Le Contrat Social - anno VIII - n. 3 - mag.-giu. 1964

148 a, de tout temps, empêché la société de prendre l'aspect d'une fourmilière ou de sombrer dans l'anarchie. Face à ces formes parcellaires de pouvoir qui se limitent réciproquement sur le plan horizontal comme sur le plan vertical, le pouvoir totalitaire moderne semble signifier une rupture radicale de la continuité historique. A s'en tenir à l'apparence exotérique des régimes totalitaires, c'est-àdire à ce qui était considéré comme l'évidence (infernale ou paradisiaque, peu importe) jusqu'au jour où les masses armées de Pologne et de Hongrie ont démontré qu'il n'en était pas ainsi, on voit se dessiner le modèle du monopole universel : un seul groupe strictement centralisé et sévèrement hiérarchisé détient ici la totalité des pouvoirs. Grâce à l'étatisation intégrale de l'économie, la concentration totale du capital social, donc la prolétarisation totale des cc producteurs directs » (que Marx considérait comme une tendance idéale de l'évolution capitaliste), devient ici une réalité effective. La bureaucratisation des « rapports de production» qui signifie la centralisation complète du pouvoir économique, présuppose en même temps qu'elle entraîne la bureaucratisation totale des instruments du pouvoir et la centralisation complète des décisions politiques. Enfin, l'« orthodoxie» donne à la concentration du capital et à la centralisation de l'Etat sa « superstructure idéologique » appropriée. Pour parler le langage marxiste, plus que jamais légitime : le groupe des cc maîtres des moyens de production », le groupe des cc monopolisateurs des moyens de la violence étatique » et celui des « idéologues » promus au rang de détenteurs exclusifs de la vérité, ne forment plus qu'un seul et même appareil. Aucune classedans l'histoire ne correspond aussi rigoureusement à la définition marxiste de la classe dominante que celle à laquelle le « marxisme orthodoxe » sert de cc point d'honneur idéologique ». Relations d'exploitation économique, relations d'oppression politique et relations de « mystification idéologique » ne forment ici que trois aspects d'un seul bloc monolithe : le Parti en tant qu'expression condensée de la société totalitaire monopolise la « direction générale du travail », administre les « affaires communes de la classe dominante » en même temps qu'il dirige les consciences. Il est vrai que Marx postulait une stricte subordination du politique et de l' « idéologi~ue » à l'économique, tandis que le régime totalitaire est expressément fondé sur le primat du Parti et l'imperium de l'idéologie obsessionnelle : sur ce point, la pratique des disciples a monumentalement mis en évidence le point faible de la théorie du maître•. Cela étant, on n'est pas moins tenté de voir dans la classe totalitaire une version quasi caricaturale d'une version simplifiée du concept marxiste de la classe dirigeante. En régime totalitaire, économie, politique et idéologie ne désignent plus des ordres essentiellement hétérogènes et irréductibles, mais Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL se présentent comme des divisions fonctionnelles du travail à l'intérieur de la classe . dominante. L'idée outrageusement simplificatrice que Marx_ se faisait du pouvoir à la fois unitaire et totali- - taire de la classe dominante trouve ici une conf irmation inattendue : à l'unité du mode de production bureaucratique semble « correspondre » la structure totalitaire du pouvoir politique et l'orthodoxie monolithique qui en est -Ie « complément idéologique ». Unité et totalité EN EFFET, dans les versions simplifiées de sa doctrine, Marx suppose que chaque société se définit par un seul mode de production, qu'elle est donc soumise à une seule classe dominante. " Cet axiome serait recevable si la vie sociale n'était traversée et façonnée que par un seul courant d'énergie (le travail et le combat « contre la nature») reléguant dans l'ombre ou réduisant à une simple existence « épiphénoménale » toutes les autres puissances politiques, militaires, spirituelles qui se disputent la suprématie dans le bruit et la fureur de l'histoire. Encore eût-il fallu que chaque mode de production fût chaque fois effectivement à même d'englober la société tout entière et d'intégrer la totalité des producteurs et des distributeurs dans un réseau unique de directives et de contraintes. Or, ainsi que nous l'avons déjà signalé 1 , ce type de société unitaire et d'économie intégrée est plutôt rare dans l'histoire des sociétés évoluées : le plus souvent, nous nous trouvons en présence d'ensembles économiques fragmentés en plusieurs secteurs, de sociétés mixtes où plusieurs groupes dominants ou indépendants et plusieurs types de pouvoir de formation, de structure et de dynamique différentes sont amenés, de gré ou de force, à coexister. Dans le monde précapitaliste, par exemple, aucun mode de production n'était suffisamment développé pour assurer la cohésion sociale ; le degré d'unification économique était dès lors fonction de la puissance étatique et des progrès de la centralisation bureaucratique plutôt que du développement spontané des forces productives. Or, même aux plus belles époques de l'absolutisme bureaucratique en Egypte ou en Chine, la concentration étatique des pouvoirs, l'unification du mode de production et la fonctionnarisation de la classe dirigeante n'ont pas pu dépasser .une certaine limite. Face à l'«Etat omnipotent» du pharaon a toujours subsisté au moins un pouvoir indépendant: le clergé, puissance d'autant plus redoutable que la monarchie trouvait sa justification dans la religion. Et c'est le clergé qui a eu toujours le dernier mot dans ses luttes avec la royauté. En outre, cette conception unitaire de la société se double chez Marx d'une conception « totaliI. Cf. notre étude : u Classes et luttes de classes », in Contrat soda!, mars-avril et mai-juin 1961.

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