Le Contrat Social - anno III - n. 3 - maggio 1959

P. BARTON Toutefois, dans sa critique du concept de classe élaboré par l'économie classique, Wittfogel n'a pas suivi Marx pour qui les classes se différencient d'après leurs rapports avec les moyens de production. Il a plutôt maintenu l'idée prémarxienne selon laquelle la structure des classes est déterminée par la propriété, en y ajoutant le pouvoir d'État. A l'aide du concept ainsi modifié, la société soumise au despotisme est décrite comme une société de classes, dominée non par l'État, mais bel et bien par une classe dirigeante, la bureaucratie fonctionnelle. Et l'auteur de reprocher sévèrement à Marx de ne pas avoir épousé cette conception. Il le soupçonne même, à ce propos, de malhonnêteté intellectuelle : à l'en croire, les divergences de vues entre lui et Marx proviennent de la peur inspirée à ce dernier par les attaques de Michel Bakounine. Cette appréciation repose, nous semble-t-il, sur des malentendus. En réalité, par son analyse consciencieuse des formes de propriété, des classes possédantes, des gouvernants proprement dits, de la bureaucratie, du népotisme, des catégories sociales qui, sans faire directement partie de l'appareil du pouvoir, y sont néanmoins rattachées, de la promotion sociale, etc., le professeur Wittf ogel a démontré le contraire de sa propre thèse : nous avons d'évidence affaire à une structure sociale que l'on ne saurait qualifier de société de classes dans l'acception courante du terme. Il s'avère, à la l11mière de son étude, que la bureaucratie des États despotiques ne peut être prise pour une classe. Elle est morcelée par l'articulation de l'appareil du pouvoir dont chaque rouage est surveillé et manipulé aussi directement que possible par le souverain et ses collaborateurs immédiats. D'autre part, tout membre de l'appareil peut en être éliminé à n'importe quel moment et sous n'importe quel prétexte et perdre du même coup tous les avantages acquis. A plus forte raison, aucune situation privilégiée n'est-elle assurée à sa progéniture. Grâce aux lois réglementant l'héritage, toute richesse accumulée se dissout rapidement. Par conséquent, la bureaucratie fonctionnelle des sociétés dites asiatiques n'a ni la cohésion ni la continuité caractéristiques des classes sociales. C'est dans les institutions que résident ici ces deux caractéristiques. Il s'ensuit que Marx aurait vu juste en affirmant que la société « asiatique» est dominée par l'État ou même, ainsi qu'il s'exprimait parfois, par le souverain 22 • Pour deux raisons cette conception semble inacceptable à Wittf ogel. D'abord, parce qu'elle contraste avec les définitions marxiennes de la société antique, du féodalisme et du capitalisme, basées sur la détermination de la classe dirigeante (ce contraste pourrait plutôt inciter 22. Cf. par xcmple ibid., t. XIV, 1930, p. 71 ; Karl Marx: Theorien ueber den Mehrwert, t. 111, Stuttgart, Dictz Vcrlag, 1921, pp. 453 et 479. Biblioteca Gino Bianco 139 à apporter des nuances à la définition du féodalisme). Ensuite, parce qu'à son avis, elle pèche par le fétichisme que Marx dénonçait dans son analyse de la production capitaliste. Il y a là un autre malentendu. Le fétichisme en question consiste en ce que les rapports sociaux sont donnés comme des qualités des choses. Or, pas plus que la classe dirigeante l'État n'est une chose : l'un et l'autre sont des phénomènes sociaux. Il existe une vue fétichiste de l'État, mais de même un fétichisme de la classe sociale. Comme l'a dit précisément Marx dans Feuerbach, texte qui sert d'introduction à l' Idéologieallemande: « L'affirmation (...) que tout ce qu'il est chacun l'est par l'État, est au fond la même que celle qui fait du bourgeois un exemplaire de la bourgeoisie; affirmation qui présuppose que la classe des bourgeois existait déjà avant les individus qui la composent» 23 • POURQUOI Marx n'a-t-il pas réussi à formuler une théorie cohérente de la société « asiatique » alors qu'il a su diagnostiquer la formation sociale qui la domine ? Et quel est l'apport de Wittfogel dont la thèse sur ce point paraît très contestable ? Les deux questions sont complémentaires. L'échec de Marx ~'explique par la faiblesse de son concept de l'Etat et le mérite de Wittfogel consiste à donner de l'État une notion plus adéquate. L'État apparaissait à Marx essentiellement sous la forme qu'il avait revêtue dans la société bourgeoise. L'Etat-appareil, tel qu'il existe dans le régime despotique et dans le totalitarisme moderne, ou l' « appareil » tou,t court (car l' « appareil » n'est pas forcément l'Etat, il peut remplir d'autres fonctions), semble avoir échappé à son entendement. Wittfogel définit cette notion comme suit. « Toute organisation qui donne à ses représentants un pouvoir non contrôlé (unchecked) sur ses sujets peut être considérée comme un ''appareil''. Contrairement à l'État contrôlé ( controlled) des sociétés polycentriques, l'État de la société hydraulique monocentrique fut un véritable État-appareil 24 • » On pourrait, certes, ajouter maintes nuances à ces propositions, qui d'ailleurs résument trop sommairement la richesse des connaissances qu'apporte sur l' « apparcil » le livre de Wittfogel; mais elles ont le mérite d'être claires. Le fait d'avoir méconnu l' «appareil» a produit sur la théorie de Marx des effets multiples. Outre l'impossibilité de mener à bien l'étude des sociétés 23. Karl Marx : Œuvres phi/osophiqt4es, traduction de J. Molitor, t. VI, Paris 1937 p. 223. 24. Op. cit., p. so.

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