156 simultanée ou successive des classes dominantes rivales : la féodalité dans le Sud, la bourgeoisie dans le Nord. D'où pouvait venir également la « concentration politique » dans un pays aussi cruellement dépourvu de « bases économiques» que la Russie moscovite au XVIe siècle? Aucune des classes existantes : ni les féodaux anarchiques, ni les bourgeois, ni les paysans, ne pouvait répondre au défi des envahisseurs, Mongols, Turcs, Polonais, Lithuaniens, Allemands, et assumer la tâche urgente de la cc concentration politique ». En Occident, la prospérité bourgeoise donnait aux rois les disponibilités financières nécessaires à leur politique. Il n'en allait pas de même en Russie où les invasions turques et mongoles avaient détruit la civilisation urbaine. En Russie, où la terre domine et où la bourgeoisie est insignifiante, la concentration politique ne pouvait se fonder sur la mobilisation des capitaux, inexistants ou insuffisants ; l'Etat a donc dû mobiliser à son profit les terres et les paysans et se réserver, par le monopole universel et l'économie dirigée, les bénéfices du commerce et de l'industrie. Dans ces conditions, la concentration politique déborda largement la « région nuageuse de la politique» dont rêvait Marx et prit l'allure d'une « révolution permanente » qui _offreplus d'une analogie avec celle dont Staline fut le héros éponyme. Comme à l'époque de la « collectivisation», la terreur fut employée contre toutes les classes existantes et devint l' « accoucheuse » de la nouyelle classe dirigeante des « hommes de service ». Tandis qu'en Occident la destruction des puissances féodales est allée de pair avec la fin du servage et l'émancipation des paysans, en Russie la lutte contre les boyards a entraîné l'asservissement des paysans et un nouveau recul de l' économie urbaine. Ivan le Terrible avait divisé l'Etat en deux parties : la Zemchtchina, domaine privé, et l'Opritchnina, domaine royal: ses prétoriens, les opritchniki, littéralement engagés par serment à être ennemis des habitants de la Zemchtchitul, menèrent au nom de leur seigneur et maître une guerre d'extermination et de pillage contre les propres sujets de ce dernier. La terreur devint l'instrument principal d'une révolution « par en haut » dont les anciens princes territoriaux et les grands propriétaires furent les premières victimes : les grands domaines patrimoniaux furent confisqués et redistribués à la nouvelle classe des « hommes de service » ( pomiechtchiki). Moyennant l'obligation de servir dans l'armée et dans · l'administration, ceux-ci reçurent des domaines proportionnés à leur charge (pomiestié). L'étatisation de la terre devenait de la sorte à la fois la base de la centrâlisation politique, de l'organisation économique et de la stratification sociale : des lois draconiennes limitaient le droit d'aliénation et veillaient à ce que « la terre ne sorte pas du service ». Ce fut là QDe classe littéralement créée ex nihilo par la volonté de l'Etat : . Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL On connaît des cas où on enlevait les esclaves des boyards pour les faire entrer au service du prince de Moscou, qui leur donnait des terres. [Issus des classes inférieures, ces hommes nouveaux étaient pour la plu- . part d'origine étrangère.] Le livre dit de velours, liste . officielle de la noblesse établie un siècle plus tard, montre que sur 930 familles au service du tsar, 33 %. seulement étaient d'origine russe, 24 % d'origine polono ... lithuanienne, 25 % d'origine occiqentale et 17 % d'origine tatare ou orientale ; tous ces éléments si divers s'étaient déjà transformés en une seule dasse, unifiée par les coutumes et les intérêts, le dvorianstvo, les gentilshommes 25 • Puis vint le tour des quelques rares villes qui avaient survécu au déluge mongol. En 1570, la ville de Tver fut entièrement brûlée. Au cours d'une rage qui dura cinq semaines et sous la direction même du tsar, environ 60.000 personnes de tout âge furent taillées en pièces à Novgorod : le nombre des habitants, qui avait été de 200.000 au temps de sa splendeur, était tombé à 20.000 en 1575. Mais ce qui donna le coup de grâce à la bourgeoisie chétive de la Russie moscovite fut la structure même de la nouvelle classe dirigeante créée par l'Etat: Le système de pomiestié avait par lui-même une influence des plus néfastes sur le développement de l'artisanat urbain, et même sur tout le commerce et l'industrie des villes (...). Toute la vie économique, avec l'arrivée en masse des nouveaux hommes de service, passa des villes dans le plat pays, où ils avaient des ouvriers-artisans dans leurs fermes, où avait lieu le commerce indispensable; dans les villes, au contraire, il n'y avait guère de consommateurs. Et à côté de la cause principale, venant du caractère même de l'Etat, qui ne voyait dans les habitants des villes et leurs impôts que des soutiens de la politique autoritaire du tsar, nous voyons ici une des causes de la lenteur extraordinaire de la vie urbaine et de la civilisation bourgeoise (ibid., p. 230). L'asservissement de la population paysanne fut le couronnement de cette politique de nivellement et de refonte des classes dirigeantes. La transformation du service d'Etat en unique critère de, •la stratification sociale allait signifier la liquidation de la classedes paysans libres, lesquels, au Moyen Age, constituaient l'immense majorité de la population rurale. Pour échapper aux pressions des hommes de service, de leurs intendants et de leurs sergents recruteurs, les paysans prenaient la fuite vers les terres vierges de l'Est (c'est ainsi que commença la colonisation de la Sibérie). C'est pour assurer la levée de l'impôt et pour combattre cette « fluidité de la maind'œuvre », (pour employer la terminologie- stalinienne) que l'Etat les soumit à la juridiction du pomiechtchik et les attacha à la glèbe (fin du XVl8 siècle) : lorsque, en 1713, Pierre le Grand conféra le droit de knout aux propriétaires, la quasi-totalité des paysans étaient depuis longtemps · déjà des serfs. 25. Cf. J. Stahlin : Histoire de la Russie, I, pp. 223-24. ..
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