V. S. FRANK est plus persistant et plus effrayant que dans bien d'autres régions du monde. Tout autre critère a bien des chances d'être subordonné à ces deux-là. Le désir de sécurité personnelle de la majorité de la population, par exemple, a été satisfait dans une large mesure par les réformes de l'ère post-stalinienne. La question de la liberté intellectuelle et artistique, d'autre part, est un concept aristocratique qui n'a d'intérêt majeur que pour l'élite intellectuelle : écrivains, artistes, critiques, etc. La masse des Soviétiques peut sympathiser avec la lutte entreprise par cette minorité, mais il est peu probable qu'elle soit entraînée à y prendre une part active. Si l'aspiration à une vie plus facile et la crainte de la guerre constituent les deux maîtres piliers de la conscience politique soviétique, la superstructure de celle-ci est beaucoup plus complexe. D'autres facteurs entrent en jeu à ce stade : attitudes traditionnelles telles que l'orgueil national et la xénophobie; réflexes conditionnés plus récemment acquis, telle la crainte de l' « impérialisme » ; vestiges du messianisme communiste ; esprit patriotique tempéré. Les différences nationales ont ici beaucoup d'importance : un Ouzbek ne nourrit pas, à l'égard des Chinois, autant de préjugés qu'un Grand-Russe. Il en va de même des différences de niveau social : la tendance égalitaire du communisme chinois n'éveille sans doute pas le même sentiment de répugnance dans le cœur d'un manœuvre mal rétribué que dans celui d'un .membre privilégié de l'élite. Il existe aussi des différences d'origine purement politique : un individu à tendances staliniennes cachées qui attend son heure peut songer avec nostalgie à l'attitude révérente du président Mao envers la mémoire de Staline, alors qu'un partisan de Khrouchtchev considérera la ligne politique chinoise comme une abomination. Néanmoins, dans l'ensemble, la société soviétique est antichinoise. Non pas que le Soviétique moyen s'intéresse aux controverses idéologiques. Mais il pressent que la ligne politique adoptée par Pékin annonce un climat plus tendu dans les relations internationales, il sent que la Chine est en train de pousser l'Union soviétique à la guerre. LES SPÉCIALISTES de la propagande du Comité central tiennent évidemment compte de. ces sentiments diffus lorsqu'ils rédigent leurs documents antichinois. Car il ne s'agit pas seulement de faire impression sur les autres partis communistes et sur l'ensemble du monde avec le bilan sans tache du P. C. soviétique en tant que force révolutionnaire et champion de la paix. Il leur faut au moins autant persuader leurs propres concitoyens que, si impopulaire que puisse être la politique adoptée par le Parti, elle est encore préférable à celle de Pékin. Il est facile d'imaBiblioteca Gino Bianco. 159 giner l'effet produit sur les Soviétiques par le passage suivant : La guerre atomique est un tigre de papier et n'a rien de terrible [affirment les communistes chinois]. L'essentiel, selon eux, est de mettre fin à l'impérialisme aussitôt que possible. Mais savoir comment et à quel prix est pour eux une question d'importance secondaire. Il est permis de demander: d'importance secondaire pour qui? Pour les centaines de millions d'êtres· humains qui seront voués à la mort en cas de guerre thermonucléaire ? Pour les pays qui disparaîtront de la surface de la terre dès les premières heures d'un pareil conflit? Personne, pas même une grande puissance, n'a le droit de jouer avec les destinées de millions de gens. Ceux qui refusent de faire les efforts nécessaires pour éliminer la guerre de la vie des nations, pour empêcher l'extermination en masse d'êtres humains et la destruction des valeurs de la civilisation, méritent d'être blâmés (...). Certains dirigeants chinois haut placés ont également parlé de la possibilité de sacrifier des centaines de millions de gens dans une guerre. « Les peuples victorieux», lisons-nous dans Vive le léninisme!, recueil d'essais approuvé par le C.C. du P.C. chinois « créeraient rapidement sur les ruines de l'impérialisme une civilisation mille fois plus élevée que le système capitaliste, et se donneraient un avenir vraiment sublime. » Il est permis de demander aux camarades chinois s'ils se rendent compte quelle espèce de « ruines » une guerre thermonucléaire mondiale laisserait derrière elle (Pravda, 14 juillet 1963). Ce morceau de rhétorique (lequel, entre parenthèses, simplifie et déforme avec mauvaise foi l'argumentation chinoise) est destiné au lecteur soviétique qui n'en peut mais. « Il est possible que vous ne nous aimiez pas, mais pensez au choix qui nous est offert... », c'est là, en réalité, ce que dit le Parti au peuple. L'argument suivant lequel les Chinois veulent la guerre est destiné à avoir un bien plus grand effet sur les Soviétiques que les dénonciations des prétendues hérésies idéologiques de Mao. Et la décision du Kremlin de ne pas partager avec les Chinois ses connaissances techniques en matière de bombe à hydrogène ne peut avoir que beaucoup de succès auprès des masses soviétiques. En même temps que les Soviétiques craignent l'agressivité irréfléchie de la Chine, ils doivent éprouver un malaise à l'idée du chiffre de population de leur voisine. « Qui bénéficierait d'une nouvelle guerre? »,demandait récemment un Russe à un correspondant étranger 1 • « Nos cités et nos villes neuves seraient détruites, l'Amérique et rEurope seraient dévastées. Mais les Chinois n'ont pas grand-chose à perdre en fait d'industrie et, même avec des morts et des blessés en nombre immense, il en resterait encore assez pour inonder le monde.» Ce sentiment est d'autant plus déconcertant pour les Soviétiques que, au cours des cent cinquante dernières années, ils furent portés à se considérer comme un peuple qui, en dépit de son retard, était sûr au moins d'une supériorité, celle du nombre. Au siècle dernier, ils admettaient la. supériorité intellectuelle des 1. Dai/y Telegraph, 12 oct. 1963.
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