Le Contrat Social - anno III - n. 3 - maggio 1959

M. NOMAD Kropotkine présente dans son comportement un contraste absolu avec Bako11nine, dénommé parfois « l'apôtre du chambardement universel» par ses disciples. Aucun critique, quelle que soit son hostilité envers les idées de Kropotkine, ne peut refuser de rendre hommage au caractère intègre de cet ancien prince qui renonça à son titre et dont la vie n'offre aucun incident qui puisse ternir sa réputation de gentleman et d'humanitaire, bien que la fidélité à ses convictions l'ait transformé, lui aussi, en un émigré impéç11nieux.Mais alors que Bakounine en émigration vivait constamment des largesses de ses amis et disciples, dépensant leur argent en boyard gaspilleur dès qu'il en pouvait disposer, Kropotkine se fit toujours un point d'honneur de gagner sa vie, si modeste fût-elle. Il est vrai qu'il n'est pas toujours déshonorant d'être un idéaliste ou un héros entretenu sur les fonds de la « cause », comme cela est arrivé à bien d'autres que Bakounine. Il existe cependant une prof onde différence entre le doux apôtre ou l'idéaliste qui s'identifie lui-même avec sa cause et le « conducteur d'hommes-né », un égotiste qui identifie la cause avec sa personne. Bien que Kropotkine, comme Bakounine, ait commencé sa carrière en qualité d'officier, il était plus apte que son aîné à gagner sa vie. En effet, pendant son passage dans l'armée tsariste il était devenu un savant géographe et pouvait de ce fait collaborer à des publications scientifiques. Bako11nine, lui, était plutôt porté vers les spéculations philosophiques, généralement dépourvues de valeur marchande. Sa tentative de gagner quelque argent en traduisant en russe Le Capital de Marx fut un échec lamentable : Netchaïev, son disciple fanatique et sans scrupules, l'avait poussé à abandonner ce travail sans rembourser l'avance consentie par l'éditeur. Pareille aventure ne pouvait arriver à Kropotkine : honnête et scrupuleux, il ne prenait d'ailleurs pas beaucoup d'intérêt aux problèmes économiques et ne partageait guère l'enthousiasme de Bako11nine pour l'œuvre maîtresse de Marx. Malgré la rivalité implacable entre ces deux titans révolutionnaires, les idées de Bakounine étaient identiques à celles de Marx sur plusieurs points importants. L'ouvrage de Bakounine Dieu et l'État en fournit la preuve dans le passage suivant : « L'histoire entière de l'humanité, intellectuelle et morale, politique et sociale, n'est qu'un reflet de son histoire économique. » Dans une lettre, Bakounine avait d'ailleurs, avec humi]ité, reconnu Marx pour son maître 4 • Mobiles et doctrines UN ABIME sépare les mobiles psychologiques de l'activité des deux grands anarchistes qui ont conquis leur place dans le temple de la renommée. 4. M. Bakunin : Ge,ammelte Werkc. Berlin 1921-24, vol. III, p. 123. Biblioteca Gino Bianco 161 Chez Kropotkine, ces mobiles étaient l'amour et la compassion. Malgré son athéisme, il était une espèce de saint François d'Assise et c'est la pitié pour les pauvres qui avait engendré sa haine de la tyrannie et sa propagande en faveur des méthodes révolutionnaires, terroristes même, de lutte contre les maîtres du monde. Certains inclinent à penser que sa révolte prit naissance dans l'amour qu'il portait à sa mère, fragile et malheureuse, et dans sa haine pour son père, brutal et tyrannique. Ces sentiments de compassion et de révolte trouvèrent leur plus belle expression dans son appel Aux jeunes gens, l'un des plus impressionnants morceaux de propagande extrémiste jamais écrits 5 • Chez Bakounine c'est la haine, et la haine seule, qui paraît être la force motrice. En dehors de la haine il n'y avait chez lui qu'une passion anormale et sans espoir pour l'une de ses sœurs. D'aucuns prétendent que cet amour et le sentiment de frustration qui en résult~ avaient profondément faussé toute sa vie émotionnelle. Cette frustration explique peut-être un engouement presque sadique pour la destruction qui vise non seulement les injustices du monde, mais le monde lui-même. L'une de ses maximes philosophiques, qui date de l'époque où il cherchait encore sa voie dans la jungle des idées, affirme que « la passion pour la destruction est en même temps une passion créatrice 6 ». Il n'est donc pas étonnant que son ouvrage littéraire le plus connu, que ses adeptes attribuent avec une certaine mauvaise foi à son disciple discrédité Netchaïev, soit l'incroyable Catéchismedu Révolutionnaire, écrit dans le pire esprit de machiavélisme révolutionnaire 7 • Les conceptions fondamentales de la philosophie anarchiste de ces deux hommes reflètent l'essentiel de leurs attitudes émotionnelles respectives. La préoccupation essentielle de Bakounine est la Révolution, qui amènera la satisfaction de toutes ses haines et, par corollaire, de sa convoitise du pouvoir. Chez Kropotkine cette préoccupation· est la Liberté, qui représente l'apogée de son amour pour l'humanité souffrante. Bakounine était prêt à sacrifier la liberté à la révolution, son but immédiat, tandis que Kropotkine sacrifiait en fait inconsciemment la révolution à son idéal de liberté. La contradiction entre la Révolution et la Liberté, entre les moyens et la fin, les deux composantes de la philosophie anarchiste, passe comme un trait touge à travers les œuvres des deux apôtres. Le réaliste Bakounine - car l'homme qui hait se trouve toujours sur un terrain 5. Faisait primitivement partie de l'ouvrage de Kropotkine Paroles d'un révolté, Paris 1886. 6. Dans un article signé Jules Elizard, publié en 1842 dans Deutsche Yahrbücher d' Arnold Ruge. Cité par Georges Stieklov dans son Michael Baku,1in. Ein Lebensbild, Stuttgart 1913, pp. 24-26. 7. Publié en français en 1873 dans L'A/liane• de la Dhnocratie 1ocialiste t I' Asso iation int rnatio11ale d s Travail- ,,.,,, par Marx, Bngel et Lafargue.

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