Le Contrat Social - anno III - n. 3 - maggio 1959

164 enseigne que tous les gouvernements sont à peu près semblables. Les meilleurs sont aussi les pires. Certains font preuve d'un plus grand cynisme, les autres usent de plus d'hypocrisie. » Or, trente ans plus tard, ce même Kropotkine appelle ses disciples à verser leur sang pour la France, attaquée par une Allemagne monarchiste et semi-absolutiste. Cette attitude avait d'ailleurs grandement ébranlé son prestige parmi les anarchistes, qui ne comprenaient pas que leur maître pût les inciter à défendre un État « plus hypocrite » contre un autre « plus cynique ». Ils étaient particulièrement scandalisés par la foi de Kropotkine en « une mission providentielle révolutionnaire de la France, à laquelle s'oppose la malfaisante mission réactionnaire de l'Allemagne». Le fait fut souligné en 1921 dans l'article nécrologique rédigé par le théoricien anarchiste italien Luigi Fabbri 14 • Les contradictions de Kropotkine peuvent, elles aussi, être rattachées à un dédoublement de sa personnalité. Ce n'était pourtant point un conflit entre le Dr Jekyll et Mr Hyde, comme chez Bakounine, car Kropotkine ne luttait pas contre le pouvoir tout en le désirant pour luimême. Ses contradictions ne provenaient que de l'évolution de ses convictions libertaires. Au début, du temps de sa jeunesse enthousiaste, il ne voyait pas de différence entre les divers degrés du manque de liberté et croyait que là où il y a gouvernement la liberté ne peut exister. En prenant de l'âge, le savant commence à prévaloir en lui sur l'intraitable propagandiste ultra-révolutionnaire des années 1880. Il comprit alors combien il est différent, surtout pour un intellectuel, de vivre dans un pays comme l'Angleterre ou la France, avec leurs libertés constitutionnelles, ou sous un régime autocratique ou semi-autocratique comme en possédaient la Russie tsariste et l'Allemagne impériale. Cette constatation l'amena à considérer qu'un État est d'autant· plus ·faible que son régime est plus démocratique et plus .décentralisé. De cette thèse découlait logiquement le devoir pour les anarchistes de l'Occident démocratique de défendre leur pays en cas de menace de la part d'un agresseur autocrate ou semi-autocrate. Ces affirmations fw-ent combattues par nombre d'anarchistes et d' extrémistes divers, qui les dénonçaient pour . être celles d'un « démocrate libéral» et non d'un anarchiste~ Les contradicteurs soutenaient que la démocratie et la liberté politique, loin d'affaiblir l'État, lui procurent au contraire une base plus solide. Selon eux, la théorie de Kropotkine sur l'abolition «graduelle» de l'État par le dévelop-. pement des libertés politiques était tout aussi fallacieuse que celle de Marx sur le « dépérissement de l'Etat», dont l'application en Russie amènera l'établissement d'une bureaucratie toute14. Umanita NUO'lJa, quotidien anarchiste, Milan, 1 I fé- . . vr1er 1921. · Biblioteca Gi.no Bianco LES RÉFORMATEURS SOCIAUX puissante. Dans leur idée de la transition de l'enfer de l'État capitaliste au paradis de l'anarchie comm11niste ou collectiviste, il existe chez Bakounine tout comme chez Kropotkine un certain élément d'hypocrisie consciente ou inconsciente. Tous deux proposaient leur propre idéal en face de ce qu'ils appelaient la << variante autoritaire» du socialisme, qu'il soit dictatorial ou démocratique, offerte par d'autres adversaires du capitalisme. Or il leur était impossible de ne pas comprendre que la réalisation immédiate de leur idéal de « société sans gouvernement » était irréalisable et que leur société anarchiste n'était concevable qu'en tant qu' étape « seconde » ou « plus évoluée» du socialisme, après l'élimination du capitalisme par les méthodes dictatoriales ou démocratiques. Mais reconnaître franchement cette impossibilité aurait signifié la capitulation devant leurs rivaux socialistes et le ralliement du mouvement anarchiste au socialisme, en ·qualité d'aile gauche révolutionnaire et libertaire. C'est ce que les anarchistes les plus réalistes ont essayé de faire. Errico Malatesta, le plus important représentant de l'anarchisme postbakounien après Kropotkine, croyait dans les années 1890-1900 à la possibilité d'une collaboration avec les socialistes-révolutionnaires de gauche en vue d'établir un régime social-démocrate par la révolution sociale. Selon lui, un tel régime aurait donné aux anarchistes la possibilité de tenter la réalisation de lew-s idées. Leurs tentatives, basées sur l'adhésion librement consentie, devaient peu à peu amener les masses à la conviction qu'il est possible et souhaitable de vivre sous un régime fondé 11niquement sur la coopération volontaire, sans aucune contrainte gouvernementale. Malatesta abandonnait de ce fait l'idée de la révolution anarchiste. Mais quelque temps plus tard il devait renoncer, . ' . . avec ses part.tsans, a participer au mouvement socialiste international. La tactique révolutionnaire VINGT ANS avant Malatesta, son maître Bakounine, alors solidement établi au sein de la I ère Internationale (1864-1876), comptait, grâce à l'installation de la « dictature invisible » d~ ses adeptes, tenir le premier rôle dans la phase initiale du socialisme, au lendemain du renversement du capitalisme 16 • Selon lui, cette dictature d~vait amener en fin de compte la disparition de l'État et la réalisation de l'idéal· anarchiste d'une société sans gouvernement. En d'autres termes, sa conception de la transition du capitalisme à l'anarchisme se ramenait à la conquête du pouvoir afin d' cc abolir l'atat S>, c'est..;.à-dire son propre · pouvoir. Tous ces stratagèmes de Bako11njne n'ont abouti à rien de tangible, car à cette époque la conjoncture était bien plus favorable au développement réformiste des partis socialistes qu'à la révolution. Le. socialisme, alors en plein essor, finit par absorber les meilleurs et les plus réalistes des 15. Cf. note 8.

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