K. PAPAIOANNOU taire » du pouvoir de la classe dominante. Pour lui, tous les pouvoirs : économique, politique et idéologique, se trouvent chaque fois concentrés aux mains d'une seule classe : celle que le développement économique et la division du travail ont installée aux postes de commande de la production. Le pouvoir politique et le pouvoir économique ne possèdent aucune indépendance et n'ont pas de développement propre. Les groupes auxquels ils sont échus ne représentent pas des puissances autonomes capables de déterminer leur « infrastructure » économique : simples produits d'une· division du travail qui s'effectue à l'intérieur de la classe dominante, ils n'exercent le pouvoir que «par délégation». Ainsi, l'Etat est un «instrument » de la classe dominante : il n'est que « la forme où les individus d'une· classe dominante font valoir leurs intérêts communs» 2 • De même, l'idéologie d'une société n'est que l'expression systématique des idées, des représentations et des symboles où se reconnaît la classe dominante : la « classe politique » aussi bien que la « classe idéologique » (l'expression est de Marx : ideologische Stand) ne constituent pas des classes au sens strict du terme, mais des - sous-groupes tirant leur essence et leur légitimité de la classe économiquement dominante. Nous verrons quelles sont les conditions, selon Marx «anormales», qui expliquent l'« indépendance momentanée » de l'Etat ; c'est sa conception de la «classe idéologique» qui doit d'abord retenir notre attention. La cc classe idéologique » EN MtME TEMPS qu'elle scinde la société en deux classes irréductiblement hostiles, la division du travail « se manifeste également à l'intérieur de la classe dominante comme division du travail spirituel et du travail matériel» 3 • Ainsi, à l'intérieur de chaque classe dominante,« l'une des parties fonctionne comme penseurs de cette classe : ce sont ses idéologues ». Face aux « membres actifs » de la classe, « qui ont moins le loisir de se faire des illusions et des idées sur eux-mêmes», les idéologues se donnent « la spécialité de forger les illusions de cette classe sur elle-même et font de cette spécialité leur principal gagne-pain». Les catégories utilisées par Adam Smith pour décrire la division du travail dans les manufactures de Manchester valent également dans le domaine de la «production spirituelle » et finissent par donner aux «producteurs d'idées », à la « classe qui dispose des moyens de la production intellectuelle » l'aspect d'un cartel général qui «réglemente entre autres la production et la distribution des idées ». Dans cette perspective, il serajt «absurde » et «théologique » de croire que les détenteurs du 2. Marx-Engels : Die Deutsche ldeologie (titre abrégé : D.I.), éd. Dietz, 1951, p. 61 (trad. Molitor, VI, 247). 3. D.I., pp. 44-45 (VI, 193-94). Biblioteca Gino Bianco 149 pouvoir idéologique puissent constituer une classe indépendante et entrer réellement en ligne de compte dans la configuration des « rapports de production », domaine par essence réservé aux «membres actifs » de la classe dominante. De même est rejetée d'emblée toute possibilité de conflit entre le pouvoir économique (la « société civile »), le pouvoir politique (l'armée, l'Etat) et le pouvoir idéologique (le sacerdoce). Mais déjà dans la communauté primitive, à côté du roi, le porteur de la puissance est le sorcier, à la fois prêtre, médecin, barde, savant,_etc. La fonction du prêtre établie à côté de celle du roi marque le début d'une différenciation proprement historique de la puissance ; le prêtre succède au roi et au sorcier en tant que porteur exclusif de la puissance idéologique et celle-ci s'étend à la vie tout entière et empiète par la force des choses sur le domaine de la puissance temporelle. D'où la séculaire hostilité entre la religion et la politique. Déjà, dans la Babylone d'Hammourabi, face au Palais s'élevait le Temple: deux puissances adverses qu'on retrouve à toutes les époques religieuses, dans les luttes des pharaons contre le clergé thébain d'Amon, les conflits entre Samuel et Saül, l'opposition médiévale entre les basileis byzantins et les moines, les Papes et les Empereurs. Une seule fois Marx semble avoir reconnu le clergé comme classe indépendante, - et ce fut pour travestir les prêtres d'une religion funéraire en une «synarchie» de spécialistes de l'hydraulique. « La nécessité, dit-il, de contrôler les périodes du Nil a créé l'astronomie égyptienne et imposé la domination de la caste des prêtres chargée de la direction de l'agriculture 4 • » Ainsi donc la domination de la « caste » des prêtres serait due non pas au pouvoir idéologique que lui conférait l'intense religiosité populaire, mais à la compétence technique que lui assuraient ses connaissances en astronomie. S'il en était ainsi, les périodes théocratiques de l'histoire égyptienne auraient dû marquer l'apogée des « grands travaux » et de la prospérité. Or c'est le contraire qui se produisait chaque fois que les prêtres arrivaient à la prépondérance, sapant l'autorité de l'Etat et détruisant l'immense machine bureaucratique sur laquelle reposait la richesse du pays. Dans toutes les époques théocratiques, on peut mesurer la puissance du sacerdoce par l'évolution du calendrier. A l'époque de Ramsès III, donc à rapogée de la puissance politique et économique du clergé, un nouveau calendrier des fêtes fut introduit : en additionnant tous les cultes, au cours de l'année, on chômait un jour sur trois, sans compter les fêtes mensuelles des anciens calendriers. D'où, remarque A. Moret, «négligence et paresse dans toute l'organisation sociale » 6 ••• La même volonté tenace de nier la spécificité du pouvoir idéologique apparaît également dans 4. Kapital (titre abrégé : K.), I, p. 539. S· A. Moret : Histoire de l'Orient, 1936, II, p. 590.
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