Le Contrat Social - anno VIII - n. 3 - mag.-giu. 1964

142 rents systèmes politiques en conséquence. Il n'est pas difficile de comprendre pourquoi, avec sa crainte de la gauche et son respect pour le chef fort, doué de qualités « charismatiques », capable d'inspirer une dévotion irrationnelle, il en vint à s'exprimer d'une manière qui anticipe sur les nazis. La Russie, qu'elle soit tsariste ou bolchévique, était selon lui la .grande menace pour la civilisation occidentale. Il justifiait la première guerre mondiale comme une q.éfense de l'Occident contre le tsarisme ; même après la défaite, il se réjouissait que l'Allemagne ait pu sauver le monde du knout russe, tout en redoutant que la Russie ne redevienne puissante ~t se partage le monde avec l'Amérique victorieuse. S'il avait vécu après 1920, c'eût été pour lui un cruel dilemme : fallait-il accepter ou non l'homme qui restaurait la puissance allemande et préparait la guerre contre · r ennemi national ? C. MILLSet H. GER TH font également grand cas de la perspicacité prophétique de Weber devant la montée du « collectivisme bureaucratique ». « En 1906, disent-ils, dans un brillant essai sur la première ph~se de la révolution russe, il prédisait à la Russie un socialisme bureaucratique. »· Que la démocratie et le socialisme doivent nécessairement conduire à ce que l'Etat bureaucratique prenne l'individu à la gorge est une banalité du libéralisme au x1xe siècle : on la trouve dans la plupart des critiques adressées à la gauche depuis les années 40, en particulier dans les écrits de cet âpre défenseur de la liberté et de l'inégalité que fut Herbert Spencer ( L'Esclavage futur) ; auparavant, dès l'époque de Napoléon, l'Etat était comparé à une fabrique ·où les hommes étaient réduits à des instruments mécaniques.. Soutenir pareilles conceptions n'implique donc aucune profondeur historique exceptionnelle. Chose plus remarquable et plus rarement mentionn~e, ceux qui redoutent l'autorité de l'Etat sont_les premiers à réclam~r son aç(jon répressive dès que les masses exigent un· peu de liberté. Il faut cependant admettre que quiconque aurait pu prévoir en 1905 l'issue des révolutions en Russie, ainsi que Weber est censé l'avoir fait, eût été doué d'un esprit véritablement prophétique. Ses prémisses et ses observations méritent certes beaucoup de considération, mais on aimerait savoir où les traducteurs de Weber ont découvert ce remarquable pronostic. Pendant la révolution de 1905, Weber écrivit deux longues études de plusi~urs centaines âe pages sur les événements et les mouvements sociaux. en Russie, qu'il suivait avec un intérêt passionné ( Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, vol. 22 et 23, 1906). Ces études. cpnstituent une pierre de touche pour la perspicacité de Weber en matière politique. Il y prédit que le tsàrisme sortira renforcé de la réaction contre -la révolution, ·mais qu~il Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL devra accepter un certain nombre de réformes: Nulle part il ne prédit la victoire finale du parti bolchévique, qu'il traite avec condescendance• comme un groupe de putschistes insen~és . et · fanatiques. S'il s'attend à la bureaucratisation croissante de la société russe, ce n'est pas parce· qu'il compte qu'elle d~vienne. soci~ste_, mais e~ raison de l'introduction du capitalisme qw restreint nécessairement la liberté en: subordonnant les individus à ses fonctions d'organisation et de rationalisation. Aussi rassure-t-il ceux qui vivent· dans la crainte permanente qu'il puisse, dans l'avenir, y avoir trop de «démocratie» et d' «individualisme » et trop peu d' «autorité », d' «aristocr.atie » et de déférence envers le fonctionnaire. L'histoire engendre inexorablement,' toute l'expérience le prouve, de nouvelles «aristocraties » et de nouvelles «autorités » auxquelles celui qui les estime nécessaires . p_ou: luimême ou pour le «peuple» peut s'accrocher. St cela ne dépendait que des conditions «matérielles » et des constellations d'intérêts directement ou indirectement «créées » par elles, n'importe quel sobre examen ferait penser : tous les signes économiques semblent annoncer un manque croissant de liberté. Il est parfaitement ridicule d'attribuer au grand capitalisme d'aujourd'hui, tel qu'il est importé maintenant en Russie et tel qu'il existe en Amérique - ce caractère inéluctable de notre développement économique - une affinité avec la démocratie ou même avec la liberté, dans quelque sens que ce soit (ep. cit., vol. 22, pp. 346 sqq.). [Les guillemets, de Weber, caractérisent bien son style et sa neutralité consciente dans la manière d'user des termes de valeur en matière de science : le peuple devient le «peuple »]. De ces écrits (et d'autres encore), il ressort que Weber croyait inévitable une bureaucratisation de la société et une réduction de la liberté. Cda non pas tant comme une conséquence du besoin de conserver le pouvoir d'une classe ou d'un groupe dictatorial placés dans des conditions instables, mais comme une nécessité inhérente d'abord à la nature même de la société telle qu'on l'a vue dans le passé, et ensuite aux besoins particuliers d'une économie complexe et d'une technolqgie moderne. Par endroits, il semble dire aussi que la civilisation occidentale est fondée sur ·un esprit « rationalisateur >> ( déjà visi}?le au Moyen Age) gui çrée toutes ces formes d'asservissement et d'aliénation dans ·.la vie pratique et dans la culture~ .mais il est loin d'être clair et logique sur ce point.· Les mêmes facteurs joueraient en tout cas pour limiter la liberté dans une société socialiste. Si les droits individuels et la culture existent sous le capitalisme contemporain, c'est malgré l'ordre éeonomique plutôt qu'à cause de lui. Les conditions qui les avaient rendus possibles ont disparu depuis longtemps ; liberté et culture ne sont à présent que simples survivances d'un stade antérieur de. la société, et les maintenir demande une volonté et des soins particuliers~ . . Néaiunoms, en parlant du soulèvement de 1905 · en Russ~e, Weber pouvait ~crire : , La lutte des Russes pour la liberté montre peu de traits «grandioses » qui s'adressent directement au

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