conversations en tête à tête avec le juge d'instruction lui avaient rafraîchi le cerveau et l'avaient politiquement rééduqué, que ses yeux s'étaient dessillés sur bien ·des points et qu'en tant qu'homme il avait mûri» (p. 569). Quant à Gordon, il approuve : « Il prenait pour un trait d'universalité le conformisme de ces lieux communs.» Et Jivago note : « Un homme enchaîné idéalise toujours son esclavage.» Nous sommes en 1929. Jivago se sent entièrement isolé. Souffrant d'une maladie de cœur qui est longuement décrite comme un aspect de l'époque (« on ne peut, sans nuire à sa santé, manifester jour après jour le contraire de ce que l'on ressent réellement, se faire crucifier pour ce que l'on n'aime pas, se réjouir de ce qui vous apporte le malheur»), il s'affaiblit. Acculé à prendre sa place dans le système., il meurt d'étouffement en se rendant pour la première fois à l'hôpital. Les circonstances de sa mort méritent de retenir l'attention. Il est dans un tramway comble. Et sans cesse ce tramway est arrêté par quelque charrette ou par un court-circuit, bloquant une file sans cesse plus longue de tramways. Une très vieille dame •

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