Le Contrat Social - anno III - n. 3 - maggio 1959

P. KROPOTKINE mon ~' le nihiliste. Causer avec vous de mode et de chiffons ? Il en avait assez de ces niaiseries. - Mais il fréquente pourtant de temps en temps mademoiselle X***, remarqua timidement une des jeunes dames présentes. - En effet, mais mademoiselle X***, c'est une jeune fille studieuse, répliqua sèchement mon ami, il l'aide à apprendre l'allemand. » Je dois ajouter que cette rebuffade évidemment grossière eut pour effet que les jeunes filles d'Irkoutsk se mirent aussitôt à nous assiéger, mon frère, mon ami et moi, de questions sur ce que nous leur conseillions de lire ou d'étudier. Le nihiliste parlait à tous ceux qu'il connaissait avec la même franchise, leur disant que leurs bavardages sur « les pauvres gens » n'étaient que pure hypocrisie, tant qu'ils vivaient du travail mal rétribué de ces gens, qu'ils plaignaient à leur aise tout en bavardant dans leurs salons richement décorés; et avec la même franchise un nihiliste déclarait à un haut fonctionnaire que celui-ci ne se souciait pas le moins du monde du bien-être de ses subordonnés, mais qu'il était simplement un voleur. Le nihiliste montrait une certaine rudesse quand il reprochait à une femme d'aimer· les bavardages futiles et de se montrer fière de ses manières élégantes et de ses toilettes recherchées, ou quand il disait sans ambages à une jeune fille : « Comment n'avez-vous pas honte de dire de pareilles sornettes et de porter un chignon de faux cheveux ? » Il désirait trouver dans la femme une camarade, une personnalité humaine - non une poupée ou un mannequin - et il se refusait absolument à ces menus témoignages de politesse dont les hommes entourent celles qu'ils aiment tant à considérer comme « le sexe faible ». . . Quand une dame entrait dans un salon, un nihiliste ne s'empressait pas de se lever de son siège pour le lui offrir - à moins qu'elle ne parût fatiguée et qu'il n'y eût pas d'autre siège dans la pièce. Il se comportait vis-à-vis d'elle comme il l'aurait fait avec un camarade de son propre sexe; mais si une femme - lui fût-elle complètement inconnue - manifestait le désir d'apprendre quelque chose qu'il savait et qu'elle ignorait, il n'hés~taitpas à aller chaque soir à l'autre bout de la ville pour l'aider dans ses études. Tel jeune homme qui n'aurait pas fait un mouvement pour présenter à une dame une tasse de thé, abandonnait à une jeune fille, qui venait à Moscou ou à Pétersbourg pour étudier, la seule leçon particulière qu'il avait pu trouver et qui lui orecurait son maigre pain quotidien. Il lui disait simplement : « Il est plus facile à un homme qu'à une femme de tr Juver du travail. Il n'y a rien de chevaleresque dans mon offre, c'est une simple question d'égalité. » Les deux grands romanciers russes, Tourgueniev et Gontcharov, ont essayé de représenter ce type nouveau dans leurs romans. Gontcharov afait,dmsLePrécipice, une caricature du nihilisme, en prenant un personnageréel, il est vrai, mais Biblioteca Gino Bianco J69 qui ne pouvait nullement être pris pour représentant du type nihiliste. Tourgueniev était un trop grand artiste et il avait une trop grande admiration pour ce nouveau type, pour se laisser aller à en faire une caricature : et pourtant son nihiliste, Bazarov, ne nous satisfit pas * *. Nous le trouvions trop rude, principalement dans ses relations avec ses vieux parents, et nous lui reprochions surtout de paraître négliger ses devoirs de citoyen. La jeunesse russe ne pouvait se contenter de l'attitude purement négative du héros de Tourgueniev. Le nihilisme, en affirmant les droits de l'individu et en condamnant toute hypocrisie, n'était qu'un premier pas vers un type plus élevé d'hommes et de femmes, qui sont également libres et consacrent leur vie à une grande cause. Les nihilistes se reconnaissaient bien mieux dans les hommes et les femmes que Tchernychevski a mis en scène dans son roman Que faire ? , inférieur sans doute au point de vue artistique mais qui par ses idées exerça une influence sur la jeunesse russe. « Amer est le pain fait par des esclaves », a écrit notre poète Nekrasov. La jeune génération * * Dans une autre partie du même livre, Kropotkine exprime une grande admiration pour Tourgueniev et revient sur Barazov, personnification du nihilisme dans Pères et Fils. Il raconte que Tourgueniev fut indigné quand, ayant assisté à la première représentation d'une œuvre théâtrale en compagnie de Flaubert, Daudet et Zola, ceux-ci applaudirent à une réplique traduisant les préjugés traditionnels en matière familiale. Kropotkine partageait l'indignation de Tourgueniev : « Quand j'eus fait plus ample connaissance avec les ouvriers français, je songeai souvent à la justesse de la remarque faite par Tourgueniev. Il y a en effet un véritable abîme entre les idées qui règnent en Russie sur le mariage et celles qui existent en France, et cela parmi les ouvriers aussi bien que dans la classe moyenne. Sur un grand nombre d'autres questions il y a presque le même abîme entre le point de vue russe et celui des autres nations. )) l.es principaux romans de 1·ourgueniev, écrit plus loin Kropotkine, « nous offrent les types les plus caractéristiques des classes cultivées de Russie, qui prirent un développement rapide et continu après 1848 ; tous sont dessinés avec une profondeur philosophique, une intelligence de la nature .humaine et un art que l'on ne retrouve dans aucune autre littérature. Et pourtant Pères et Fils, que l'auteur considérait avec raison comme son œuvre la plus profonde, la jeunesse russe l'accueillit par de violentes protestations. Nos jeunes gens trouvaient que le nihiliste Bazarov n'était à aucun point de vue le représentant véritable de sa classe ; beaucoup le considéraient même comme une caricature du nihilisme. Ce malentendu affecta profondément Tourgueniev, et, bien qu'il se fût réconcilié plus tard à Pétersbourg avec la jeu:ie génération après la publication de Terres vierges, la blessure que lui ·avaient faite ces attaques ne se cicatrisa . . Jamais. « Il savait par Lavrov que j'étais un admirateur enthousiaste de ses écrits ; et un jour que nous revenions en voiture de visiter l'atelier du sculpteur Antokolski, il me demanda ce que je pensais de Bazarov. Je lui répondis franchement : « Baiarov est une admirable peinture du nihiliste, mais « on sent que vous ne l'aimiez pas autant que vous aimiez • vos autres héros. - Au contraire, répliqua Tourgueniev « avec une fougue inattendue, je l'aimais, je l'aimais passion- • nément. En rentrant à la maison, je vous montrerai mon « journal, dans lequel j'ai noté combien j'ai pleuré lorsque « j'ai fait mourir Bazarov à la fin de mon roman. » • Tourgueniev aimait certainement le côté intellectuel de Bazarov. 11 s'identifiait tellement avec la.fhilosophie nihiliste de son htros qu'il tenait un journ sous son nom,

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