Le Contrat Social - anno VIII - n. 3 - mag.-giu. 1964

160 nations évoluées de l'Occident, en particulier des Anglais et des Allemands. Mais, dans leur for intérieur, ils conservaient la certitude que, quoi qu'il arrive, l'étendue de leur pays et leur force numérique prévaudraient en fin de compte. Le messianisme russe, qui plongeait ses racines dans la religion et le mysticisme national, avait aussi son aspect quantitatif. CETTE CROYANCE instinctive reçut un premier coup lors de la guerre russo-japonaise de 1904-1905, lorsque l'énorme masse de la population russe fut défiée par un petit pays qui n'était même pas européen. Le slogan chauviniste était, au début de la guerre : « Nous n'en ferons qu'une bouchée ! » En l'espace d'un an, pourtan.t, la marine russe étant détruite, les armées de terre vaincues, et Port-Arthur pris, les « macaques » avaient triomphé et l'Empire russe d'Extrême-Orient s'était presque écroulé. La première guerre mondiale, neuf ans plus tard, ruina bien davantage le caractère illusoire de la mystique du nombre. Aucun pays, même s'il possédait l'immensité géographique et le potentiel biologique de ·la Russie, ne pouvait se permettre pareille saignée. La leçon était claire : la qumtité n'était pas, par elle-même, suffisante; la qualité était également nécessaire. La réponse fut l'industrialisation et la collectivisation des années 30. Des millions de vies huniaines furent sacrifiées par Staline sur l'autel de la « nécessité historique ». La fibre intellectuelle et morale du pays souffrit de profonds et permanents dommages. Au moment de la deuxième guerre mondiale, néanmoins, l'Union soviétique était bien plus à même de résister à l'attaque que lors de la première guerre. Mais !'U.R.S.S. ne pouvait rivaliser avec les Allemands sur les terrains technologique et administratif et ne remporta finalement la victoire qu'au prix d'une nouvelle saignée, sacrifiant des millions de ses habitants. L'Union soviétique de 1964 est, certes, un pays très différent de ce qu'était la Russie à la veille de la guerre russo-japonaise. Mais les vieilles habitudes de pensée mettent du temps à mourir. En dépit des bombes à hydrogène fabriquées sur son sol, des satellites artificiels et d'autres réalisations impressionnantes dans le domaine de l'éducation et de la technologie, le sentiment d'une infériorité qualitative fondamen- _talevis-à-vis des pays dont l'industrialisation est plus ancienne subsiste en Russie. Et, malgré l'amère expérience acquise au cours de trois guerres, il en est _ainside la croyance compensatoire en l'efficacité du nombre. De ce point de vue, la réalité démographique chinoise doit avoir un effet curieux et inquiétant sur les Soviétiques. C~r la Chine apparaît aux Russes modernes exactement de la même façon qu'apparaissait la Russie du passé à l'Occident: Biblioteca Gino Branco L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE une masse énorme, pesante et anonyme dont le volume inspire une vague terreur. Les Soviétiques sont actuellement engagés sur la voie . d'une réorientation psychologique difficile. Face à la Chine, ils commencent à se voir comme un pays numériquement inférieur, mais supérieur du · point de vue de la technologie, rôle qui ne leur est pas naturel. Les dirigeants du Parti ont pris conscience de cette attitude au moins dès 1958. Le 2 octobre de cette année-là, les lzvestia publiaient, bien en évidence et non sans malice, la photographie d'un fourmillement humain sur un paysage accidenté - des coolies chinois construisant un barrage. A part deux grues se dressant dans le ciel, on ne voyait que des milliers de manœuvres au travail, la palanche sur les épaules avec un seau à chaque bout. La légende était ainsi conçue: « La Chine édifie le socialisme. » L'article qualifiait cette photographie d'illustration des progrès de la Chine vers le socialisme. Sur la page opposée, la photographie d'une moissonneuse perfectionnée manœuvrée par un seul technicien sur les terres d'un sovkhoze soviétique. C'était là une adroite mise en scène journalistique en vue d'exploiter et de favoriser une certaine attitude envers les Chinois, attitude dont les auteurs de l'article connaissaient l'existence parmi leurs lecteurs. L'image d'une Chine composée d'immenses hordes sous-alimentées menées par leurs instincts, toute simplifiée et incomplète qu'elle soit, éveille à coup sûr deux sentiments chez le Soviétique. La première est la peur que la mer humaine ne vienne inonder les rives de son pays, qu'elle ne se répande dans les territoires soviétiques à faible densité. En mars I 962, un auditeur ukrainien écrivait à une station de radio étrangère émettant vers l'Union soviétique : « Je pense quelquefois à ce que peuvent faire ces Chinois si à l'étroit chez eux. Ne vont-ils pas demander qu'on les laisse s'installer dans les étendues sibériennes ou dans celles d'Asie centrale, où ils seraient moins à l'étroit?» Cette pensée doit hanter en particulier les Soviétiques qui connaissent la Sibérie orientale et !'Extrême-Orient, où la présence de la Chine sur la rive opposée de l'Amour et de !'Oussouri se fait sentir de façon plus pressante. L'autre crainte est d'un caractère moins rationnel. Le mot d'argot russe qui qualifie les Chinois, jeltorotiki (les « becs jaunes »), l'exprime bien. L'idée que, tant~que les Chinois resteraient ses alliés, la responsabilité de faire vivre des millions de jaunes affamés incomberait en quelque sorte au peuple soviétique avait beau être un mythe, elle n'en était pas moins acceptée par de nombreux Russes. La gratitude de la Chine envers « le grand peuple soviétique pour son aide frater- .nelle », leitmotiv qui, jusqu'à ces derniers temps, revenait immanquablement dès qu'il s'agissait des rapports entre Pékin et Moscou, devait sonner · creux aux oreilles des citoyens soviétiques. Aussi, lorsque, en 1962 et 1963, la nouvelle que le _fossé

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