K. PAPAIOANNOU Dans ces conditions, il est évidemment impossible de considérer ce type de société civile comme « le foyer de toute histoire » : comment une société stagnante pourrait-elle donner lieu à des changements historiquement significatifs? Or, plutôt que de chercher le «foyer de l'histoire » dans les sphères extérieures à cette société civile a-historique, Marx a paradoxalement préféré nier d'un trait de plume l'historicité même du monde oriental. Son histoire n'est qu'une histoire apparente, une pseudo-histoire, « elle apparaît comme une histoire de la religion» 14 • Le caractère «stationnaire » du monde oriental est masqué par « l'agi-- tation sans but qui recouvre sa superficie politique » 15 , mais, en fait, « la structure des éléments économiques fondamentaux de la société est restée inaffectée par les tempêtes de la région nuageuse de la politique ( politische Wolkenregion) » 16 • Ces termes embarrassés, légitimes pour la critique feuerbachienne du « ciel » religieux, mais inintelligibles lorsqu'il s'agit del'« histoire réelle », trahissent l'impossibilité où se trouve Marx d'admettre le fait de l'Etat, de lui reconnaître une efficience historique. Lorsqu'on lit ces phrases sur la « superficie politique »et la «région nuageuse de la politique », il faut toujours se rappeler les tirades contre l'historiographie traditionnelle («théologique-idéaliste») qui, « au lieu de reconnaître l'acte générateur de l'histoire dans la production matérielle sur terre, le contemple dans les formations nuageuses du ciel » 17 • Ayant réduit la « terre » réelle et vraie à la «production matérielle», Marx s'est condamné à expulser l'Etat dans le « ciel », à situer l'histoire politique de ces sociétés orientales a-historiques dans cette région quasi aristophanesque des «nuées» qui évoque immanquablement les mirages d'on ne sait quel ordre fantastique, irréel et illusoire. Pourtant il n'ignorait pas que l'Etat remplissait en l'occurrence une fonction économique déterminante, puisqu'il était seul capable d'assurer les grands travaux d'irrigation, «base de l'agriculture et du commerce » : Cette nécessité première d'utiliser l'eau en commun qui, en Occident, entraîna les entrepreneurs privés à s'unir en associations bénévoles, comme en Flandre et en Italie, imposa en Orient, où le niveau de civilisation était trop bas et les territoires trop vastes pour que puissent apparaître des associations de ce genre, l'intervention centralisatrice du gouvernement. Dans ces conditions, le «développement des forces productives », essence et vocation de la société civile, était réservé au gouvernement ; la constitution d'un Etat rigoureusement centralisé et d'un appareil bureaucratique vigoureuse- . 14. Marx : Lettre à Engels du 2-6-1853, in Werke, 1963, XXVIII, p. 252. 15. Marx : Lettre à Engels du 14-6-1853, ibid., p. 267. i;6. K., I, p. 376. 17. Marx-Engels : Die Heilige Familie, éd. Dietz, 1951, pp. 285-86. Biblioteca Gino Bianco 153 ment tenu en main par des chefs incontestés était la condition première du développement économique. Cela, Marx le savait pertinemment : · Dans les empires asiatiques, l'agriculture peut tomber en décadence sous un gouvernement et revivre sous un autre. Les récoltes y correspondent aux gouvernements bons ou mauvais, comme elles changent en Europe selon le beau et le mauvais temps. La «région nuageuse de la politique » n'y était donc pas aussi supra-terrestre qu'il le pensait. En troisième lieu, le concept même de « bon gouvernement » aurait dû inciter Marx à reviser sa conception manchestérienne de la bureaucratie - << caste artificielle et parasitaire» - et à lui reconnaître une fonction économique positive. En effet, pour construire sur ces immenses étendues des digues, des canaux et des écluses, pour organiser les efforts collectifs destinés à dompter les forces naturelles, il fallait tout d'abord constituer un corps spécialisé d'ingénieurs et de fonctionnaires, ou plutôt de gestionnaires de la force de travail : contrôleurs des travaux agricoles, organisateurs des corvées, agents du stockage et du recensement. Du · bon fonctionnement de cet immense appareil bureaucratique dépendaient les « bonnes récoltes». Aussi bien, dès que la bureaucratie se disloquait (sous l'influence des prêtres ou des hauts fonctionnaires transformés en une classe de propriétaires héréditaires), les grands travaux étaient-ils interrompus et les terres se couvraient-elles de sables ou de marais. Or Marx a une singulière manière de ne pas se poser de questions devant le complexe institutionnel et la stratification sociale qu'entraîne la gestion étatique de l'économie hydraulique. Une seule fois a-t-il désigné nommément la classe dirigeante correspondant au « mode oriental de production », et ce fut .pour attribuer aux prêtres égyptiens les fonctions les plus éminentes de la bureaucratie. Enfin Marx a cru sauver l'interprétation économique de l'histoire en mettant l'accent sur les besoins sociaux qui furent chaque fois satisfaits par les despotismes bureaucratiques. Or il est évident qu'ils ne furent pas les seuls : les besoins militaires (défense, conquête) ou proprement politiques (unification nationale, maintien de l'ordre impérial) ont été des facteurs au moins aussi importants que. les besO"inséconomiques dans la formation de ces régimes où l'Etat contrôle un large secteur, sinon la quasi-totalité, de l'économie, et où la stratification sociale est plus ou moins déterminée par le service politique. Dans les plus anciennes représentations du pharaon, celui-ci ouvre une digue, mais en même temps il terrasse de sa massue un roi ennemi... Cela aussi Marx le savait pertinemment. Ne dit-il pas : « La réglementation de l'allure des eaux a été une des bases matérielles » du despotisme oriental, ce qui signifie qu'elle n'a pas été la seule, que la toute-puissance de l'Etat bureaucratique a pu s'édifier sur d'autres bases non
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