Le Contrat Social - anno VIII - n. 3 - mag.-giu. 1964

150 les thèses d'Engels (et plus tard de Kautsky) sur le christianisme primitif, - seulement ici la religion n'est plus réduite à une finalité économique douteuse, mais prend l'apparence non moins fallacieuse d'une sorte de « conscience de classe ». Selon Engels, les plébéiens et les esclaves chrétiens de l'époque romaine se trouvaient dans la même situation que les ouvriers sociaux-démocrates à l'époque des « lois d'exception » bismarckiennes : même idéologie « révolutionnaire », même organisation massive, mêmes persécutions, même destin ; la foi social-démocrate triompherait à long terme de la même manière que la foi chrétienne : Il y a maintenant presque exactement mille six cents ans que dans l'Empire romain sévissait également un dangereux parti révolutionnaire. Il sapait la religion et tous les fondements de l'Etat (...). Il était sans patrie., international., il s'étendait sur tout l'empire et débordait ses frontières (...). Ce parti révolutionnaire qui était connu sous le nom de chrétien avait aussi sa forte représentation dans l'armée ( ...). L'empereur Dioclétien ne put conserver son calme en voyant comment on sapait l'ordre., l'obéissance et la discipline dans son armée (...). En l'an 303 de notre ère., il déclencha une grande persécution des chrétiens. Ce fut la dernière de ce genre. Elle fut si efficace que dix-sept années plus tard (...)., son successeur., Constantin., pr<;>clamait le christianisme religion d'Etat 6 • Pourtant le parallélisme établi par Engels entre l'Eglise chrétienne et le parti social-démocrate est loin d'être aussi rassurant qu'il le pensait. En fait, le théoricien de la « conception matérialiste de l'histoire » et le prophète socialiste aurait dû doublement s'en inquiéter. Tout d'abord, les bouleversements sociaux entraînés par le triomphe de l'Eglise s'inscrivent en faux contre toute interprétation économique des classes : ce qui transforma le clergé en une nouvelle classe dominante n'est assurément pas son rôle dans la production, mais son pouvoir spirituel. De même, la rapidité avec laquelle ce mouvement « révolutionnaire » donna naissance à une classe dominante aurait dû inciter Engels (pour ne rien dire de Kautsky, qui voyait dans le christianisme un authentique mouvement communiste et égalitaire) à mitiger l'optimisme foncier du marxisme et à envisager, par exemple, la possibilité d'une « dégénérescence» des organisations massives. C'est ce que fit Lénine, vingt-deux ans plus tard, lorsque, dans L'Etat et la Révolution, il reprocha aux socialistesd'avoir « oublié » les enseignements de Marx « exactement comme les chrétiens qui, une fois leur culte devenu religion d'Etat, ont "oublié" les "puérilités" du christianisme primitif avec son esprit démocratique révolutionnaire» 7 • « Une nouvelle classe» : c'est ainsi que Troeltch intitule le chapitre qu'il consaçre au clergé constantinien dans son ouvrage sur Les Doctritiessocialesdes Eglises chrétiennes (trad. angl., I, 46) : on pense à Djilas... 6. Introduction aux Luttes de classes en France, I 895, in fine. 7. Lénine : Œuvres choisies, I, p. 196. Biblioteca Gino Bianco LB CONTRAT SOCIAL La transformation du clergé en une classe offre plus d'une analogie avec le processus de féodalisation décrit par Marx dans L'idéologieallemande. Originellement, le clergé n'était pas une classe, mais une « élite » (pas même oligarchique, étant donné le caractère largement démocratique de l'Eglise primitive) ; sociologiquement parlant, il représentait un « appareil » complètement dépourvu de programme politique et foncièrement étranger à toute idéologie économique. Or, à peine érigée en service d'Etat, l'Eglise s'affirma comme un pouvoir autonome : en assimilant les évêques aux gouverneurs civils, Constantin faisait des membres de la hiérarchie ecclésiastique un groupe privilégié doté de pouvoirs juridictionnels propres et jouissant d'une influence décisive dans l'Etat et la société. Ce groupe n'était pas encore une classe au sens marxiste du terme ; il le devint lorsque l'Etat attribua aux évêques les biens confisqués des temples païens, ce qui automatiquement fit de l'Eglise la plus grande puissance économique du temps. Le clergé forma dès lors une classe dominante entièrement distincte, et ceci non pas parce qu'il était seul voué au culte, mais parce qu'il avait une assise économique indépendante et vivait, depuis 341, sous son droit propre. Rarement la « ruse de l'Histoire » se fit aussi cruelle: cette Eglise, qui annonçait un royaume qui n'est pas de ce monde, se voyait dotée d'un pouvoir économique et politique pour le moins égal à celui des clarissimi du Bas-Empire. Comme dans tous les grands bouleversements historiques, les hommes ont cru agir conformément à leurs buts, mais le résultat de leur action a été le con- ~raire de ce qu'ils escomptaient. Cette « aliénation » apparaît avec beaucoup plus. de vigueur dans le destin du monachisme. Dans le monde oriental qui les vit naître, les moines ont constitué un parti extrémiste, « zélote », à la fois intégriste et révolutionnaire, dont la puissance sur le monde était d'autant plus grande que le monde ne signifiait rien pour eux. Pour les moines, écrivait, saint Jean-Chrysostome, ce n'est rien que l'empereur., rien que le gouvernement; de même que nous rions des jeux des enfants., eux méprisent l'ardeur de ceux qui s'agitent à l'extérieur. Aussi est-il clair que si on leur assurait la possession de l'autorité impériale., jamais ils ne l'accepteraient; ils le feraient s'ils ne visaient pas plus haut, s'ils ne la considéraient comme éphémère ... Pour ces ascètes ardents et fanatiques qui avaient quitté le monde pour prendre « le vêtement des anges » et devenir « citoyens du ciel », Byzance éprouvait un respect mêlé de crainte : au ve siècle, nombreuses étaient les villes qui leur · fermaient leurs portes. Au vie siècle, la capitale . et l'empire regorgeaient déjà de monastères; les fondations de couvents, les donations magnifiques étaient innombrables : « Il est juste, écrivait Justinien dans une de ses Novelles, que des revenus qui ne s'éteignent point soient associés à des

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