152 et se mettent au service de leurs propres intérêts dans la mesure où la complication croissante de la vie sociale, les tensions internes et les conflits externes rendent impossible le contrôle collectif. Finalement, les « intérêts communs » deviendront l'objet exclusif de la réglementation autoritaire et l'Etat sera le maître de la société. On pense au récit biblique dç l'intronisation du pr~mier roi d'Israël ( Sam., I,8) : Le peuple criait : Donne-nous un roi pour nous juger ; et Samuel pria Dieu ; et Dieu dit à Samuel : « Ecoute la voix du peuple (...) mais dépose témoignage contre eux, et fais-leur connaître le droit du roi qui régnera sur eux. » Samuel dit : « Voici quel sera le droit du roi. Il prendra vos fils pour faire la guerre et pour labourer; il prendra vos filles pour en faire des parfumeuses, des cuisinières, des boulangères ; il prendra la dîme de vos · semences et de vos vignes pour la donner à ses eunuques et à ses serviteurs. Il prendra la dîme de vos troupeaux et vous serez ses esclaves. Alors vous crierez contre votre roi. » Le peuple refusa d'écouter la voix de Samuel. Ils lui dirent : « Non, mais il y aura un roi sur nous, et nous serons, nous aussi, comme toutes les nations ; notre roi nous jugera, il partira en campagne à notre tête et il combattra nos combats ... » C'est cette vision tragique qu'Engels transpose dans le langage hégélo-marxiste de l' «aliénation ». Dans l'Etat, il y a plus qu'un simple appareil d'oppression d'une classe par une autre; c'est la société tout entière, donc toutes les classes qui doivent s'aliéner dans la puissance étrangère qui s'interpose entre l'œuvre commune et la communauté: · Pour la défense des intérêts communs, la société a créé, originairement par simple division du travail, ses organes propres. Mais ces organismes, dont le sommet est constitué par le pouvoir d'Etat, se sont avec le temps mis au service de leurs propres intérêts, et de serviteurs de la société ils en devinrent les maîtres 10 • C'est à une« aliénation» de ce genre que Marx attribue l'avènement du premier mode de production qui s'est dégagé de l'animalité primitive : le «mode de production asiatique ». Selon Marx, c'est la cc nécessité de contrôler collectivement les forces naturelles » 11 qui amena les communautés villageoises orientales à demander l'intervention de l'Etat despotique et à se soumettre à son appareil bureaucratique. Si « la régulation du régime des eaux a été une des bases matérielles de la domination de l'Etat sur les communes villa- -geoises», c'est que la cc petitesse » de ces cc organismes économiques » et le cc manque de liaison entre eux » ( zusammenhangslose kleine Produktionsorganismen) leur interdisaient d'entreprendre pour leur propre ·compte des travaux d'irrigation qui présuppo~ent un plan d'ensemble minutieu10. Préface à La Commune de Paris. 11. K., 1, p. 539. Cf. notre étude : « Mar" et le despotisme >>, in Contrat social, janv. 1960, . . Biblioteca Gino Bianco . I • LE CONTRAT SOCIAL sement élaboré et qui exigent la mobilisation de foules immenses, parfois de plusieurs générations de travailleurs. Seule la contrainte pouvait briser l'isolement de cette poussière de villages fermés qui composent la « société civile » en Orient. Seul l'Etat cc fondé sur la corvée » (le . Fronstaat de Max Weber) était en mesure d'or~ ganiser une riposte efficace à la rigueur excessive du défi physique. Ainsi, remarque Marx,« l'appli-· cation sporadique de la coopératiQn à une grande échelle » dans les sociétés pré-industrielles implique cc des rapports directs de domination et de subordination, et en premier lieu l'esclavage» 12 • On comprend dès lors pourquoi « les Hindous, comme tous les peuples orientaux, ont laissé au gouvernement central le soin de s'occuper des grands travaux publics, base de leur agriculture et de leur commerce » 13 • Grâce à cette position stratégique dans l'ensemble de l'économie, l'Etat bureaucratique est devenu le « principal propriétaire foncier » et le «principal détenteur du surproduit». Problématique du despotisme MAINTESCONSÉQUENCES découlent de ce renversement des rapports établis par le marxisme entre la cc base économique » et la cc superstructure politique », entre la « société civile » et l'Etat. Tout d'abord, la société civile (« l'organisation sociale telle qu'elle découle directement de la production et du commerce») n'a ici aucun droit au titre de cc foyer de l'histoire » et de « base de l'Etat » que lui confère le marxisme. La société civile est formée ici par la juxtaposition mécanique d'innombrables communes rurales fondées sur une combinaison rudimentaire du travail agricole et du travail artisanal, et fonctionnant comme un système d'économie fermée. En outre, il n'existe pas de villes au sens occidental-bourgeois du terme: les villes orientales, remarque Marx en citant Bernier et en anticipant Max Weber, ne sont pa~ des centres industriels et commerçants mais des villes de garnison, des « camps d'armée un peu mieux et plus commodément placés qu'en rase campagne ». Il s'ensuit qu'aucun lien de solidarité économique, politique ou nationale ne transforme en un tout organique l'agrégat de ces monades villageoises qui « ont restreint l'esprit humain à l'horizon le plus borné qu'on puisse imaginer », qui ont dépouillé l'individu « de toute grandeur et de toute énergie historique». D'où le caractève statique, végétatif, a-historique de ces sociétés enracinées dans le sol, soumises au rythme saisonnier de la nature : leur structure fondamentale « est restée inchangée depuis les temps les plus reculés jusqu'à la première décennie du XIXe siècle ». 12. K., I, p. 350. 13. ~arx : « La domination britannique en Inde»~ in New York Daily Tribune, 25 juin 1853.
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