revue ltistorique et critique Jes /aits et Jes iJées bimestrielle - MAI-JUIN 1964 B. SOUVARINE ............. . LÉON EMERY ............. . MEYER SCHAPIRO ........ . K. PAPAIOANNOU ......... . Vol. VIII, N° 3 En un combat douteux Le communisme et les grandes religions Sur la ·politique de Max Weber Marx et la théorie des classes (Il) L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE VICTOR S. FRANK. . . . . . . . . . Le citoyen soviétique et la question chinoise ROBERT V. DANIELS . . . . . . . Le monolithe était-il monolithique? E. DELIMARS . . . . . . . . . . . . . . . La biologie en liberté surveillée QUELQUES LIVRES LUCIENLAURAT: Un siècle après le « Capital » Comptes rendus par MICHELCOLLINETet B. Souv ARINE f CHRONIQUE Les malheurs de Clio INSTITUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS Biblioteca Gino ~ianco
Au • sommaire des derniers numéros du CONTRAT SOCIAL SEPT.-OCT. 1963 B. Souvari ne Au-dessusde la mSlée Grégoire Aronson Les francs-maçons et la révolution russe Léon Emery Racisme, démocratie et communisme Aleksander Wat le « réalismesocialiste » Wolfgang Leonhard l'U.R.S.S. après Staline Erich Balow Voyage en Allemagnede l'Est Martin Jêinicke Aspects du stalinisme allemand Chronique Faillitede l'agriculture communiste JANV.-FÉV. 1964 B. Souvarine Du bruit et de la fureur Léon Emery La démocratisationde l'enseignement K. Pavlov Le conflit sino-soviétique Yves Lévy La Constitutionde 1962 K. Papaioannou Marx et la théorie des classes Véra Alexandrova La Chinedans la littérature soviétique Paul Hollander La vie privée en Chine Documents Boukharine en 1928 - NOV.-DÉC. 1963 B. Souvarine Les imposteursdans l'impasse Georges Adamovitch Maïakovski Aleksander Wat La mort d'un vieux bolchévik E. Delimars Le Kremlin et l'épou~antailallemand H. Swearer Le super-contr6le n U.R.S.S. Marcel Brésard La « volontégénérale» selonSimoneWeil * A. DE TOCQUEVILLE DU GOUVERNEMENLTOCALEN ANGLETERRE MARS-AVRIL 1964 B. Souvarine Le spectre du trotskisme N. Valentinov De la « nep » d la collectivisation E. Delimars Nouvelleéclipse de Lyssenko Michael Rywkin Le prix de la soviétisation en Asie centrale Richard Pipes Les forces du nationalisme en U.R.S.S. Lucien Laurat Actualité de RosaLuxembourg Documents Art et antisémitismesoviétiques Chronique Le racisme sans fard Ces numéros sont en vente à l'administration de la revue 199,boulevard Saint-Germain, Paris 7e Le numéro : 3 F Bit?lioteca Gino Bianco· , .
kCOMBil SOCYI rnue kistori9ue et critù1ue Jes /11its et Jes iJées MAI-JUIN 1964 - VOL. VIII, N° 3 SOMMAIRE ' Page B. Souvari ne . . . . . . . . . . . EN UN COMBAT DOUTEUX . . . . . . . . . . . . . . . 131 Léon Emery. . . . . . . . . . . . LE COMMUNISME ET LES GRANDES RELIGIONS . 135 Meyer Schapiro . . . . . . . . SUR LA POLITIQUE DE MAX WEBER . . . . . . . 140 K. Papaioannou... . . . . . MARX ET LA THÉORIE DES CLASSES (Il) . . . 147 L'Expérience communiste Victor S. Frank . . . . . . . . LE CITOYEN SOVIÉTIQUE ET LA QUESTION CHINOISE. 158 Robert V. Daniels . . . . . . LE MONOLITHE ÉTAIT-IL MONOLITHIQUE ?. 163 E. Delimars............ LA BIOLOGIE EN LIBERTÉ SURVEILLÉE . . . . . 169 Quelques livres Lucien Laurat .......... UN SIÈCLE APRÈS LE «CAPITAL»................. 1n Michel Collinet . . . . . . . . . LA NOUVELLECLASSE OUVRIÈRE, de SERGE MALLET. 182 UNE NOUVELLECLASSEOUVRIÈRE, de PIERRE BELLEVILLE • . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . • 186 B. Souvarine . . . . . . . . . . . HISTOIREDU PARTI COMMUNISTEDE L'UNION SOVIÉTIQUE.................................. ·. . . . . . . . . • • . 187 ŒUVRES CHOISIES, de V. LÉNINE. . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . 188 • Chronique. LESMALHEURSDE CLIO . • . . . . . • . . . • . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . • • • • • . • • • 190 Livres reçus Biblioteca Gino Bianca
DIOGÈNE Revue Internationale des Sciences Humaines Rêdacteur en chef : ROGE.RCAILLOIS N° 47 : Juillet - Septembre 1964 SOMMAIRE Spontanéité et adaptation dans le développement des civilisations GonzaloAguirre Beltran .. . Paul Kirchhoff.. ......... . AlfonsoCaso ............ . Confluents de cultures en anthropologie. L'adaptation des influences religieuses extérieures au Mexique précolombien. Réponse à Paul Kirchhoff. PierreDuviols . . . . . . . . . . . . L'inca Garcilaso de la Vega, interprète humaniste de la religion· incaïque. George A. Kubler . . . . . . . . . Villes et culture en Amérique latine, pendant la période coloniale. Erwin Walter Palm . .-. . . . . L'art du Nouveau Monde après la conquête espagnole. José Luis Romero . . . . . . . . . L'Amérique et l'idée d'Europe. Sigfried Jan de Laet . . . . . . Romains, Celtes et Germains en Gaule septentrionale. William Th. de Bary . . . . . . Le bouddhisme et la tradition chinoise. Maurice de Gandi/lac Place.et signification de la technique dans le monde médiéval. . RÉDACTION ET ADMINISTRATION : 6, rue Franklin, Parls-169 (TRO 82-21) Revuetrimestrielleparaissant en quatre langues : anglais,arabe, espagnol et f rançals. L'édition française est publiée par la Librairie Gallimard, ·S, rue Sébastien-Bottin,Parls-78 les abonnements ont souscrits auprès de cette maison (CCP 169-33, Paris) Prix de vente au numéro : S,S0 F Tarif d'~bonnement : France : 20 F; ~tranger : 2S,SO F .. Biblioteca Gino Bianco·
rev11e historique et critique Jes faits et Jes iJées Mai-Juin 1964 Vol. VIII, N° 3 EN UN COMBAT DOUTEUX par B~Souvarine E NTRE LES DIRIGEANTS COMMUNISTES de Moscou et ceux de Pékin, les échanges d'accusations -' et d' outrages se sont poursuivis en avril et jusqu'à fin mai sans approcher les uns ni les autres d'une conclusion qui, le jour venu, s'il vient, n'aura que de très vagues rapports avec la polémique. Les antagonistes ont· épuisé - les ressources de leur vocabulaire injurieux et ne savent que se répéter ou se contredire sans craindre de fournir des armes à la partie adverse. La presse occidentale la plus complaisante à leurs disputes renonce enfin à reproduire tant de paroles vaines et les résume en avouant qu'il y a trop de «redites». Les deux camps s'observent en supputant les manœuvres et contremanœuvres possibles tout en menant chacun sa politique respective plus ou moins mêlée, selon les cas et les circonstances, de dogmatisme et d'opportunisme, que d'aucuns préfèrent cataloguer «orthodoxie et révisionnisme». Cependant les faits et les actes qui s'étalent en pleine lumière sont plus significatifs que le verbiage et les épithètes. Nonobstant leurs professions de foi doctrinales, Khrouchtchev et Mao ne reculent devant aucun compromis ni aucune compromission qu'ils jugent profitables à leur politique, à leur Etat incarné dans leur parti. On avait vu les Chinois s'adapter en Afrique après l'Asie aux situations les plus disparates, faire semblant de s'entendre avec n'importe quel régime au mépris des principes proclamés d'autre part à tous les échos. On vient de voir Khrouchtchev, gros commanditaire de l'impérialisme égyptien et du nationalisme arabe, s'entendre avec les persécuteurs de communistes, qu'ils soient du Caire ou de Bagdad, sans que l'intransigeant Mao y trouve à redire." Dans n'importe quel cas, la raison d'Etat prévaut sur la terminologie « marxiste-léniniste » conservée à l'usage des suiveurs et des badauds crédules. Un silence complice est observé de part et d'autre en chaque circonstance où les avantages de la pratique opportune imposent des entorses à la théorie commune, quitte à s'entre-vitupérer sur des questions abstraites devenues étrangères aux réalités tangibles. Biblioteca Gino Biç3ncoAyant démontré réciproquement leur chauvinisme, leur impérialisme et leur racisme qui les situent bien aux antipodes du marxisme, les disputeurs ont recours à l'accusation suprême de trotskisme, la plus confuse et par conséquent la plus propre à égarer les profanes. La référence au trotskisme, faite ici-même avant Moscou et Pékin, discrédite en vérité le camouflage idéologique derrière lequel se dissimulent des ambitions vulgaires et des rivalités inavouables. A l'appui de l'argumentation esquissée dans de précédents articles du Contrat social, il ne sera pas inutile de rappeler comment fut créée de toutes pièces, de 1923 à 1926, la légende du trotskisme, d'après la confessionqu'en ont faite après coup ses propres inventeurs. En effet Zinoviev et Kamenev, qui machinèrent l'opération avec Staline en 1923, ont explicitement reconnu en octobre 1926, étant ralliés à l'opposition, que l'invention du trotskisme était leur œuvre et la plus grande faute qu'ils aient commise. Zinoviev déclara : « Il s'agissait d'une lutte pour le pouvoir. Tout l'art consistait à rattacher les anciens désaccords aux questions nouvelles. A cette fin a été produit le trotskisme. » Son lieutenant Lachévitch dit crûment à deux naïfs : « Nous avons ensemble imaginé le trotskisme lors de la lutte contre Trotski.» Une correspondance échangée entre Trotski et Préobrajenski, Piatakov, Radek et Racovski au sujet de cette explication rétrospective qui eut lieu ~u logis de Kamenev, se tr.ouve dans le B~lletin de /'Opposition paru en 1930. Elle établit que le ~otskisme fut conçu comme prétexte idéologique « tiré par les cheveux » pour écarter Trotski du pouvoir et masquer le conflit réel du moment par d'anciens désaccords devenus inactuels. De nos jours aussi, l'idéologie ne sert qu'à enjoliver une compétition non pacifique pour l'hégémonie dans le camp du pseudo-socialisme. Mais les idéologues aux prises dans la querelle russo-chinoise ne sont pas de taille à enrichir l'héritage intellectuel dont ils se prévalent ni à - s'imposer au respect de leurs contradicteurs. On n'a que l'embarras du choix pour illustrer la pauvreté de leurs moyens et l'identité foncière
132 de leurs théories. Ainsi Khrouchtchev, à Budapest au début d'avril, tenait le même langage agressif que Mao en déclarant : <~••• Les impérialistes, et en premier lieu les impérialistes américains, sont les principaux ennemis de la liberté des peuples » (4 avril). Mais l'avant-veille, il avait tenté de séduire les ouvriers hongrois en les haranguant comme suit : « Il nous faut aussi un bon plat de goulache, des écoles, des logements, des ballets... toutes ces choses qui illuminent la vie d'un homme. » On voit que Khrouchtchev passe avec aisance de la galoche à la goulache et que, sans s'en douter, il rejoint le réformisme le plus banal, voire le vieux « possibilisme » français du XIXe siècle. Il remonte même jusqu'à la « poule au pot » du bon roi Henri, actualisée en goulache à l'intention des peuples de l'Europe centrale. Quant aux fastidieux ballets qui «illuminent la vie d'un homme », rien ne révélerait mieux la mentalité primaire des parvenus pour qui le tutu et l'entrechat représentent le summum de la « culture ». Après ces trouvailles de son cru, Khrouchtchev se réfère prudemment à Lénine, mais en quels termes? « Si Lénine, dit-il, avait proposé aux ouvriers et aux paysans de la Russie tsariste de faire la révolution non pour avoir une vie meilleure, mais une vie peut-être pire, ils se seraient gratté la tête, et Lénine aurait prêché dans le désert. La prospérité est la seule chose pour laquelle il vaille la peine de se battre » (2 avril). Impossible d'avouer plus ingénument que Lénine avait fait en Octobre des promesses inconsidérées qu'il n'a jamais été capable de tenir et que ses successeurs ne réalisent pas davantage après un demisiècle bientôt de privations et de souffrances imposées aux populations soumises. Mao aurait beau jeu sur ce chapitre à tourner en dérision son antagoniste si, en la matière, il n'était un tricheur de même espèce. Voilà cependant devant quels profonds penseurs s'inclinent tant d'«experts» et de publicistes du monde occidental. En quoi consiste le « marxisme » de ces politiciens déguisés en idéologues, ce marxisme que Lénine, paraphrasant d'ailleurs Kautsky, définissait comme ayant « continué et parachevé les trois principaux courants d'idées du XIXesiècle, qui appartiennent aux trois pays les plus avancés de l'humanité: la philosophie classique allemande, l'économie politique classique anglaise et le socialisme français lié aux doctrines révolutionnaires françaises en général »? Lénine tenait tellement à cette définition empruntée à Kautsky qu'il l'a formulée encore une fois, plus lapidaire, en écrivant que la doctrine de Marx « est le successeur légitime de tout ce que l'humanité a créé de meilleur au xixe siècle : la philosophie allemande, l'économie politique anglaise et le socialisme français». On a donné ici assez d'échantillons du marxisme-léninisme de Khrouchtchev et de Mao pour y constater l'absence totale de philosophie allemande, d'économie politique anglaise et de socialisme français: Quelques citations des tout derniers échanges d'aménités entre Moscou BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL et Pékin ne démentiront pas la conclusion précédente. Moscou. - « La politique actuelle de la Chine est une politique raciste et chauvine qui ne diffère pas du nazisme (...). La propagation du nationa-:- lisme et du chauvinisme par les Chinois n'est pas dangereuse seulement p9ur !'U.R.S.S. mais pour tous les pays d'Europe et_ d'ailleurs » (B. Gafourov, 1er avril). PÉKIN. - « Le délégué soviétique parle le langage des impérialistes. Vous parlez avec la voix d'un impérialiste américain » ( Mme Han Yu-tung, 1er avril). Moscou. - « Les dirigeants chinois se sont alignés sur les milieux les plus agressifs de l'impérialisme et se sont manifestés comme des aventu- .. ristes (...). La propagande chinoise s'aligne sur les organismes anticommunistes réactionnaires et impérialistes (...). Mao aimerait, comme jadis Staline, siéger comme un dieu au-dessus de tous les partis et décider à son gré de leur politique ... » (M. Souslov, Pravda, 3 avril). PÉKIN, par Tirana. - M. Khrouchtchev et les révisionnistes « glissent vers les positions de la social-démocratie, officine du capitalisme, dont ils suivent les traces perfides »... « M. Khrouchtchev et ses partisans marchent rapidement vers la dégénérescence des pays socialistes en sages républiques bourgeoises » (Zeri i Popullit, 7 avril). Moscou. - « Seul un parfait imbécile [allusion à Mao Tsé-toung] peut imaginer que l'édification du socialisme est possible sans le soutien et les ressources de la communauté fraternelle des peuples qui ont choisi la voie du socialisme»... « Ceux qui veulent redonner vie au cadavre de Staline, qui veulent s'appuyer (...) non sur la confiance et l'amitié des peuples, mais sur la hache et le couteau (...). Ceux qui aiment Staline peuvent l'emporter s'ils aiment l'odeur des cadavres » (Khrouchtchev, 5 avril). Moscou. - « Il n'y a pas longtemps, en Chine, on a célébré dans le plus grand apparat le 8ooe anniversaire du conquérant sanguinaire Tchingis Khan. Dans l'atmosphère d'ardeur chauviniste qui règne là-bas, cela n'a pas étonné. D'autant moins que le chauvinisme de grande puissance et l'engouement pour le passé féodal sont très proches du cœur de Mao Tsé-toung. Dans l'un de ses poèmes, il chante Tchingis Khan ... » (K. Mourtazaïev, Izvestia, 6 avril). Moscou. - «Seul un enfant ou un .parfait crétin [allusion à Mao Tsé-toungl peut ne pas avoir peur de la guerre, car un enfant n'est pas capable de comprendre et le crétin a été privé de tout entendement par Dieu» (Khrouchtchev, 6 avril). Moscou. - « Les dirigeants chinois (...) sombrent en fait et sur bien des points dans le bourbier du trotskisme et du chauvinisme panchinois »... « La fonction de calomniateurs du socialisme est
B. SOUV ARINE assumée par ces mêmes dirigeants chinois qui se disent communistes ... Y a-t-il trahison plus ignoble à l'égard de notre grande cause révolutionnaire?» (Khrouchtchev, 8 avril). Moscou. - «Désormais, personne n'a le droit de se muer en sorcier suprême [allusion à Mao Tsé-toung] comme le faisait Staline» (Khrouchtchev, 16 avril). PÉKIN, par Tirana. - «Nikita Khrouchtchev a trahi définitivement le marxisme-léninisme et l'internationalisme prolétarien » ...Il « est devenu le plus dangereux fossoyeur du pouvoir soviétique et du parti communiste de !'U.R.S.S., l'ennemi n° 1 du camp socialiste et du mouvement communiste et ouvrier international, le collaborateur le plus précieux de l'impérialisme» ... Son. nom est « placé au même rang que ceux des présidents les plus réactionnaires des Etats-Unis et en tête de liste des pires traîtres et renégats de !'U.R.S.S. et du marxisme-léninisme ... » (18 avril). Moscou. - « Mao Tsé-toung s'est transformé en un bouddha vivant, isolé du peuple par les bonzes de sa cour qui interprètent selon ses désirs le marxisme et l'histoire contemporaine. Les paysans se prosternent jusqu'à terre et se mettent à genoux devant le portrait du guide. Est-ce là du communisme? » (Pablo Neruda, Pravda, 17 avril). PÉKIN,par Hong-Kong. - Khrouchtchev est «un fou stupide » qui « crache sur lui-même » et dont « les manœuvres antichinoises sont encore plus brutales et stupides que celles des impérialistes américains et de Tchiang Kaï-chek» (Ta Koung Pao, 17 avril). « ...Nous sommes profondément convaincus que tout cela n'est que provisoire »... « Que les impérialistes et les réactionnaires tremblent devant notre unité ! » (Mao Tsé-toung, Liou Chao-chi, Tchou En-lai et Chu Teh, message de félicitations à Khrouchtchev pour son 7oe anniversaire, 17 avril). Moscou. - « Quiconque l'a lu [le précédent message de Mao] n'a pu manquer de remarquer son insincérité. Comment faut-il comprendre ce télégramme, (...) les actes des dirigeants chinois qui, le même jour, faisaient paraître des articles honteusement antisoviétiques? »... « Abandonnant la stratégie et la tactique léninistes, ils ont adopté leur propre ligne, mélange d'aventurisme petitbourgeois et de chauvinisme de grande puissance » (Iouri Andropov, Pravda, 23 avril). Moscou. - « Tous ceux qui vont en Chine ont la ferme impression que le marxisme-léninisme se réduit là-bas à l'étude des œuvres d'une seule et même personne. En tout cas, nul ne déclare lire Marx et Engels »... << Les œuvres de Mao Tsé-toung, éditées à plus· de 380 millions d'exemplaires, sont présentées comme "le soleil qui éclaire la voie ", comme " la sagesse suprême qui éclaire la voie ", comme " la sagesse ~ suprême" ... L'attitude de prière à l'égard de Mao apparaît en ceci, par exemple, qu'on le remercie Biblioteca Gino Bianco 133 pour la nourriture consommée, pour la santé des enfants (...). En certains endroits sont apparus des cultes de la personnalité transformant les fonctionnaires du Parti en bouddhas vivants (...). Le prétendu souci des dirigeants à l'égard des membres du Parti est, en fait, un système légalisé de délation qui crée une atmosphère oppressante, engendre les carriéristes, les calomniateurs et la servilité » (Pravda, 22 avril). PÉKIN. - « ••• Le nom de Khrouchtchev est bien connu, mais en tant que celui d'un homme qui a trahi les intérêts des peuples et s'est jeté dans les bras de l'impérialisme américain» (presse chinoise du 5 mai). Moscou. - «Ce recours [des Chinois] aux théories racistes n'est pas nouveau, et il n'est pas nécessaire de rappeler les noms de ceux qui avaient tenté de construire leur politique sur la haine de l'homme [allusion à Hitler et Cie] et ce qu'il en advint (...). Diviser pour affaiblir, et affaiblir pour imposer sa volonté, c'est une méthode bien connue depuis les Césars romains et les empereurs de Chine » (presse soviétique du 5 mai). Moscou. - « Le parti communiste chinois se laisse guider par des considérations nationalistes n'ayant rien de commun avec le marxisme» (message du Comité central du P.C. de !'U.R.S.S., publié à Pékin le 8 mai). Moscou. - «Les dirigeants chinois brandissent leurs armes idéologiques non pas contre l'impérialisme, mais contre le mouvement communiste international... Leur but est de dénigrer notre parti, dans lequel ils voient le principal obstacle à leurs plans d'hégémonie» (Pravda, 12 mai). PÉKIN, par Tirana. - «M. Khrouchtchev et sa bande sont de véritables criminels, les pires comploteurs, les pires intrigants et les pires félons (...) qui ont eu l'impudence de nous dire ouvertement, comme l'a fait M. Anastase Mikoïan, qu'ils avaient tramé un attentat pour tuer Staline (...). C'est en vain que M. Khrouchtchev, le plus traître et le plus sale qu'ait jamais connu l'histoire du communisme, s'évertue à salir la mémoire du grand guide de la libération nationale, le disciple fidèle de Lénine, le maître de tout le prolétariat, Staline » (Enver Hodja, 27 mai). CESQUELQUESX.TRAITdS'une polémique diluvienne devant laquelle· bée d'admiration la panbéotie occidentale caractérisent assez un «marxisme » où Lénine aurait du mal à reconnaître «le successeur l~gitime de ce que l'humanité a créé de meilleur au XIXesiècle». De doctes soviétologues y discernent pourtant une noble émulation entre «orthodoxie» et «révisionnisme». Mais Khrouchtchev l'hérétique et Mao l'apostat se chargent et se chargeront de les détromper en rivalisant de menaces hurlantes contre l'impérialisme et de compromissions avantageuses avec le même impérialisme, à supposer que ce terme ait actuellement un sens.
134 Il faut croire qu'à la longue certaines évidences s'imposent néanmoins, car le Monde du 7 avril écrit que « le conflit avec Pékin, que plus personne n'ose désormais qualifier d'idéologique puisque, comme le soulignent entre autres les observateurs yougoslaves, il s'agit bel et bien de l'affrontement de deux grandes puissances » (précisons : de puissances impuissantes à mettre leurs menaces à exécution et leurs théories en· pratique). A la même date, le New York Times publiait un long article qui contredit tout ce que son auteur avait écrit sur le sujet durant les années précédentes, notamment en soulignant que « maints éléments entrent dans la dispute et l'exacerbent, mais le fond est une lutte pour le pouvoir, l'influence et le prestige dans le monde. Au niveau personnel, la lutte est entre Khrouchtchev et Mao Tsétoung (...). Les nationalismes rivaux ont rompu ce qui s'avérait être les liens fragiles de l'unité idéologique que les deux côtés prétendaient pendant les années 50 devoir garantir une amitié éternelle. » Le Monde encore admettait le 6 mai : « Ce qu'on pressentait dès le début apparaît avec clarté : la querelle " idéologique " est, somme toute, secondaire. La véritable bataille est politique : c'est une lutte d'influence. » Ainsi l'aveu de Zinoviev sur l'invention du trotskisme, « il s'agissait d'une lutte pour le pouvoir », demeure actuel. · En ce combat douteux, et sans issue prévisible, les Chinois font preuve d'une agressivité effrénée, parfois par Albanais interposés, tandis que les Russes et leurs subalternes ne se départissent pas d'une attitude conciliante, sans doute affectée, comme si de nouveaux palabres entre frères ennemis pouvaient réparer l'irréparable. Les allusions de Khrouchtchev au « parfait imbécile», au « sorcier suprême », n'empêchent pas de renouveler constamment les invites à une conférence impossible, cependant que les injures sanglantes de Mao s'accompagnent d'un optimisme de façade quant au caractère « provisoire » du conflit et à « l'unité » devant laquelle tremblent les impérialistes. A la vérité, une conférence générale des communistes apparaît inconcevable avec les Chinois et sans objet en leur absence. Si certains partis communistes se prononcent pour, et d'autres contre la réunion d'une conférence internationale, profitant d'une marge étroite d'appréciation accordée d'en haut, c'est que cela ne tire pas à conséquence, et précisément parce que la crise n'a rien d'idéologique. Les héritiers de Staline ne sauraient conférer sur des idées et ils perdraient la face en confrontant, comme il . est dit plus haut, « des ambitions vulgaires et des rivalités inavouables ». • A la dernière proposition soviétique de reprendre la discussion en vue de préparer une future conférence, les Chinois ont répondu le 7 mai avec une insolence extrême qui ne permet aucun doute quant à leur volonté de poursuivre un travail de sape et de mine dans le « camp » pseudo-socialiste. Il faudrait, selon eux, quatre ou cinq ans Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL « ou même davantage » pour la seule « préparation », rebuffade cinglante qui laisse imaginer leurs intentions perfides. Jamais les « impérialistes» pusillanimes n'ont osé s'adresser au Kremlin sur ce ton. Une autre insolence chinoise sans précédent a passé inaperçue en Occident,. mais mérite qu'on s'y arrête : elle a trait au « prétendu rappel », comme . dit Souslov, des spécialistes soviétiques qui travaillaient en Chine. Dans une lettre presque suppliante du 29 novembre I 963, le Comité central de Moscou adjurait le parti frère de « laisser le temps faire son œuvre » et, en gage de bonne volonté, offrait « d'envoyer des spécialistes en Chine si celle-ci le juge nécessaire». A quoi Pékin a répondu effrontément que si l'Union soviétique elle-même a besoin de spécialistes, la Chine est disposée à les lui fournir. Si impudente que soit la réplique, elle devrait clore· les spéculations déchaînées sur ce chapitre mineur. D'après le correspondant de l'agence France-Presse à Pékin, dont les renseignements viennent par force de source officielle chinoise, « le rappel soudain de 1.390 techniciens et conseillers soviétiques, en été 1960, aurait porté à l'économie chinoise, prétend-on maintenant, un coup sérieux en traître » (N. Y. Times du 30 mai). Qui croira que 1. 390 spécialistes de plus ou de moins sont d'une importance vitale dans un ensemble aussi vaste que l'économie chinoise? Souslov affirme, dans son long factum, que la Chine a volontairement réduit les « échanges économiques et culturels », et que malgré cela !'U.R.S.S. « continue aujourd'hui encore à construire 80 entreprises industrielles ; des ingénieurs, des techniciens, des savants et des étudiants chinois continuent comme auparavant à faire des stages et à étudier en U.R.S.S. ». Sur ce point, Mao et consorts, si prompts à mentir et à démentir, ont gardé le silence. Il serait donc sage de ne pas s'exagérer l'intérêt de controverses aussi dérisoires. Il reste que l'Etat absolutiste s'identifie au Parti unique dans les pays soumis au communisme et que les deux Etats, le soviétique et le chinois, sont engagés sur la scène internationale dans une sorte de guerre froide qui concerne aussi la politique extérieure de ~ous les pays. Dans la mesure où leurs affaires sont nos affaires, où il importe donc d'y comprendre quelque chose, on se gardera de vaines références à des phantasmes idéologiques alors que les « sans-scrupules conscients » de Moscou dénoncent âprement 1~ « marxisme à la chinoise » (sic) et que ceux de Pékin• anathématisent sans merci le pouvoir soviétique coupable, à leur avis, de « s'allier avec les forces de guerre pour s'opposer aux forces de paix, s'allier avec l'impérialisme pour s'opposer au socialisme (...), s'allier avec les réactionnaires . des différents pays pour s'opposer aux peuples du monde ». De telles insanités ne sont pas à prendre au tragique. B. Souv ARINE.
LE COMMUNISME ET LES GRANDES RELIGIONS par Léon Emery ON NE SAURAIT TROP le répéter: le marxisme prétend être beaucoup plus qu'une quelconque doctrine politique ; il se donne pour une philosophie totale, englobant une anthropologie, une philosophie de l'histoire, un système économique, une éthique. Dès l'instant qu'on se range sous sa loi, les autres Sommes de la connaissance n'ont plus de raison d'être et c'est pourquoi il lui importe essentiellement que disparaissent les grandes religions qui ont régné jusqu'à son apparition. A cet égard, il existe des liens évidents entre lui et les théories scientistes qui se flattent, elles aussi, de libérer les hommes en leur montrant les chemins nouveaux de la vérité. Rien n'est plus important dans l'œuvre de Marx que les thèses relatives à la démystification; il est bien inutile de parler à des esclaves, à des hommes aliénés, dépouillés d'eux-mêmes par les prêtres et les croyances illusoires. L'enseignement du matérialisme ~storique devient ·préface et condition de toute émancipation qui ne veut pas être un leurre; d'ailleurs le pouvoir sur les esprits ne se partage pas. Cela étant, il est clair que le communisme militant ou triomphant ne saurait renoncer à combattre les religions et à imposer l'athéisme sans renoncer dé~tivement à tout ce qui lui vient de Marx; l'opportunisme tactique peut justifier qu'on voile à certains moments cette loi suprême, mais ce ne sera jamais que par feinte, manœuvre et ruse. On s'égare donc lorsqu'on calcule les chances de la subversion communiste en tablant exclusivement sur les aspects d'un monde « bourgeois » et « capitaliste », au reste bien peu conforme désormais à la définition qui était valable du vivant de Marx. La lutte à mort contre les religions et les Eglises est un autre facteur très important dont dépend en partie la conclusion de ce grand drame. Nous voudrions tenter de définir sommairement l'attitude qu'ont adoptée les Eglises. traditionnelles en présence de la menace qui pèse sur elles.,le degréde perméabilitéd, e connivence Biblioteca Gino Bianco ou de résistance dont témoigne leur comportement ; il n'y a pas d'inconvénient à suivre un ordre classique ou scolaire, à considérer tour à tour les trois religions universelles qu'on tient pour prédominantes: bouddhisme, islam et christianisme. * 'f 'f SI L'ON s'en tient à une sorte de statistique officielle, c'est le bouddhisme qui compterait le plus grand nombre d'adeptes; il aurait quelque droit d'autre part à se dire universel puisque, les neuf dixièmes de ses recrues vivant en Asie, il peut néanmoins se targuer d'avoir essaimé en Afrique, voire en Europe et aux Etats-Unis. Mais ces indications générales n'ont que peu de valeur, car, à proprement parler, il n'existe pas d'Eglise bouddhique unitaire et la doctrine a subi, selon les temps et les lieux, d'incroyables métamorphoses. On sait que l'authentique enseignement du Bouddha n'a guère subsisté qu'en des zones assez restreintes, par exemple à Ceylan ; partout ailleurs, il s'est gravement adultéré ou plutôt a été recouvert par une luxuriante végétation de croyances locales, de rites, de mythes, de spéculations· métaphysiques. Il est donc très difficilede faire la part du bouddhisme historique dans les très complexes syncrétismes nés sur le sol de la Chine, du Japon et de l'Inde elle-même, peu fidèle en somme à la parole du maître. Trouverons-nous cependant une racine, un noyau reconnaissable, une tonalité commune plus ou moins accentués? Question décisive, car si nous en croyons certains auteurs, dont l'auto- . rité ne paraît pas indiscutable, bouddhisme et communisme feraient aisément bon ménage et même ne répugneraient pas à des symbioses ; cet amalgame paraît sommaire et grossier, une ascèse de l'âme qui veut se libérer dans le nirvana, et donc renoncer à toute existence person-
136 nelle, ne pouvant avoir rien de commun avec une doctrine de reconstruction sociale inspirée par la volonté de mieux vivre. On peut cependant exciper du fait que le bouddhisme atteint la personnalité en sa racine, ce qui rend plus facilement concevable l'absorption en un être collectif, tel que l'Etat populaire. Il se peut aussi que l'enseignement de la nonrésistance, du non-agir, favorise, qu'on le veuille ou non, la rapide conquête communiste. Tout le monde n'en conviendra pas, les admirateurs de la non-violence gandhiste (qui d'ailleurs ne se référait pas à la parole du Bouddha) faisant valoir qu'elle représentait dans la société hindoue le plus haut degré possible d'énergie, subir exigeant généralement plus de courage que combattre. On le reconnaît bien volontiers et l'exemple donné fut inoubliable; mais, outre qu'on ne parle plus guère de la non-violence dans l'Inde, et surtout pas autour de Nehru, il est permis de se demander si le prodigieux succès de Gandhi a pu établir une norme. Fatigués par des siècles de civilisation, les Anglais n'ont pu se résoudre à régner par le massacre et la terreur, mais une foule désarmée devant les chars de l'armée chinoise pourraitelle bénéficier chez l'ennemi de scrupules aussi paralysants ? Quoi qu'il en soit, nous sommes bien forcés d'avouer que nos informations relatives à l'attitude des bouddhistes chinois et, plus encore, des bonzes, en face du nouveau gouvernement de Pékin sont tout à fait misérables ; il ne semble pas qu'on puisse faire état d'une appréciable résistance ni d'une préférence des Eglises accordée à Tchang Kaï-chek. D'où il suit que les communistes n'ont pas de raison de se déchaîner contre une foule passive qu'ils malaxent à leur gré et qui se perd dans le limon populaire ; leur féroce acharnement contre la minorité chrétienne a suffisamment montré qu'ils savaient où frapper lorsqu'ils le jugeaient bon. Le bouddhisme chinois, déjà si désintégré, va-t-il disparaître au sein d'une société communiste promise à la durée? Y aura-t-il un réveil religieux consécutif à des catastrophes? Nous ne pouvons que laisser à l'avenir le soin de répondre. Le silence étant retombé sur un paysage historique sans contours visibles, nous n'avons qu'à nous tourner vers deux épisodes d'un relief plus accusé. D'abord, on l'entend bien, la conquête du Tibet. Il convient de commencer par dénoncer la mauvaise foi des journalistes à gages qui ont vu, ou feint de voir, que -la réinstallation des • Chinois à Lhassa n'était que le retour à de vieilles habitudes. Au temps de la douceur impériale, un représentant du Fils du Ciel encaissait des tributs ~ féodaux et protégeait les commerçants jaunes qui organisaient 1nagasins et caravanes, le reste lui important peu ; il laissait les moulins à prières fonctionner en paix et ne se souciait que bien peu des secrets magiques des lamas; nul rapport entre cette suzeraineté débonnaire et une conquête totale dictée par l'impérialisme . politique et les Biblioteca Gino Bianco· LE CONTRAT SOCIAL calculs stratégiques. Il se peut bien que le Tibet soit, comme on dit, « mis en valeur», mais c'est à la manière dont le furent tant de colonies. . Révoltes dans ta· montagne, répressions terribles, · déportations, exil volontaire du Bouddha vivant, nous n'avons guère besoin de rappeler un scénario· trop connu. N u1 doute que le vénérable édifice du bouddhisme tibétain tel qu'il fut exploré avec passion jusqu'en ses mystères est aujourd'hui en ruines, réserve faite peut-être pour quelques hautes vallées sauvages qui lui servent de refuge et qu'on dédaigne de coloniser; mais il est non moins clair que la poussée à travers !'Himalaya visait directement l'Inde. S'étant rendu compte que son agression contre ce pays constituait pour le moins une très grave faute diplomatique, Mao a provisoirement opté pour la modération ; les bases de départ n'en sont pas moins inscrites sur la carte et sur le sol. L'autre événement caractéristique est le drame récent du Sud-Vietnam. On ne songe pas à justifier le coup de folie qui précipita la famille Diem vers sa perte lorsque, seule contre tous, elle se mit à persécuter la majorité bouddhiste de la population, les bonzes et les pagodes servant selon elle de rempart au communisme. Que le Vatican ait aussitôt refusé de laisser le catholicisme se compromettre en cette funeste aventure, on le sait assez, mais la seule chose qui importe ici est le degré de vraisemblance de l'accusation portée contre le clergé bouddhique. S'il est des plus improbables que ce dernier, dans son ensemble, ait délibérément pactisé avec le Viet-Cong, il est par contre tout à fait croyable qu'un insidieux noyautage pouvait se faire parmi les fidèles et que nombre de temples pouvaient être secrètement utilisés. Ces quelques faits ne permettent que des conclusions assez vagues; nous nous gardons de prétendre juger au passage les richesses spéculatives du bouddhisme qui n'ont rien à voir avec la politique ; nous nous bornons à dire que le bouddhisme est un énorme corps lymphatique, sans unité organique, sans cohésion, très peu capable.de résister par lui-même à la submersion du marxisme. * ,,,.,,,. IL EN EST tout autrement pour l'islam, formidable bouture du monothéisme judaïque. Que sa pensée primaire soit bien plus plate que celle du bouddhisme, on en convient, mais elle est plus pratique, plus tendue, mieux faite pour l'action disciplinée et le combat. Sans constituer à proprement parler une Eglise unitaire, les collèges d'ulémas structurent avec une relative solidité le corps de l'islam. Il faut enfin rappeler qu'en plusieurs pays, au Maroc, en Transjordanie, la dynastie est encore l'élément de jonction entre la vie nationale et la religion. Depuis plusieurs .décennies, l'histoire des rapports entre l'islam et le communisme s'avère tout à fait inté-
L. EMBRY ressante : aucune hostilité certes et même, selon la loi de la conjoncture, une sorte de fraternité de principe, les peuples arabes étant « libérés » et le communisme «libérateur» par définition, glissement vers des modes de collaboration qui paraissent bien annoncer une fusion dont les deux grandes puissances marxistes seraient les bénéficiaires désignées, puis arrêt au bord de la chute, réactions de défense instinctive, maintien en des positions d'équilibre qui ne sont pas d'abandon pur et simple. Tout compte fait, la longue écharpe musulmane, tendue du Maroc au· Pakistan et à l'Indonésie, si elle est demeurée très éloignée de toute unité politique, a fait preuve par ses réflexes d'une certaine homogénéité et a préservé une sorte de qualité spécifique. Le chapelet des Etats arab~s constitue en sa majeure part ce qu'il est convenu d'appeler le tiers monde ou bien,"comme on voudra, le monde neutraliste, le monde non engagé. Cette évolution est remarquable et nous a, sans conteste, rendu d'appréciables services. L'exemple de l'Indonésie est l'un des plus instructifs qui soient. Lorsque l'opulent archipel fut arraché à la Hollande, les Etats-Unis, qui avaient fortement contribué à l'accélération du processus, pensaient pouvoir exercer discrètement leur influence sur la nouvelle République, et c'est un fait qu'ils y ont conservé des positions de première importance dans l'industrie pétrolière. L'anarchie de l'interrègne commençmt à se dissiper, il parut que des éléments indigènes d'orientation nationaliste et musulmane seraient en mesure de gouverner légalement. Mais la poussée communiste, intense dans les plus grandes villes, créait une grave cause de déséquilibre ; la balance pencha dangereusement, les compromis politiques accordèrent une place croissante à la démagogie, donc aux influences conjuguées de Moscou et de Pékin, unies pour dénoncer sans trêve l'impérialisme définitif et absolu, celui des Etats-Unis, on s'en doute bien. Vinrent les grands jours de Bandoeng et les flots d'éloquence surchauffée ; alors on eut le sentiment que la partie était perdue, que ce qui était fait aux trois quarts ne pouvait manquer de s'achever, que l'Indonésie serait une proie succulente pour la Russie ou, peut-être, plus encore pour la Chine dont les délégués à Bandoeng avaient été les véritables meneurs du jeu. Or ce sont les pessimistes qui doivent jusqu'à un certain point faire amende honorable ; le pendule est revenu à une position moins désavantageuse pour l'Occident et les Blancs, ce qui permit d'attendre la discorde soviéto-chinoise, laquelle, engendrant la perplexité, justifie et confirme de toute manière une position neutraliste. Dire qui ménagea au juste de telles chances serait fort délicat, mais outre l'armée, on peut estimer que le rôle des communautés religieuses et de l'islam en son ensemble ne fut pas négligeable. On sait de même qu'en Egypte, et jusque pendant les deux ou trois premières années du règne . de Nasser, la révolution s'était montrée fort polie à l'égard de l'Occident et de l'Amérique ; mais Biblioteca Gino Bianco 137 ce fut un triste jour que celui où Dulles crut sage de refuser les crédits qu'on lui demandait pour construire le barrage d'Assouan. Il en résulta une désastreuse cascade : la saisie brutale du canal de Suez; l'expédition anglo-française, aussi mal préparée que mal dirigée ; l'intervention américano-soviétique qui infligeait aux deux plus grands pays d'Occident un humiliant échec et, par voie . de conséquence, faisait de Nasser un héros vainqueur; enfin, la préférence définitivement accordée à !'U.R.S.S. pour les travaux du fameux barrage. Nasser, dont on avait ainsi multiplié la taille, pouvait désormais s'enfler pour les immenses desseins et n'y manqua pas; il pouvait aussi s'entendre de mieux en mieux avec la Russie mais, sous ce rapport, il s'est montré plus fluctuant, donc en définitive plus souple et plus habile. Nous pouvons faire maintenant la part de ses succès et celle de ses déboires. Il a son canal et son barrage du Nil, ce qui n'est pas peu; mais ses efforts pour créer un empire nassérien du Moyen-Orient n'ont rien donné et, d'autre part, il a eu la prudence de ne jamais rompre tout à fait ni avec l'Amérique, qui lui témoigne beaucoup d'indulgence, ni avec les agresseurs déconfits de 1956. Le Moyen-Orient voit s'affirmer aujourd'hui, sinon fleurir et fructifier, un socialisme proprement arabe qui, selon les lieux, conviendrait tantôt à l'Egypte elle-même, tantôt à la Syrie et tantôt à l'Irak. On ne perdra pas son temps à discuter sur des nuances, mais qu'est-ce à dire, sinon que ce socialisme est essentiellement national et islamique? D'où il suit que deux conclusions sont évidentes : promulguer une idéologie socialiste d'un type particulier, c'est refuser d'entrer dans une orthodoxie planétaire, adopter d'emblée la position titiste ; vouloir que cette idéologie soit arabe, c'est reconnaître, consciemment ou non, une dette envers la tradition coranique, car on ne voit pas ce que serait un arabisme radicalement détaché du Coran. Marx est donc jusqu'à un certain point tenu en échec par Mahomet et son internationalisme prolétarien s'avère une fois de plus fiction de théoricien. Dès l'instant d'ailleurs que Khrouchtchev reconnaît le droit pour chaque peuple d'aller au socialisme par les chemins qui lui conviennent, on est en pleine révision. Un socialisme chrétien poussé assez lo~ mériter~t les éloges de Moscou nonobstant toutes les thèses sur l'opium du peuple et la démystification.. ~ Resterait à dire un mot des trois Etats maghrébins, mais il suffit de remarquer qu'en dépit de différences notables, tous passent par des cycles parallèles. Même âpreté nationaliste, même tendance au régime autoritaire, même louvoiement entre les grandes puissances, la flexible formule du non-engagement permettant tous les coups de barre opportuns, et, surtout en cette ambitieuse Algérie, dernière venue durement forgée par la guerre, même souci de se donner un socialisme arborant ses couleurs. Au total, nous estimons défendable un optimisme modéré ; l'islam qui,
138 n'en déplaise aux matérialistes, demeure le socle visible ou invisible du monde arabe, n'a pa~ perdu sa force de résistance, ni même de rayonnement, puisqu'il recrute parmi les nègres. Le butoir qu'il oppose au communisme est efficace. SI LA LOGIQUE gouvernait les esprits, les plus graves problèmes seraient résolus en une minute. Entre le christianisme et le marxisme les contradictions sont flagrantes, totales, insurmontables, chaque partie ayant d'ailleurs cent fois prodigué à l'autre les anathèmes les plus solennels ; que des infiltrations se fassent d'une foi à l'autre, d'un camp à l'autre, voilà qui devrait être inconcevable. Mais la vie déborde constamment cettë rectitude et, s'il le faut, par l'absurdité. . E~ somme, ce sont les communistes qui prirent avec le plus d'aisance le parti de la marche en droite ligne. Ils héritaient de Marx non seulement la conviction que l'athéisme est nécessaire, mais aussi celle que toute religion est condamnée par le sens de l'histoire et qu'il faut se hâter de la pousser vers les oublièttes. Or il n'est pas de politique plus simple que l'extermination ; on vit donc se déchaîner une série de persécutions religieuses qui égalaient les plus tristement célèbres du passé. Le succès de ce diabolique ratissage semblait d'autant plus probable que les réactions des chrétiens révélaient un étrange désordre : protestations indignées, cris d'horreur, oui, bien sûr, mais aussi résignation au pire, paralysants cas de conscience, plongée en la nébuleuse de doctrines progressistes qui n'allaient jamais sans grande révérence pour Marx et sévérités redoublées pour le Moloch capitaliste. Le combat s'engageait bien mal. Mais en quelques années la fumée s'est partiellement dissipée, les reliefs se reconstituent ; on s'aperçoit que certains traits du paysage doivent être rétablis en de justes perspectives. D'abord il est devenu ridicule, même pour le sectaire le plus obtus, de soutenir que le christianisme est un vieillard agonisant soumis à un déclin fatal. Après tant de traverses, en ce monde moderne qui le conteste ou le repousse, il demeure la plus ferme assise de la civilisation blanche ; il met en action des forces spirituelles, voire matérielles, de toute première importance ; enfin et surtout il a fait preuve d'une capacité de rebondissement ou de rajeunissement dont les obseryateurs les plus indifférents à sa cause ne laissent pas de s'étonner. Nous avons en face de nous, non point des Eglises poussiéreuses et déchues, mais des Eglises en plein réveil qui revendiquent leur place dans la société moderne et ne refusent aucune collaboration à ses tâches ; nous avons une papauté qui a reconquis un grand prestige et fait montre de vues très ouvertes ; nous avons enfin des faisceaux de mouvements politiques ou sociaux plus ou moins rattachés au christiaBiblioteca Gino Bianco LE CONTRAT soc14 nisme et qui le chevillent dans la vie populaire plus peut-être qu'il ne fut jamais. Tout cela ne touche naturellement pas à l'essentiel, mais nous devons nous en tenir à ce qui peut être rationnellement évalué dans les grandes compétitions de ce siècle. Une histoire du présent, si l'on peut dire, faite du point de vue qui nous occupe, devrait commencer par un chapitre émouvant, celui des persécutions en U.R.S.S. et en Chine. Nous savons qu'elles ont été implacables et très largement destructives ou meurtrières ; mais nous savons aussi qu'un petit nombre de héros de la clandestinité ont survécu, qu'en Russie au moins l'~glise du silence se cache et attend, qu'il a fallu tolérer une Eglise orthodoxe, tout à fait officielle certes et contrôlée de près, mais dont on ne peut savoir quel avenir elle porte en elle, qu'il faut enfin reconn:aître périodiquement qu'en dépit de toutes les çampagnes « démystifi:mtes » des vestiges chrétiens se ·laissent déceler, même chez les jeunes. Qu'on '})ense encore aux s1tellites affectés par des tendances centrifuges ; on y ~rouveaujourd'hui la Pologne, la Hongrie, la Roumanie, et cela dit beaucol,lp. Sans doute on ne prétend pas savoir quelle est la part des banales divergences politiques ou celle d'un vieux nationalisme vite dressé ou redressé contre l'occupant soviétique, mais il serait très erroné de tenir pour négligeable l'influence des Eglises nationales, des prélats populaires e~ de l'antique p~ssé chrétien. Malgré tant de lourdes bévues des progressistes, les Eglises chrétiennes tiennent une place très importante dans la défense de la cité libre. Nous ne perdrons pas notre temps à rappeler quel rôle jouent ceux qu'elles inspirent plus ou moins dans les partis, les assemblées et les gouvernements d'Europe, mais il n'est pas superflu de jeter un coup d'œil sur l'Afrique noire et l'Amérique. En Afrique, où d'ailleurs les missions poursuivent courageusement leur œuvre, tout dépend finalement d'une bien mince et bien fragile élite indigène à la formation de laquelle l'école chrétienne a largement contribué ; les chrétiens noirs ont des responsabilités supérieures à leur nombre. Passant en Amérique, nous devrions longuement nous arrêter. Serait-ce pour parler de l'Eglise des Canadiens français qui est, dit-on, la plus riche du monde? Vaudrait-il mieux mentionner les rapides progrès du catholicisme aux Etats-Unis., aussi bien chez les Blancs ·que chez les Noirs., ces derniers recevant en même temps l'influx musulman? L'élection à la présidence d'un Irlandais catholique, même sans lendemain, restera comme un-signe des temps. Mais tout cela compte peu, au moins dans l'immédiat, par rapport à la grande partie où se joue le destin de l'Amérique latine. Nul n'ignore que les calculs de Castro et de ses commanditaires reposent sur un principe · qui ne manque pas de force : qu'on laisse en présence dans tous les pays latins une plèbe misé- _ rable et une oligarchie restreinte qui crée le scandale par sa richesse et son égoïsme, la révolution
L. EMBRY en jaillira nécessairement. Ceux qui servent le mieux de semblables espérances sont en toutes les villes des intellectuels marxisés, des étudiants surtout; heureusement, ils ont en face d'eux une cléricature plus authentique et qui dispose de meilleurs contacts avec les peuples. Les options politiques et sociales de l'Eglise catholique sudaméricaine pèseront considérablement dans la balance et décideront peut-être de l'avenir du continent ; la coutumière autorité des militaires doit être complétée, justifiée, par une forme de christianisme social, encore capable de tout sauver. Au temps où l'on parlait du règlement de la paix, certains émirent l'idée qu'on pourrait associer le pape à la négociation ; Staline trancha net en demandant avec un mépris écrasant de combien ce personnage disposait de divisions· armées. Propos de soudard réaliste qui n'est pas pour étonner. Nous · ne prétendons certes en aucune façon que Khrouchtchev soit d'ores et déjà sur la route de Canossa ; toutefois le fait qu~il ait ·cru habile d'envoyer son gendre au -....... ,,,. ~ - 139 Vatican mérite quelque attention. S'est-on aperçu que le christianisme est une force non exactement mesurable par le nombre de ses chars ? Bien des choses ont déjà changé en vingt ans dans les réalités et même dans les doctrines. On terminera ce survol par une remarque peut-être utile. Les socialistes et la plupart des économistes qui naviguent de conserve avec eux se trompent en leurs prévisions et en leurs pronostics avec une remarquable constance; c'est qu'ils ont été fascinés par le matérialisme historique au point de croire que les graphiques relatifs à la production, aux prix, aux salaires, aux niveaux de vie, recèlent les secrets de l'avenir. Décidons-nous enfin à comprendre que le matérialisme historique est une coupe conventionnelle dans la réalité, rien de plus. La décision sort bien souvent de ce qu'on appelle dédaigneusement des impondérables, les grandes religions étant d'ailleurs à la fois pondéreuses et impondérables. LÉON EMERY. .., .. .. - ... . . . ' ., Biblioteca Gino Bianco.
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