M. SCHAPIRO « pathos» du spectateur de l'extérieur. Cela est dû au fait que, sauf pour l'inintelligible programme agraire, les buts de la lutte ont depuis longtemps perdu le charme du nouveau pour nous autres Occidentaux : ils semblent manquer de l'originalité qui était la leur au temps de Cromwell et de Mirabeau (...). Ils sont, pour la plupart d'entre nous, triviaux -- comme le pain q'll:otidien. En outre, il y a une autre raison : les deux camps manquent vraiment des «grands chefs» auxquels un simple spectateur sensible à la situation puisse s'attacher. Le drame tout entier équivaut pour Weber à un mouvement d'épigones ; les idées de la révolution, de quelque côté qu'on se tourne, semblent de simples « produits. collectjfs ». Impossible donc, pour un observateur, de distinguer parmi les idées· et. les· actions· ordinaires lè « puissant pathos des destinées individuelles.», l'idéalisme et les énergies, les espoirs et les déceptions des combattants. La révolution, dit-il, ressemble trop à la guerre moderne : rien que technique et nerfs. Quand le tsar fut renversé et la république instaurée, Weber refusa de considérer le fait comme un progrès vers la démocratie ·en Russie•. Dans un article publié en avril 1917, il écrivait : « Il n'y a pas eu encore révolution, mais simplement déposition d'un monarque incompétent. » En qualité de nationaliste bourgeois, Weber comprenait fort bien que les dirigeants bourgeois du régime russe en avril 1917 étaient des impérialistes peu enclins à encourager la démocratie ; et il reconnaissait également le chauvinisme des sociaux-démocrates russes de droite. Mais audelà, pour tout ce qui concernait la mass·e du peuple, il était aveugle et prenait ses désirs pour des réalités. Il raisonnait ainsi : les ouvriers industriels, qui touchaient de gros salaires dans les usines de guerre, ne pouvaient absolument pas sympathiser avec la révolution ou avec la paix, ni même s'allier avec les paysans qui demandaient la terre et la fin des combats. · « Partout dans le monde où les ouvriers socialistes ont pris en main le gouvernement {comme dans les villes de. Sicile), ils se sont montrés partisans conscients du développement capitaliste qui leur procure du travail. » Une révolution ouvrière; il en était certain, ne réussirait en aucun cas, étant donné ·que les masses ne pouvaient obtenir les crédits indispensables à un régime stable. Weber n'en redoutait pas moins ces ouvriers socialistes et son article s'adresse en partie aux socialistes allemands qu'il met en garde contre l'exemple russe. Les sociaux-démocrates russes veulent que leurs camarades allem?.nds·· poignardent l'Allemagne dans le dos alors que la patrie est assaillie par une armée de . - . nègres, gourkhas, toute la racaille barbare de la terre (... ) .. Il est essentiel que la cl~sse buvrière allemande sache à quoi s'en tenir, et' sache aussi pourquoi il ne fait aucun doute qu'il n'existe pas en Russie de « démoccatie » authentique. Avec une Russie vraiment démocratique, nous pourrions conclure à tout moment un.e pabt honorable. Avec la Russie actuelle, cela nous est BibliotecaGino B-ianco 143 probablement impossible, C'.lr ses dirigeants ont besoin de la guerre pour maintenir leur pouvoir. Mais, « avec une certitude absolue, le moment · viendra naturellement», dans quelques mois, où les éléments bourgeois en Russie créeront l'ordre _nécessaireà une paix honnête. Et il conclut sur ces mots son article consacré à l'un des événements les plus décisifs de l'histoire moderne : De la pseudo-démocratie actuelle nous n'avons, quant à nous, rien du tout à apprendre, si ce n'est une chose : on ne devrait pas compromettre le crédit moral d'une couronne par une escroquerie comme l'actuel droit de vote de la Douma (« Le passage de la Russie à la pseudo-démocratie», in Gesammelte Politische Schriften, 1921, pp. 107 sqq.). Que dit-il quand l'impossible arrive, quand ouvriers et paysans renversent l'ordre bourgeois ? On peut trouver ses pensées sur la révolution d'Octobre dans une conférence sur le socfalisme faite devant un auditoire d'officiers de l'armée autrichienne à Vienne au printemps de 1918. Il la qualifie de « dictature militaire des caporaux » et met en doute la capacité de ces caporaux bolchéviques, même avec l'aide de spécialistes et d'officiers de l'ancien régime, à survivre ou à entretenir la vie économique du pays : « Il me paraît douteux que les officiers, une fois qu'ils auront de nouveau les troupes en main, se·laissent mener éternellement par ces intellectuels. » En _raisondu caractère transitoire du pouvoir bolché- _vique, Weber n'envisage pas d'intervention armée de l'extérieur. Au contraire, il parle en ces termes d'une. politique de non-intervention envers la Russie : · Il s'agit là de la première et de la seule grande expérience de la dictature du prolétariat dans l'histoire. Et l'on peut affirmer avec assurance et en toute sincérité que les négociations de Brest-Litovsk ont été conduites du côté allemar..d de la manière la plus loyale dans l'espoir que nous obtiendrions une véritable paix avec ces gens. Cela pour plusieurs raisons. Ceux qui partaient d'un point de vue bourgeois étaient pour la paix parce qu'ils se disaient : pour l'amour de Dieu, laissons ces gens faire leur expérience, ça va sûrement couler et ·ce sera alors un exemple effrayant. Nous autres, parce que nous raisonnions ainsi : si l'expérience réussit et que nous voyions que la culture est possible .·sur ce sol, alors nous serons convertis. Celui qui se mit en travers du chemin fut M. Trotski, lèquel, non content de faire cette expérience dans sa propre maison ·et d'espérer qu'en cas de succès ce serait une propagande incomparable pour le socialisme dans le monde ·entier, voulut encore davantage et souhaita, avec la .vanité typique d'un littérateur ·russe, déchaîner la _guerre civile en Allemagne au moyen de batailles verb;µes et de l'abus de mots tels que« paix» tt «autodétermination ».•• ( Gesammelte Aufsi.itze zur Soziologie und .Sozialpolitik; 19i4, pp. 492 sqq.). Weber était en réalité, au sujet des objectifs allemands à Brest-Litovsk, moins naïf que cette ·conférence pourrait le laisser croire. Les lettres qu'il écrivàit à sa femme pendant les négociations ·traduisent de l'inquiétude quant·aux conséquences
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