146 ni l'invalider par aucune preuve. Les sciences sociales fournissent des théories et des faits qui permettent de considérer les moyens ; les fins, elles, sont au-dessus de la science, comme des actes de foi, et les conflits de fins ne peuvent être résolus que par la force. Par conséquent, Weber interdit formellement à la science les jugements de valeur et insiste constamment ~ur la nécessité, pour la science sociale, de rester neutre en traitant de matières qu'il considère comme de la plus haute importance humaine. Cette séparation nette entre le caractère neutre, professionnel, de la science sociale et les buts de la vie sociale, permet à un homme de concilier des connaissances scientifiques au service de l'Etat bureaucratique avec une hostilité intime envers cet Etat, étant donné que pour Weber la valeur spirituelle de la science et la liberté du savant reposent sur leur commun détachement des intérêts particuliers. C'est un autre exemple de cette rationalisation de la vie par l'extrême division du travail et le « morcellement de l'âme» que Weber déplore comme étant funeste à l'esprit humain. Il peut paraître qu'en exemptant les fins de toute critique scientifique, Weber tente de préserver un royaume des valeurs finales instinctives de la rationalité desséchante qui partout réduit la vie des émotions et la_s. ensibilité à ce qu'il y a d'irréductible et de personnel dans l'expérience de chacun. Mais en pratique, là où les fins sont en conflit, cette neutralité dogmatique de la science sociale préserve les doctrines et les fins dominantes de toute considération critique, livrant les faibles aux mains des forts. Rien d'étonnant que Weber renonçât à cette stricte neutralité et à l'objectivité de la science en présence de la révolution, qu'il en arrivât à insulter des adversaires qui l' écœuraient, dans la presse russe menchévique de 1905. La causalité qu'il admettait auparavant avec la plus grande prudence et qu'il soumettait à une critique rigoureuse devient alors une inéluctabilité évidente et incontestable ; le fait que le socialismeou n'importe quel changement fondamental dans la société est impossible ou peu souhaitable pour le moment est selon lui une vérité axiomatique en même temps qu'une conséquence des quelques maigres faits dont il peut faire état, faits qui nous semblent à présent des fétus de paille auxquels s'accroche un homme désespéré. On a dépeint Weber comme un homme dont le génie a été frustré en raison du conflit entre sa vocation intellectuelle et sa nature passionnée, _son désir d'être à la fois un savant et un chef politique, un maître des événements dans le jeu du pouvoir en même temps que l'homme d'une conviction éthique absolue. Il semble évident que le conflit n'était pas seulement ·entre ces deux objectifs opposés, mais à l'intérieur de ceux-ci, Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL dans les _principes auxquels il tenait. Dans ses écrits relatifs à la société contemporaine, il partait de postulats qui l'empêchaient· de comprendre la guerre et ses effets. Il se laissa souvent sur- -. prendre et finalement n'aspira qu'en ·un chef dictatorial qui tiendrait les masses sous sa coupe· - ce qui ne pouvait signifier que la ruine de bien des choses qui lui étaient chères, y compris la liberté de la science et de la culture. · En rendant compte de l'histoire du capitalisme, il fut incapable d'établir un rapport convaincant . entre ses deux conceptions de la vie capitaliste, en tant que produit, d'une part, de conditions économiques et sociales spécifiques, d'autre part, d'un esprit préalable de rationalisation opérant de manière indépendante dans les domaines éthique et religieux. Des fidélités de classe fondamentales n'offraient aucun but adéquat à -sa riche nature émotive ; cet homme impétueux, intellectuellement inspiré, d'une énergie intense, ayant soif de vie sociale et de direction héroïque, soutenait une classequi ne pouvait lui offrir qu'une perspective de décadence et de réaction. Tout en reconnaissant en général le conflit qui existe entre les idéaux et les conditions quotidiennes, il ne sut pas sentir combien profondément incompatibles étaient ses valeurs personnelles et ses valeurs plus essentielles, qu'elles soient sociales ou nationales. Sur le plan moral, il admirait les individus courageux et désintéressés, mais il méconnaissait leurs rapports avec les événements et avec les groupes auxquels ils appartenaient. Il ne sut pas voir de quelle répression et de quelle exploitation venait sa propre dignité d'Allemand loyal, qui acceptait l'intégrité de l'armée comme un axiome incontestable de santé .sociale, même si cela signifiait la souffrance pour des millions d'individus. La tragédie de Weber est celle de la culture allemande en son temps : culture fondée sur les idéaux de la liberté ·créatrice,héritée de la période de formation de l'Allemagne moderne, de ses philosophes, de ses poètes et de ses savants, mais aussi culture attachée à un statu quo que Weber lui-même sentait être le destructeur fatal de ces valeurs. La leçon d'harmonie aristocratique donnée par cette culture a été si bien apprise que tout effort extrême pour venir à bout de la société décadente jette l'alarme et éveille le scepticisme parmi les défenseurs de cette culture en raison du nécessaire pouvoir destructeur de n'importe quel mouvement populaire. Ce qui les incite à la mélancolie, à un moralisme supérieur dans lequel ils· se voient au-dessus de tous les ·partis en même temps qu'ils se montrent des plus énergiques dans la lutte contre le parti de la liberté. MEYER ScHAPIRO. (Traduit de l'anglais)
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