M. SCHAPIRO directe de sa personnalité volcanique et qui ne partagent pas ses idées politiques, c'est en grande partie à cause du poids qu'il accorde aux idées éthiques et religieuses, ainsi qu'à des individus inspirés, doués d'une énergie spirituelle, quand il rend compte du développement des institutions, en même temps qu'il souligne les dures réalités du pouvoir - parfois avec une pointe envoyée d'un ton suffisant aux réformateurs et utopistes impuissants - et qu'il voit dans la force le facteur décisif de l'histoire politique. Pour cela et aussi pour son sérieux passionné, légendaire dans une profession où l'on ne prend pas de risques et où l'on a souvent tendance à justifier de manière servile les choses telles qu'elles sont. Weber avait une grande et franche sympathie envers les individus qui vivent et souffrent de manière désintéressée pour une grande cause. On sait qu'il intervint au tribunal pour sauver Ernst Toller après le rôle joué par ce dernier dans la république soviétique de Bavière, quoique Weber eût été horrifié par la révolution qu'il stigmatisait comme un grand malheur pour la nation allemande. Il prit la défense de Toller comme d'un homme sincère qui avait agi par pure conviction. Cependant, quand on connaît mieux Weber · et qu'on réfléchit à ses jugements éthiques, on voit combien ils étaient limités par ses réactions nationalistes et ses attitudes de classe. Son admiration pour les idéalistes et les martyrs fait souvent penser aux applaudissements d'un observateur honnête et chevaleresque qui jouit au spectacle d'une conviction intransigeante comme s'il s'agissait d'un exploit, et qui condamne un désordre subversif partout où il le découvre, sans remarquer la liaison nécessaire entre les deux. En défendant Toller, il le caractérisait comme un homme égaré par l'hystérie des masses, comme si les masses n'étaient pas constituées d'individus non moins courageux et prêts à se sacrifier pour la liberté, comme si la sympathie de Toller pour le peuple pouvait être séparée des conditio~s de vie du peuple. Selon lui, ces individus anonymes et incultes agissaient par intérêt personnel, alors que Toller était un pur idéaliste. Weber fait toujours le départ entre les dirigeants et le peuple (jusqu'à ce que son irritation envers ceux-là l'emporte et qu'il s'en prenne à eux comme à des « littérateurs », mus par la vanité ou le ressentiment personnel). En détachant les qualités éthiques des dirigeants révolutionnaires du contenu de leurs actions, il est en mesure de les respecter et de sauvegarder son propre honneur d'homme généreux capable de s'élever au-dessus des partis. En détachant l'action des masses de leurs besoins et de leur dignité humaine, il est en mesure de justj.fierla répression et le pouvoir de sa propre classe. Par un mécanisme évident, son double critère moral, selon qu'il s'applique à l'individu ou au peuple, devient en pratique un critère unique, favorable au régime capitaliste quand il juge des révolutions et des guerres. Biblioteca Gino Bianco. 145 Durant la première guerre mondiale, qu'il accueillit avec enthousiasme, il accepta les pertes terribles éprouvées par son pays comme le prix nécessaire au maintien de la puissance allemande. D'autre part, il condamna le « carnaval sanglant» de la révolution de novembre 1918, pourtant incomparablement moins dévastatrice. Tout en étant convaincu que la force est l' ultima ratio dans les luttes sociales et nationales, il se sentait gêné devant elle et, comme beaucoup d'autres qui préconisent la violence de l'Etat contre la classe ouvrière, il faisait retomber la responsabilité sur les victimes. Il pouvait dire du barbare assassinat de Liebknecht : La dictature du ruisseau a pris fin d'une n1anière que je n'aurais pas souhaitée. Liebknecht était sans aucun doute un honnête homme. Il avait appelé le ruisseau au corn.bat - le ruisseau l'a emporté. Comment Weber aurait-il réagi s'il avait su que ce meurtre avait été combiné en haut lieu? Quelques semaines auparavant, il avait écrit dans la Frankfurter Zeitung : Etant donné le caractère de la gauche, des putsch révolutionnaires sont inévitables ; il faut attendre et voir si le régime socialiste, y compris les Indépendants, aura la main assez forte pour rendre les militants inoffensifs par des méthodes dures, énergiques et cependant humaines. N'ayant aucune sympathie pour le peuple, l'idée qu'il se (aisait de la liberté n'était pas celle d'une action ou d'un droit positif qui transforme la vie sociale tout entière par son contenu humanitaire et démocratique, mais un temps de répit pour la vie privée, séparée des institutions géantes qui asservissent l'homme au bureau ou à l'usine. En soulevant la question (sans tenter sérieusement d'y répondre) de savoir ce que « l'on pourrait opposer à ce mécanisme pour préserver un restant de notre humanité du morcellement de l'âme, de cette domination absolue des idéaux de vie bureaucratique », il ne pensait pas à des choses triviales telles que l'oppression, la pauvreté, le chômage ou les guerres, mais au malaise spirituel du bourgeois cultivé qui a réussi, qui sent l'incompatibilité de la routine professionnelle moderne avec les normes hé1itées d'une vie personnelle créatrice.. Lorsqu'il eut à choisir entre ce qu'il considérait comme le corps éminemment moral et éclairé des fonctionnaires allemands et la grande bureaucratie des affaires, il donna la préférence à celle-ci, comme plus libre quoique éthiquement inférieure ; son argument principal, cependant, était que l'intérêt national l'emporte sur l'éthique, - les fonctionnaires corrompus des démocraties contribuant à la puissance nationale plus que ne le font d'honnêtes bureaucrates allemands. Le critère final de la puissance nationale était pour Weber situé au-delà de la critique rationnelle. On pouvait certes en examiner les conséquences logiques, mais on ne pouvait ni la justifier
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