- . 166 Les apôtres de l'anarchisme sont morts tous deux désillusionnés. Bakounine, qui avait bâti ses châteaux en Espagne révolutionnaires sur la foi en un élan insurrectionnel inhérent aux masses, avait reconnu en 1875, un an avant sa mort, que cet évangile de tout révolutionnaire romantique n'avait été que la grande illusion de sa vie. « Les masses, écrivait-il 20 , sont dénuées de la pensée, del' espoir et de la passion révolutionnaires. Tant que cette passion n'existe point, rien ne peut être accompli. » Kropotkine, qui en 1892 avait parlé avec transport du« génie organisateur» des masses travailleuses 21 , vit en 1919 s'effondrer toutes ses illusions au spectacle du comportement des masses russes pendant la guerre civile. L'écrivain révolutionnaire Catherine Kouskova lui prête ces paroles : « La foule est cruelle, corrompue et mue par ses instincts bestiaux. » Dans une lettre datée du 2 mai 1920, soit quelques mois à peine avant sa mort à l'âge de 79 ans, il camouflait sa désillusion et sa renonciation aux .espérances révolutionnaires sous la prédiction « optimiste >> que « les syndicats ouvriers auront à jouer un grand rôle pendant les cinquante années à venir» 22 • Cette prophétie n'était guère encourageante pour ceux de ses disciples qui croyaient encore voir de leurs propres yeux le triomphe de la révolution anarchiste. .Le pessimisme profond auquel les deux hommes ont abouti à la fin de leur vie a marqué de son empreinte leur attitude à l'égard de la morale. Sa vie durant, Bakounine avait été complètement amoral en politique, avec une absence totale de scrupules dans l'insulte et la calomnie à l'égard de ses ennemis, lesquels se comportaient d'ailleurs exactement de la même façon envers lui. . Un cynique pourrait dire qu'il était difficile à Bakou_r1inede se montrer délicat sur ce chapitre et qu'il est impossible de mêler la morale à la politique, celle-ci étant essentiellement une lutte pour le pouvoir, but étranger à la morale. Ce n'est qu'en I 87 4, moins de deux ans avant sa mort, que Bakounine vaincu, résigné et ayant abandonné la lutte, renonça aux procédés immoraux en politique. Il les avait condamnés dans ces termes dans une lettre à M ..P. Sajine, l'un de ses meilleurs disciples russes : « Vous devez enfin comprendre que rien de viable et de. solide ne peut être bâti sur des fourberies jésuitiques. Si l'action révolutionnaire veut réussir, elle ne doit pas prendre appui sur les passions basses et mesq11ines 23 • » 20. J. Guillaume : L'Internationale. Documents et souvenirs. Vol. III., pp. 284-285. 21. P. Kropotkine., ap. cit. · 22. Der Syndikalist, Berlin, n ° 14, 1921, et Revista Blanca, Barcelone, 3 août 1934. 23. Cité par M. Dragomanov : Correspondance de Michel Bakounine, Paris 1896, pp. 378-379. Les lettres R. S. figurant à l'en-tête signifient Ross, pseudonyme de Sajine dans la Iere Internationale (Armand Rossi. Thomas G. Masaryk, qui cite le même passage dans The Spirit of Russia~ LondresNew York 1919, p. 457, avait par erreur affirmé que cette lettre était adressée au poète Ogarev. Dragomanov s'est abstenu de donner en toutes lettres le pseudonyme ou le nom du destinataire, car ce dernier était détenu à l'époque dans une prison tsariste. BibliotecaG.inoBianco LES RÉFORMATEURS SOCIAUX Ses rêves de pouvoir s'étant effondrés, c'est du point de vue de ses victimes qu'il commence à envisager le machiavélisme révolutionnaire et non plus de celui des créateurs de l'histoire. C'est du faît de cette conversion que le dernier traité qu'il se proposait d'écrire à la veille de sa mort devait être consacré à la morale 24 • Chez Kropotkine, ·qui n'avait cessé d'être correct et honnête, il n'y eut naturellement a11cune conversion in extremis. Il avait toujours été beaucoup plus un humanitaire rêvant à la révolution qu'un révolutionnaire qui lutte ou prétend lutter pour un idéal révolutionnaire. Son dernier ouvrage, écrit peu de temps avant sa mort, est très caractéristique à cet égard : il était consacré à la morale et avait pour titre L'Éthique. Ainsi, le révolutionnaire démoniaque Bakounine, qui au fond n'était qu'un Lénine frustré, auquel l'histoire avait refusé les circonstances propices, et l'humanitaire angélique Kropotkine, qui en vérité n'était qu'un philosophe libéral d'extrême gauche et un défenseur des opprimés, devaient finalement arriver à la même constatation mélancolique : avant tout l'humaiïité avait besoin de devenir plus humaine. Autrement dit, ils n'entrevoyaient tous deux aucun espoir pour l'espèce humaine. Malgré leur pessimisme final quant à la possibilité de réaliser l'idéal auquel ils avaient consacré leur vie, ils trouvèrent, avant de mourir, quelque consolation à constater que la démocratie n'était point irrémédiablement condamnée à être privée de libertés politiques. En 1876, année de sa mort, Bakounine se réjouit de la victoire des républicains aux élections législatives françaises, en ce qu'elle mettait fin une fois pour toutes à la menace d'une restauration· monarchique 25 • Quant à Kropotkine, bien que consterné par les succès des bolchéviks dans sa patrie, il mourut heureux de la victoire des Alliés occidentaux sur le semiabsolutisme germanique. Son soutien de la cause alliée lui avait coûté une forte perte de prestige parmi ses adeptes, mais il lui valut en compensation l'éloge du New York Times, le plus important quotidien d'Amérique, qui le qualifia de « vieux ·démocrate et propagandiste russe » 26 • L'ironie cruelle de cet éloge fait pendant à la reconnaissance par les historiens soviétiques, dix ans plus tard, de Bakounine, le « négateur de l'État », comme précurseur de Lénine, le père du totalitarisme moderne. ( Traduit de l'anglais) MAx NOMAD. , 24. Revista Blanca, hebdomadaire anarchiste de Barcelone, citait le 13 juillet 1934 la lettre écrite par Kropotkine le 2 mai 1920, ainsi- qu'un article du théoricien anarc:histe Charles Malato., publié dans le recueil intitulé P. A. Kropotkine, Moscou ..1922, pp. 68-69. . 25. Dragomanov, op. cit., p. 380, et Masaryk, ap. cit., vol. I, p. 457, mentionnent l'exclamation de Bakounine : « La liberté de l'univers est sauvée ! Et cette fois encore par le grand peuple français. » 26. New York Times, 27 aoftt 1914.
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