Entretiens politiques et litteraires - anno III - n. 28 - luglio 1892

.I t t' cy TROISIÈME ANNÉE. - VOL. v PRIX , SOIXANTE CENTIMES ENTRETIENS POLITIQUES & LITTÉRAIRES PUBUli:S i\11,;KSU~;LLEMEN'? SOMMAIRE 1. Avertissement . . 2. Elisée Reclus: Aux compagnons lies Entretiens. 3. J. E. White: Les Cent chefs-d'œuvre. , 4. E. de Roberty: Le concept df! mouvement. Lectures poétiques : LA :\loin, par Emile Verhaeren. 5. Paul Adam : Eloge de Ravachol. 6. Henri de Régnier : Le chevalter du passé. 7. Francis Vielé-Griffin : Les Livres. 8. Notes et Notules. PARIS 1?, PASSAGE KOLLE'l', 12 Juillet 1892 Di-po~ita1re général, Librairie Charles, 8, rue ~fonsieur-le-Pl'lnce , tt 111 Br ne.)

.. ENTRETIENS POLITIQUES & LITTÉRAIRES Abonnement: UN AN. • . • • • Sept francs. Adresser toutes les communications à M. BERNARD LAZARE·, Directeur 12, Passage N ollet Il est tiré quelq-uescollections su,· Hollanae en souscription à ,·ingt 1·1.•a:acs l'an. , « ENTRETIENS » de Juin : 1. Stéphane Mallarmé: Vers et Musiqne en Fmnce. 2. Paul Adam: Les Heures P1·éparatoires. 3. Inédits de Laforgue : Pierrot Famis/e. 4. Bernard Lazare: Les Lil:res. 5. Notes et Notules.

Avertissement En inaugurant ce cinquième volume des « Entretiens politiques et littéraires >>, j'ai le plaisir de faire part à leurs lecteurs des compléments progressifs que nous apportons à une publication jugée, par eux, intéressante déjà et opportune. Nous élargissons le cadre de ce périodique en en raspectant les proportions premières : et si, d'une part, la Théorie socio-politique y doit trouver une plus large place, l'Art, dans son expression absolue - le Poème - s'y manifestera, nous l'espérons, dignement. Aux collaborateurs des premiers volumes dont le talent etla constance ont créé ces «Entretiens», se joindront des hommes d'Art et de Science, dont le concours nous est une fierLé. Ainsi, nom; offron:::;, non pas « une chaire au scepticisme éclectique», mais BibliotecaGino Bianco

-2- (si on le veut bien) une tribune la qualité et le nombre de nos lecteurs n'autorisent-ils ce titre ambitieux'? - aux paroles d'intelligence et de sincérité. Ce recueil, qui a groupé de si distinctes individualités dans un effort harmonieux, s'affermit dans le rôle que lui assignent son succès et nos convictions: il répondra à la complaisance de ses lecteurs par le strict respect de l'individualisme, seule forme féconde del' Art et de la Pensée. Fr. V.-G. Paris, le 1er Juillet 1892 / BibliotecaGinoBianco

AUXCOMPAGNONRSÉDACTEURS DES ENTRETIENS Chers Camarades, Poètes et critiques, artistes et philosophes, qui vivez encore en pleine jeunesse, vous m'appelez parmi vous, vieux débris des révolutions d'autrefois, et me conviez à écrire dans votre recueil. Ma qualité d'anarchiste, c< faisant partie d'une association de malfaiteurs, >i ne vous effraie nullement: au contraire, anarchistes vous-mêmes, c'est au nom de la cause commune que vous faites appel à mes sentiments de solidarité. Me voici, très heureux de répondre à votre voix et de me trouver en compagnie d'amis nouveaux! Hier, nous étions des inconnus les uns pour les autres. Aujourd'hui nous sommes frères par la pensée et frères par le vouloil'. Quoique la genèse de notre vie morale ait élé bien différente et que nous soyons partis des points les plus di vers, nous nous rencontroni au même lieu, animés des mêmes co1wictions. Ecrivains, vous avezcompris que la pensée ne peut s'accommoder d'un maitre dictant les conceptions, d'un répétiteur mâchant et remâchant les paroles, d'un pédant scandant les syllabes et soupesant les rimes; il vous faut la liberté pleine et entière de la compréhension et de l'expression personnelles et vous jetez tous les dogmes, avec les formulaires et les prosodies. BibliotecaGino Bianco

-4Peintres, graveurs, musiciens, vous vous dégagez aussi avec horreur de la surveillance policière des vieux décorés qui veulent vous faire passer au laminoir de leurs règles immuables, vous forcer à regarder par leurs lunettes ou binocles, à entendre par leurs oreilles armées d'un cornet acoustique; il vous convient de rester vous-mêmes et de reproduire librement ce que vous percevez dans votre miroir intérieur. Hommes de science, vous prenez enfin vos études au sérieux, malgré l'appât des places bien rétribuées, vous recherchez honnêtement les origines du ((droit » de propriété et celles de l'Etat, vous en suivez le fonctionnement, vous en étudiez les conséquences, et vous constatez que l'un et l'autre sont dérivés du dol et de la conquête, qu'ils s'exercent par la violence, la rapine, le caprice, et aboutissent fatalement à la ruine sociale, à l'extermination de l'humanité. Et vous, les simples braves gens, comme la généreuse nature en fait naître partout, vous vous demandez s'il vaut bien la peine de maintenir une suciété qui implique l'asservissement de tous à quelquesuns et dont les moyens de gouvernement sont les mensonges du prêtre, les« serYices >> de la valetaille assise et debout, les basses œuvres de la police, et le glaive du bour-reau, aidé maintenant dans les besognes pressées par les mitraillades en masse. Salut à Yous tous, les jeunes, notre espoir! Salut à vous qui entrez dans l'armée des révoltés! Vous nous y rencontrez, nous, les vieux révolutionnaires, éclairés par l'expérience et d'autant plus résolus. Jadis républicains idéalistes, croyant à la vertu d'un mot, puis socialistes ardents, instinctifs, entraînés par la poésie de la lutte, nous avons, d'échec en échec et de désastre en désastre, fini par cornprendre combien il était vain de nous laisser guider p,tr des paroles sonores et d'emboiter le pas derrière des chefs condamnés par leur rôle même à deYenir traitres un jour! Du moins avons-nous un reste de force pour continuer la lutte, cette fois sans la superstition des lois ni des hommes, et ne voyant que des égaux dans la foule des compagnons qui grossit sans cesse autour de nous. Si déjà les privilégiés, poètes, peintres, savants, repoussent les privilèges, pour conquérir mieux que les passeBibliotecaGino Bianco

--5-- droit, la liberté, combien plus de camarades anarchistes trouv?ns-11ous parmi leô opprimés, qui n'ont pas toujours d1_p1ain, et qui n'ont jamais Je loisir, si ce n'est sur le trnnard ou sut' le grabat d'hôpital, parmi tous les serts de 1~ mine e! de l'usine, parmi les po11sseurs d'aiguille ou de lune, d'alene ou de navette, de machine ou de charrue, parmi tous les malheureux qui, jadis, espéraient en une autre vie et qui, maintenant, n'ont d'autre lueur devant eux que celle de la future révolution! La voilà, la grande armée des affamés et des miséreux, ne comptant que sur elle-même, et non sur des chefs, sachant par une longue expérience, que déléguer son pouvoir c'est le perdre, que nommer des mandataires, c'est désigner autant de Judas, que demander de<<justes lois n c'est offrir ses membres aux ceps et aux menottes. Ils savent qu'il faut s'aider soimême, et de mille manières ils ont en~agé la lutte, constante et sans répit, ici par des grèves, la par des rérnltes, ailleurs par Ja guerre ouverte, individuelle ou collective. La Révolution n'est pas à faire, elle se fait. « Aveugle qui ne la voit pas! >J Dan.;; cette lutte immense, dont nos descendants verront la grandeur à distance, mai,; que nous devinons à peine parce que nous y sommes engagés, de petites revues comme nos Entr.etiens ne semblent d'abord destinées qu'à prendre une part insignifiante, mais cette part sera peut-être sérieuse, si no.us savons apporter il notre œuvre une grande force de dévouement. La vie sociale nous entraine et pas une de ses manifestations ne doit nou,; laisser indilforents. Non seulement nous avons à développer les idées, à propager la connaissance des faits, il resserrer les amitiés, à chercher partout des alliés nouYeaux, ~l leur donner des vérités au lieu de la fausse science dont on les garnit, de l'art trompeur qui les pourrissait tout Yifs, il nous fant entrer aussi en pleine érnlution, aider à la créatiou d'écoles anarchistes pour nos enfants,;\ la naissance du théâtre libre pour tous, à la transformation de cette société de maitres et d'esclaves en une société lte travailleurs à groupements spontanés. :Kons sa\·ons que l'œuvre e::;tsans limites et cette perspective immense ne nous décourage point. BibliotecaGinoBianco

-6Toute révolution, si grandiose qu'elle apparaisse pàt· les masses qu'elle a soulevées, n'a rien en propre qu'elle puisse apporter au monde, elle se borne à proclamer ce qui était non seulement conçu mais déjit réalisé . Elle révèle ce qui existait sous les institutions vieillies, elle montre le nouveau vêtement dont s'était revêtue l'humanité sous le~ hardes que le temps déchire. Pour que l'anarchie triomphe, il faut qu'elle soit déjà une réalité concrète avant les grands jours qui viendront; il faut qne nos œuvres fonctionnent et que partout, dans nos journaux, dans nos groupes, dans nos écoles, nul ne donne des ordres, nul compagnon ne soit le serviteur des autres, que tous soient vraiment des égaux et des camarades, n'ay:rnt d'autre guide et d'autre contrôle que leur propre respect et le respect d'autrui, car sans la bonne solidarité entre compagnons, il ne saurait y avoir de liberté pour personne! Ainsi, chers collaborateurs, veuillez me compter parmi les vôtres 1 ELISÉE RECLUS BibliotecaGino Bianco

PEINTURE Les cent chefs-d'œuvre: - Madame Morisot Au moment ou l'écœurement est complet des salons de peinture moderne, qu'ils soient anPalais de !'Industrie ou à celui des Beaux-Arts, c'est une joie de visiter une collection de vieilleries telle que la galerie Petit en offre une, ce mois-ci. C'est à la charité que nous la dernns et aussi sans clouteau snobisme de Juifs courtiers mondains, et à la cupidité de gens de bourse amateurs, qui spéculent à chaque printemps sur leurs petits Louvres. Peu importe. Il y a là des choses que l'on voit rarement et qui nous rappellent une fois de plus que nos contemporains ne savent plus peindre, que la peinture s'en va, que la peinture est morte. L'infâme littérature n'a pas tout perdu; si elle a fait beaucoup de mal, du moins soutient-elle encore quelques palettes chancelantes et leur donne-t-elle un semblant de noblesse , de quoi il faut bien se contenter dans la débâcle! Nous sommes si paresseux! le métier de peintre était long à apprendre. On avait des maitres qui l'enseignaient. Aujourd'hui, s'il y en avait, on n'aurait pas le temps de les écouter et puis ... surtout, nous nous en moquons bien, de cette vieille machine-là. Pourvu que nous ayons de l'originalité, nous sommes satisfaits. Or nous Biblioteca Gino Bianco

-8croyons tous en avoir, au moins pendant deux ans, au début; et après ... tant pis, il faut vivre et si gaiment! N'ont point pensé ainsi: Gainsborough, Reynolds, Hoppner, Lawrence, Constable, en Angleterre; les quelques maitres français exquis, que nous admirons rue de Sèze, depuis Watteau jusqu'à Corot; et en somme tous ceux dont le nom figure au catalogue et qui ne sont pas tous pourtant des grands hommes, puisque Decamps, Troyon, Daubigny et le trop précieux Fromentin s'y trouvent aussi. . Le portraitde femme, tel que l'ont traité les Anglais, c'est une joie. La gràce et l'aisance de cette peinture, sa charm<inle distinction toujours un peu intime, en font quelque chose de tout parliculier; aucune des têtes montrée!': aux « cent chefs-d'œuvre » n'est d'une qualilê exceptionnelle, pas même la princesse de Metternich, mais pourtant ell6S ont un accent tout spécial, cette saveur britannique ù laquelle nous ne rêsistons pas. Le paysage de Constable est une rare merveille. Cet homme étonnant, qui s'est inspiré de tout et de tous, dont les œuvres sont aus~i variêes que les galets d'une plage, est un des pl us grands de ce siècle. Il y a chez lui quelque chose d'en fan tin, une recherche puêrile de certains détails, dont la réunion fait un ensemble, à côté de la nature, mais saisissant d'intensité. C'est la minutie d'un Hobbéma avec une lumière bien plus réelle et un choix de sites attendrissant .. Il y a chez lui, comme d'ailleurs chez tous les Anglais, un peu de l'amateur naïf qui fait une aquarelle dans un album de jeune fille. Le soin appliqué d'un Anglais n'a rien à voir avec le précis méticuleux d'un Français, qui devient souvent comme une occupation de centenaire résigné. On a bien fait de mettre dans cette compagnie le Bon Bock de Manet.Ilsetienttrès bien à côté d'une vieille femme de Hals. Ce n'est pas, certes, la grandeur majestueuse, inanalysabledu Hollandais; mais malgré certaines petitesses, Manet se montre là tel qu'un vénérable Monsieur qui a une allure très discrète, dans son attente au seuil du Louvre qu'il adora. Millet est moliéresquP. et louisquatorzien, ses compo81bliotecaGino Bianco

- 9-, sitions onLla régularité des quinconces de Le Nôtre et ses scènes familiales la rigidité de mise en scène de l' Avare. C'est de l'émotion obtenue avec une règle de trois, quelquefois; mais cela donne un aspect austère à ses toiles où il y a un souvenir du Poussin et même de Lesueur. « L'attente>> est un Millet voulu, trop voulu, plein des défauts et des qualités,outrés, du maitre.« Les moissonneuses » sont un achevé tableautin, d'une beauté antique. Mais le grand étonnement, l'étonnement toujours nouveau, l'émotion de put· art, le frisson du sublime, nous le devons ici, comme dans toute collection, au di vin Corot. De cette « boue colorée » dont Velasquez a pétri ses rois mauves et ses roses infantes, Corot fit des décors dont la Didon de Berlioz et ses nymphes sont seules dignes d'animer la noble solitude. La composition de ses<<paysages historiques >>a la grandeur des fresques·et ils semblent être le reflet de la nature dans un service à thé d'argent bruni. Dans ses toiles d'atelier dont le motif était souvent croqué sur un bout de papier, d'après les décors d'un opéra quelconque, tout en écoutant la musique - tel, M. Mallarmé prenant des notes pendant un concert - il sait garder la qualité d'une simple esquisse, d'une étude faite dans la boite à pouce. Que ce soit une hêtrée virgilienne, une vue du Colisée, ou bien un bo1·<d.1e l'Oise, c'est toujours le même anoblissement âe tout ce à quoi tonche le magicien. Les ciels les plus vulgaires, le bleu le plus ennuyeux, parsemé de petits nuages de coton, à midi précis, deviennent de l'acier damasquiné, des turquoises mourantes, des perles. Les verts se transforment et prennent des pâleurs malades ou se noircissent comme les pins des jardins Boboli it Florence dont Corot disait << qu'ils donneraient, seuls, le sentiment de l'art .. » Corot a parfaitement compris que l'œil ne s'arrête pas aux premiers plans d'un paysage; il ne s'y attache pas et les laisse ,).l'état de légers frottis ou de simple indication dans des gris .impalpables de cendre de cigarettes, qui ont pourtant toute la solidité qu'il faut, pour supporBibliotecaGinoBianco

-10 - ter la construction d'un décor, fùt-il babylonien. Tout son soin est pour les seconds plans où un détail frécieux, rides de l'eau ou feuilles de saules, fait, seu , la réalité du site et -lecale. Encore une autre particularité : on entre dans ses toiles, malgré qu'elles restent plates, comme toute peinture qui se respecte. L'œuvre de Corot est sans doute ce que notre époque laissera de plus parfait. Un de mes amis qui revient du Japon me raconte qu'il a faiLun voyage très complet dans tout le pays. Dans une petite ville on le présente à un diplomate distingué qui a une grande connaissance de toutes les choses d'Europe où il a vécu. Homme d'infiniment de goùt et qui comprend le xvm0 siècle, comme M. de Goncourt, le naturalisme et même le japonisme. • Il s'est fait, au milieu de jardins ravissants, pleins de collections de plantes, élever deux maisons : une japonaise qu'il habite et qui est du dernier raffinement japonais, avec des kakémonos signés des noms les plus illustres et les laques les plus précieux. L'autre demeure, européenne, contient sa bibliothèque et une collection de quelques objets parfaits qu'il a rapportés de Paris et de Londres, les ayant choisis avec un soin religieux, deux ou trois meubles Louis XV et Louis XVI, quelques porcelaines de Sèvres ou de Saxe d'une rare valeur. Sur les murs,n'ayant voulu mettre qu'un seul tableau occidental, qui fùt l'essence de notre art, c'est un Corot qu'il a accroché, comme un bouquet de fleurs pâles. Courbet n'est pa8 assez représenté à l'exposition des cent chefs-d'œuvre. Il fut pourtant, lui aussi, l'un des derniers qui peignirent comme les maîtres d'autrefois. Nous venons de revoir, à la vente Haro, sa grande composition « allégorie réelle » où on le voit à son chevalet auprès d'une femme nue et de nombreux personnages d'un symbolisme bébête, mais d'une beauté de matière et d'exécution déconcertante. L'enfant vu de dos, toute la partie de gauche du tableau et le fond sont des morceaux énormes, beaux comme les plus beaux Chardin. Les tigres de Delacroix semblent être le divertissement d'un chef arabe qui aurait du génie. - Ils ont la fougue et l'emportement dans le repos; ils sont royaux et enfanBibliotecaGino Bianco

-- 11 - tins; ils sont faits des tissus des tapis d'Orient les plus fins et enlevé8 comme par un barbouilleur forain qui remplirait des lignes tracées par un sculpteur de Ninive. MmeBerthe Morisot a réuni quarante-trois œuvres, peintures, pastels et dessins, chez Boussod et Valadon, avec une discrétion et une modestie élégantes où s'enferme toujours la charmante artiste. Figures d'enfants, jeunes femmes, cygnes, lacs, potagers, brocs de verre, tout est scintillant, trnnsparent, fluide et pourtant nerveux et plein de solidité. La grâce de ces êtres et de ces choses est toute spéciale, très française, poudrée, du siècle dernier et pourtant moderne, parisienne du quartier de l'Etoile. Cela a le charme d'un ouvrage de tapisserie dû au caprice d'une jeune mère qui mène ses enfants jouer dans l'avenue du Bois de Boulogne, après aYoir beaucoup étudié la salle Lacaze. Mme Morisot qui est élève de Corot et de Puvis de Chavannes, qui a travaillé avec Manet et tous les artistes impressionnistes, reste toujours la petite nièce de Fragonard, qu'elle est de fait. Elle est la seule femme peintre qui ait su garder la saveur de l'incomplet et du joliment inachevé, dans des toiles très poussées, abandonnées par impatience, reprises avec rage et toujours fraiches comme au premier jour, Il y a de l'emportement et quelque chose de lassé, de la fougue et comme une paresse alanguie dans sa touche : on dirait que c'est tracé avec un roseau trempé dans du charme. J. E. WHITE BibliotecaGino Bianco

Lceoncdeemptouvement etl mécanisme univ rsel La limite de toutes les limites, le point,lorsqu'il nous apparait successivem,ent dans l'espace, produit la ligne. Et la ligne, en se succédantit elle-même, crée la surface. Enfin la surface, en se multipliant dans une série,remplit l'étendue, donne naissance à des groupes ou systèmes de limites, ù des« objets » dénués de tout attribut quelconque, sauf les propriétés quantitatives. A leur tour, et c'est là même le cas primordial où vient puiser l'expérience, les systèmes de limites ou« objets purs » excitent notre sensibilité successive, mais toujours identique. En termes du langage usuel, les objets se déplacent,ilssem,euvent. Lemouvementseprésenteainsi, selon une juste remarque de Littré, comme une simple fonction de la quantité. 11se substitue à deux idées quantitatives qu'il résume en quelque sorte: le temps, généralisation suprême de l'ordre du « non-moi. » Le mouvement établit donc un rapport constant, et toujours mesurable de sa nature, entre des valeurs également mesurables·: soit entre les abstractions élémentaires que nous nommons des limites, soit entre les abstractions dérivées et composées que nous nommons des systèmes de limites, des objets tels quels ou des objets de connaissance pure, logique. Compris de la sorte, le mouvement constitue sans nul doute le rapport le plus général qui se puisse imaginer. Au reste, cette conception confirme pleinement celle que je tâcherai de faire prévaloir dans les pages sui vantes; j'y définirai le mouvement: un rapport d'égaBibliotecaGino Bianco

-13litéentre les relations universelles des choses et l'ensemble de leurs autres relations (1). Les con~epts d'univers, de nature, d'existence, etc., Yisent invariablement un seul but, ils expriment le summum genus, le genre suprême qui embrasse la multitude des espèces et des :-ous-espèces, foule croissante à mesure que du général on descend au particulier. Un rôle strictement analogue est rempli par les concepts qui résument les attributs universels des choses, ou leurs rapports de quantité. Ici, l'étendue et la durée -occupent sans conteste le premier rang. Mais immédiatement au-dessous des attributs quantitatifs tenus pour des concepts du genre suprême, se déroule l'immense série des attributs et des concepts de moins en moins généraux on de plus en plus spéciaux. Tous s'enchâsc;ent, s'emboitent d'une façon régulière et apparaissent à l'esprit qui les contemple comme formellement contenus les uns dans les autres. Si donc l'on désigne par A la première classe, soit la totalité des choses, soit la somme complète de leurs attributs universels, et par X la seconde classe, soit les espèces et les variétés infiniment nombreuses de choses et d'attributs, on obtient nécessairement l'équation A = X. Mais comment ce rapport d'égalité s'exprime-t-il, d'habitude dans la science positive? Co:nment l'Univers se comporte-t-il à l'é~ard de l'ensemble de ses propriétés distinguées comme pnysiques, chimiques, vitales, psychiques et sociales? (2). (1) J'ai à peine besoin <l'ajoute,·, ce me semble, que toutes nos abstrnctions primordiales, ou Protoconcepts, espace, temps, mouvement, limite, etr,.. surgissent dans le cerveau à la suite de nombreuses impressions extérieures, de multiples « afllux cosmiques. » Ces abstractions, pou,· la plupart instincll ves ou inconscientes, servent à les enregistrer et à les coordonner. li est d'ailleurs permis de supposer que les « afflux cosmiques » s'accumulent déjà en partie et s'emmagasinent, surtout dans certaines espèces animales, cl11,zles ascendants qui les transmettraient à leur postérité comme une éuergie latente ou une expérience héréditaire. (2) Et puisque ces propriétés ne nous ~ont r.onnues qu'indirectement puisqu'elles re,•êlent en dëfinitive, la for111edu rapport appelli « sensation », comment les choses agissent-elles sur nousi BibliotecaGinoBianco

- 14.- A cette question la science répond en faisant intervenir le concept de mouvement et la grande loi de la conservation de la force, exprP.ssionplusscientitique de la loi de la conservation de la matière, déjà posée par hypothèse au temps de Démocrite. Le mouvement constituerait ainsi l'abstraction qui suit d'une manière immédiate et remplace fonctionnellement dans l'esprit l'abstraction suprême de « quantité ». Le mécanisme scientifique s'efforcerait d'inclure le monde dans le champ de la pensée quantitative; et l'universalité de celle-ci, ou son infinité, d'après la terminologie philosophique, formerait dès lors le caractère propre et prépondérant de la Science. A ce· point de vue, le mouvement se pourrait définir, croyons-nous, comme un rapport d'égalité entre les relations universelles des choses et l'ensemble de leurs autres relations. Rien de plus conforme, d'ailleurs, aux lois de la 'logique que l'équation qui s'établit ainsi entre le contenu immédiat d'un concept générique et son contenu de plus en plus médiat et éloigné. De la sorte il s'évoque dans l'esprit une parité entre le genre et toutes ses espèces, entre l'abstraction suprême (ou tel membre qu·on voudra dans la série des grands synonymes, points culminants du processus abstractif) et la somme totale des autres abstractions. Mais on ne saurait trop y insister : le rapport d'égalité entre la quantité et l'ensemble des propriélés naturelles conserve un caractère logique strict et nécessaire. Ce rapuort indique que la quantité est l'abstraction la plus haute, tandis que les autres propriétés sont des abstractions décroissantes en généralité. Aussi, en affirmant, pa1' exemple, que le phénomène chimique ou la pensée sont du mouvement transformé et spécialisé, l'on s'aventure beaucoup moins qu'on ne le croit d'habitude. Peut-être même est-ce là s'en tenir à constater que la quantité vue comme genre, donc isolée de ce que les sens présentent sous l'aspect de faits chimiques ou psychiques, demeure rigoureusement semblable à cette même quantité envisagée comme série d'espèces que révèlent ·certains faits particuliers. li semblerait, en somme que l'abstraction (< mouvement» s'emploie clans le même but que les abstractions BibliotecaGinoBianco

\ - 15 - « matière, force, univers, nature, » etc. Réduire, par suite, tous les }lhénomènes au mouvement, ne nous engage pas davantage que les ramener aux concepts ontologiques. Certaines témérités qu'on reproche ù la science moderne ne se bornent-elles pas, au fond, à l'énonciation de truismes absolument inoffensifs? Et pour en revenir à l'exemple déjà cité, les thermochimistes et les les psychophysiciens les plus résolument mécanistes dépassentils de beaucoup, au moins dans leurs essais d'explications générales ou philosophiques, cette simple certitude que la chimicité et la pensée font partie intégrante de la nature, qu'elles rentrent par leurs linéaments généranx dans la somme totale des phénomènes appelés le monde ou l'univers? Ou voudra bien nous permettre de n'accorder qu'une confiance médiocre à une « transcendance n qui, cette fois comme les autres, se trouverait en parfaite désunion avec les lois élémentaires de l'esprit. On nous objectera sans doute le mouvement concret, le mouvement que nous sentons, voyons, touchons entendons, etc. Mais l'argument du sage antique, la preuve ad oculos corrobore notre thèse plutôt qu'elle ne l'infirme. Car il règne encore ce nous semble, sur la distinction à établir entre l'abstrait et le concret, un malentendu qui fausse la plupart de nos idées sur la question. Les sensations engendrent les idées. Cette vél'ilé semble aussi certaine que celle affirmant l'existence d'un ordre hiérarchique fixe qui classe nos concepts selon leur degré d'abstraction. A la base de l'échelle se groupent nos concepts les moins abstraits, au sommet, les plus compréhensifs. On aboutit à ces derniers graduellement et· après de longs efforts. Les cerveaux incultes se montrent même d'ordinaire assez rebelles à cette opération; et il est probable qu'une forte majorité humaine ne dépasse jamais les degrés moyens, les échelons intermédiaires. Mais cela que prouve-t-il? Faut-il en conclure, avec une psychologie par bonheur démodée, que nos sens nous fournissent directement ces synthèses de la réalité qu'on nomme des images, et~que de celles-ci, à leur tour, se tirent et s'élaborent, comme autant d'essences subtiles, nos idées abstraites? Pour ma part, je trouve au moins BibliotecaGino Bianco

-16 - aussi justifiée l'hypot~;èse qui, loin de faire servir les images à alambiquer l'esprit, modifierait l'ordre habituel selon lequel on dispose cette trilogie : sensation, image, idée. Dans cette vue, l'image ou idée concrète et complexe surgirait de l'union des idées foncièrement abstraites et, en ce sens, toujours simples et élémentaires. Cette genèse serait aussi spontanée qu'immédiate , inconsciente. L'image se concevrait alors comme un véritable faisceau d'idées, une formation ou création de l'esprit déjà suffi-· samment approvisionné par les SP.nsde matière première, de « plasma » idéologique (1). A la production de telles synthèses concounait d'ailleurs, d'une fa{'ondirecte ou indirecte, tout l'effectif disponible, à chaque moment donné, des idées simples, des abstractions pures. Par là s'expliquerait, entre aut1·es, le fait connu de l'ampleur et même de rail ure différentes que les représentations d'une réalité ideI)tique obtiennent dans les cerveaux inégalement meublés d'idées générales. Nous pensons à l'aide d'images, et les plus intellectuels parmi nous- n'échappent probablement jamais à cette loi. Mais cela empêche-t-il les synthèses sensibles ou concrè,t~s de former le résultat d'une réunion, d'un assemblage de syrJ,llzèsesymboliques et, en ce sens, abst1•aites? Pourquoi les « images » ne se résoudraient-elles pas en des combinaisons d'éléments plus simples préalablement extraits, par une sorte de chimie mentale, des données sensationnelles toujours confuses et chaotiques? Rien ne nous oblige d'y voir des produits directs de ces données elles-mêmes. La distinction me paraît d'autant plus importante qu'on confond trop souvent encore ces deux variétés du même geme : l'abstraction, l'unité symbolique (1) A rapprocher de ma théorie fondamentale sur les sciences abstraites et les sciences concrètes, telle qu'elle se trouve exposée dans Sociologie, chaP.. m, p. 24.-47,et chap. xi, p. 207-210. L'idée abstraite étant. dejà par elle-même une connaissance, sa fusion avec d'autres hlées abstraites doit produire qn savoir d'un s-enre ou d'un ordre différent de l'ordre purement abstrait. Le parallelisme entre la genèse d'une connaissance concrète et celle d'une idée concrète nous parait, en tout cas, pouvoir se défendre. BibliotecaGino Bianco

-17 - et artificielle qui participe de la natUl'e de la monade, de la quantité ou pluralité fortement dissimulée; et la synthèse concrète, qui cherche à reproduire les agrégats ou grnupements naturels, les pseudo-monades, les sommes phénoménales à peine voilées. L'analyse qui conduit à l'abstraction et celle qui résout les synthèses concrètes ne coïncident paf; toujours non plus, il s'en faut (1). La rapidité merveilleuse avec laquelle se forment dans l'esprit tous ces « instantanés » du monde objectif, ces « raccourcis >, doués de l'ensemble des propriétés sensible.;; que nous attribuons abstraitement aux choses, défie aujourd'hui nos méthodes de menc;uration psychophysique. Aussi appliquons-nous ces dernières presque exclusivement aux processus plus lents et de toute façon plus accessibles de la sensation brute. Mais cette 3.ccoutumance même aurait dù nous prémunir contœ les illusions qu'elle entraîne à sa suite, et nous faire accepter, au moins d'une manière provisoire, l'hypothèse psychologique dont j'ai été in0idemment amené à esquisser ici quelques traits essentiels. Laissons de côté l'emharrassante alternative. Pour l'intelligence de nos déductions ultérieures, peu nous importe, en effet, de connaître la route exacte suivie par l'esprit avant d'arriver soit à la présentation des choses étendue, résistante, résonnante, colorée, etc., qu'on nomme leur perception, soit it leur Teprésentation également étendue, résistante, etc., i't laquelle on réserve le nom d'image (2). Que l'esprit tire ses perceptions et leur reproduction pat· le souvenir directement des sens, ou que ces processus soient préparés et rendus possibles par une élaboration mentale préalable, par une sorte de sélection et de classification des données immédiates du monde objectif, le résultat ne changera pas. Dans les deux hypothèses, il demeure acquis : 1 ° que dans nos perceptions et (1) Voit· à ce sujet le chapitre 1x de ce livre. (2) J'ai à peine besoin de faire remarquer que tout ce que j'ai dit plus haut de la représentation se rapporte naturellement aussi à ht perception qui e~t une représentation alimentée et vivifiée par !'ne• lion immédiate des données sensuelles. BibliotecaGino Bianco

-18 - nos représentations, nous ne déserlons pas ,ifeot jelsub nous n'entrons pas de plain-pied dans l'objectif; 2° que le concret s'assimile à l'abstrait dont, eu égard à la nature idéale de l'un et de l'autre, il se différencie d'une manière purement quantitative. Le plus et le 1noins interviennent donc partout comme la conclusion inévitable de nos raisonnements. Les deux opérati(}ns logiques fondamentales, l'addition et la soustraction, suffisent pour définit· les deux termes de l'antithèse. L'esorit opérant toujours sur des éléments identiques, le concret s'affirme comme le produit d'une addition, une somme; et l'abstrait, comme le produit d'une soustraction, un reliquat ou résidu. · J\>~ais'il en est ainsi, je ne vois pas trop pourquoi il répugnerait ,i. une psychologie rationnelle de traiter l'abs- . trnction « couleur n c;:,mme quelque chose de sensible ;visible} pour nous dans le tapis rouge, le ;iapier bleu, etc.; ou de soutenir que la liaison, l'association intime de celte qualité abstraite avec d'autres attributs abstraits, avec la longueur, la largeur, la profondeur, le poids, la densité et ainsi de suite, constitue effectivement ce que nous appelons le concret. 11 en est de l'abstraction « mouvement » comme de toutes les antres. Elle nous devient sensible ~ visible ou palpable] dans la sphère qui tourne, l'abeille qui vole, le bras qui décl'it une courbe, etc. Elle s'y allie étroitement avec une foule d'attributs abstraits dont les combinaisons nous fournissent les idées concrètes correspondantes. En revanche, il suffira, dans n'importe quP,l cas, de séparer la première abstraction de celles qui l'accompagnent, de l'isoler entièrement, pour voir l'attribut exprimé par les mots : « qui se meut », perdre aussitôt tout caractère déterminé et se transforme!' presque en équivalent exact de l'attribut exprimé par les mots : « qui existe », « qui manifeste la force, l'énergie cosmique. » Ainsi donc, les théories mécaniques qui tendent à prendre dans la philosophie et la science modernes la place de l'ancienne ontologie verbale et scolastique, n'excluent en aucune façon le monisme purement intellectuel. Les concepts : « Univers n, «existence», etc., identifient BibliotecaGino Bianco

-19 - tous les phénomènes. Mais le concept de « mouvement » sert le mème dessein, et le mécanisme universel, à son tour, s'assimile à l'unité logique. Par là se dévoile, avec une évidence toujours croissante, S'3lonnous, l'homologie de certains concepts qui dirigèrent autrefois et règlent encore aujourd'hui la marche générale de la pensée philosophique (1). E. DE HOBEl:lTY (1) On appelle Homologie, en chimie, le fait que certains corps accom1>lissent une même fonction, obéissent aux mêmes lois de transformation; et, en biologie, le rapport entre organes qui, d'une espèce naturelle à une autre, trahissent, malgré la divcrsite de leurs fv1•mesextérieures, l'identité la plus parfaite. BibliotecaGino Bianco

LECTURES POÉTIQUES DES ENTRETIENS POLITIQUES ET LITTÉRAIRES LA ·MORT par EMILE VERHAERE)! La Mort a bu du sang Au cabaret des trois cercueils. La Mort a mis sur le comptofr Un écu noir, Et puis s'en est allée. « C'est pour les cierges et pour les deuils. » Et puis s'en est allée. La Mort s'en est allée Tout lentement ·Chercher le sacrement. On a vu cheminer le prêtre Et les enfants de chœur, Trop tard, Vers la maison Dont étaient closes les fenêtres. La Mort a bu du sang Elle en est soùle. BibliotecaGino Bianco

- 2.2 - « l'\otre Mère la Mort, pitié! pitié! Ne bois ton verre qu'à moitié, Notre Mère la Mort, c'est nous les mères. C'est nous les vieilles à manteaux Avec leurs cœurs en ex-votos, Qui marmonnons du désespoir En chapelets interminables; Notre Mère de la Mort et du soir C'est nous les béquillantes et minables Vieilles tannées Par la douleur et les années : Les défroques pour tes tombeaux: . Et les cibles pour tes couteaux. >> - La Mort, dites, les bonnes gens, La Mort est soûle. Sa tête oscille et roule Comme une boule. La Mort a bu du sang Comme un vin frais et bienfaisant; Il coule doux aux joints de la cuirasse De sa carcas~e. La Mort a mis sur le comptoir_ Un écu noir, Elle en voudra pour ses argents Au cabaret des pauvres gens. « Notre-Dame la)'Iort, c'est nous les vieux des guenes Tumultuaü-es, · Tronçons morne3 et terribles entailles De la forêt des victoires et des batailles, Notre-Dame des drapeaux noirs Et des débâcles clans les soirs, Notre-Dame des glai ,·es et des balles Et des crosses contre les dalles, Toi noire \"Ïerge et notre orgueil, Toujours si fière et si droite, au seuil· BibhotecaGino Bianco

- 23 - De l'horizon tonnant de nos grands rêves, rotre-Dame la Mort, toi, qui te lèves Au battement de nos tambours Obéissante et qui, toujours, Nous fus belle d'audace et de courage, Notre-Dame la Mort, cesse ta rage, Et daigne enfin nous voir et nous entend1·e Puisqu'ils n'ont point appris, nos fils, à se défendre. - La Mort, dites, les vieux verbeux, La Mort est soùle Comme uu flacon qui roule Sur la pente des chemins creux. La Mort n'a pas besoin De votre mort au bout du monde, C'est au pays qu'elle fonce la bonde Du tonneau rouge. La Mort est bien assise au feu Du cabaret des trois cercueils de Dieu; Elle déteste s'en aller loin Sous les hasar::ls des étendards. cc Dame la Mort, c'est moi la Sainte Vierge Qui viens en robe d'or chez vous, Vous supplier à deux genoux D'avoi1· pitié des gens de mon villao-e. Dame la Mort, c'est moi la Sainte Vierge De l'ex-voto près de la berge, C'est moi qui fus de mes pleurs inondée Au Golgotha, dans la Judée, Sous Hérode, voici mille ans. Dame la Mort, c'est moi la Sainte Vierge Qui fit promesse aux gens d'ici D'aller toujours crier merci Dans leurs délresses et leurs peines; Dame la Mort, c'est moi la Sainte Vierge. » BibliotecaGino Bianco

- 2!1 - - La Mort, dites, la bonne Dame, Se sent au cœur comme une flamme Qui, de là, monte à son cerveau : La Mort a soif de sang nouveau, La Mort est soûle; Ce seul désir comme une houle Remplit sa brumeuse pensée. La Mort n'est point celle qu'on éconduit_ Avec un peu de prière et de bruit,· La Mort s'est lentement lassée Des bras tendus en désespoirs; Bonne Vierge des repo:;oirs La Mort est soûle Et sa fureur, hors des ornières. Par les chemins des cimetières Bondit et roule · Comme une boule. « La Mort, c'est moi Jésus, le Roi, Qui te fis grande ainsi que moi Pour que s·accomplisse la loi Des choses en ce monde; La Mort, je suis la manne d'or Qui s'éparpille du Thabor DiYinement, par;\ travers les !oins du monde. Je suis celui qui fus pasteur, Chez les humbles, pour le Seigneur, Mes mains de gloire et de splendeur Ont rayonné sur la douleur, - La Mort, je suis la paix du monde. n - La Mort, dites, le Seigneur Dieu Est assise près d'un bon feu, Dans une auberge où le vin coule; Et n'entend rien, tant elle est soûle. Elle a sa faux - et Dieu a son tonnerre. BibliotecaGino Bianco

-25En attendant elle aime à boire et le fait voir A quiconque voudrait s'asseoir, Côte à r:ôte, devant un verre. Jésus, les temps sont vieux, Et chacun boit comme il le peut Et qu'importent les vêtements sordides Lorsque le sang nous fait les dents splendides. Et la Mort s'est mise à boire, les pieds au feu. Elle a même laissé s'en aller Dieu Sans se lever sur son rassage, Si bien que ceux qui la voyaient assise Ont cru leur üme compromise. Durant des jours et puis des jours encor, la Mort A fait des dettes et des deuils, Au cabarnt des trois cercueils. Puis un matin elle a ferré son cheval d'os, Mis son bissac au creux du dos Pour s'en partir à travers la campagne. De chaque bourg et de chaque village On est venu vers elle avec du vin, Pour qu'elle n'eùt ni soif ni faim, Et ne fit halte au coin des routes; Les vieux portaient de la viande et du pain, Les femmes des paniers et des corbeilles Et les fruits clairs de leur verger, Et les enfants portaient des miels d'abeilles. La Mort a cheminé longtemps, Par le pays des pauvres gens Sans trop voul0ir, sans trop songer, La tête soùle Comme une boule. BibliotecaGino Bianco

- 26 -- Elle portait une loque de manteau roux Avec de grands boutons de veste militaire en bicorne piqué d'un plumet réfractaire Et des bottes jusqu'aux genoux. Sa carcasse de cheval blanc Cassait un vieux petit trot lent De bête ayant la goutte Contre les chocs de la grand' route. Et les foules suivaient par à travers les n'importe où Ce grand squelette aimable et soùl Qui trimballait, sur son cheval bonhomme, L'épouvante de sa personne Vers des lointains de peur et de panique, Sans éprouver l'horreur de ~on odeur Ni voir danser sous un repli de sa tunique Le trousseau de vers blancs qui lui tétaient le cœur . • BibliotecaGinoBianco

ELOGEDERAVACIIOL En ce temps les miracles et les saints semblaient vouloir disparaitre. On croyait facilement. que les ùmes contemporaines manquaient de l'esprit de sacrifice. Les martyrs du siècle furent surtout d'obscurs citoyens hallucinés par le tintamarre des mots politiques, puismitrnillés impitoyablement en 1830, en 1848, en 1871 au bénéfice de ce1-taines situations parlementaires que se préparaient ainsi des avocats violents et sournois; et il y aurait mAme de l'imprudence à prétendre que nul vœu d'intérêt individuel n'engagea ces combattants malheureux ë'L rechercher, eux-mêmes, les armes à la main, un profit électoral. Les pArade8 des Deux Chambres avec leurs scandales quotidiens, leurs syndicats de fabricants de sucre, de bouilleurs de cru, de Yendeurs de bière, de faiseurs de vin, de courtiers en céréales et d'éleveurs de bestiaux nous revélèrent, à maintes reprises, les mobiles du suffrage universel. Il y eut Mary-Reynaud et ·wilson, Méline et l\Iorelli, le sénateur Le Guay ... Aussi toutes ces batailles de la chaussée parisienne, toutes les histoires de la rue Transnonain ou de Satory finissent-elles par nous paraitre de simples querelles de marchands âpres iL la concurrence. Nos âmes sans complexité se fussent probablement déplues ù sui\Te encore les jeux brusques de ces marionnettes; et la politique eùt été mise hol's de notre préocr.upation, si la légende du sacrifice, du don de la vie pour le BibliotecaGino Bianco

-28bonheur humain n'eùt subitementréapparu dans l'Epoque avec le martyre de Ravachol. Quelles qu'aient pu être les invectives de la presse bourgeoise et la ténacité des ma~istrats à flétrir l'acte de la Victime, ils n'ont pas réussi a nous persuader de son mensonge. Après tant de débatsj udiciaires, de chroniques, et d'appels au meurtre légal, Ravachol reste bien le propa~ateur de la grande idée des religions anciennes qui preconisèrent la recherche de la mort individuelle pour le Bien du monde ; l'abnégation de soi, de sa vie et de sa renommée pour l'exaltation des pauvres, des humbles. 11 est définitivement le Rénovateur du Sacrifice Essentiel. Avoir affirmé le droit à l'existence au risque de se laisser honnir par le troupeau des esclaves civiques et d'encourir l'ignominie de l'échafaud, avoil' conçu comme une technique la suppression des inutiles afin de soutenir une idée de libération, avoir eu cette audace de concevoir, et ce dévouement d'accomplir, n'est-ce pas suffisant pour mériter le titre de Rédempteur? De tous les actes de Ravachol, il en est un plus symbolique peut-être de 1ui-même. En ouvrant la sépulture de cette vieille et en allant chercher à tâtons sur les mains gluantes du cadaVt'e le bijou capable d'épargner la faim, pour des mois, à une famille de misérables, il démontra la honte d'une société qui pare somptueusement ses charognes alors que, pour une année seule, 91000 individus meurent d'inanition entre les frontières du riche pays de France, sans que nul y pense, hormis lui et nous. Par cela même que sa tentative fnt inutile, et que ie cadavre se trouva dénué de parures, la signification de l'acte devient plus importante encore. hile se dépouille de tout profit réel; elle prend l'allure abstraite d'une idée logique et déductive. De cette affirmation que rien ne doit, être ,i. qui n'a de besoin immédiat, il se prouve qu'à tout besoin une satisfaction doit répondre. C'est la formule même du Christ : A chacun selon les besoins, si merveilleusement traduite clans la parabole du père de famille qni paye au même prix le;; ouvriers entrés dans sa vigne à l'aube, ceux venus à midi et ceux embauchés au soir. Le travail ne mérite point salaire.; mais le besoin réclame BibliotecaGinoBianco

- 29 - satiété. Vous ne devez point donner dans l'espoir d·une reconnaissance rémunératrice, ou d'un travail à vous utile, mais par unique amour du semblable, pour assouvir votre faim d'altruisme, votre soif du Bien et du Beau. votre passion de l'harmonie et du bonheur universel. Si l'on reproche à Ravachol le meurtre de l'ermite, n'at-il pas, chaque jour, un argument à recueillir parmi les faits divers de la gazette ? Est-il, en effet, plus coupable en cela que la société, elle qui laisse périr dans la solitude des mans,ardes des êtres aussi utilisables que l'élève des Beaux-Arts naguère trouvé mort à Paris, faute de pain. La société tue plus que les assassins: et quand l'homme acculé aux suprêmes misères arme son désespoir et frappe pour ne pas succomber, n'est-il pas le légitime défenseur d'une vie dont le chargèrent, en un instanL de plaisir, des parents insoucieux? Tant qu'il existera au • monde des hommes pour lentement souffrir de la faim jusqu'à l'exténuation dernière, le Yolet l'assassinat demeureront naturels. Nulle justice ne pourra logiquement s'opposer et punir à moins qu'elle se déclare loyalement et sans autre raison la Force écrasant la Faiblesse. Mais si une nouvelle force se lève devant la sienne, elle ne doit point flétrir l'adversaire. Il lui faut accepter le duel el ménager l'ennemi afin qu'aux jours de sa propre défaite, elle trouve dans la Nouvelle Force de la clémence. Ravachol fut le champion de cette Force Nouvelle. Le premier il exposa la théorie de ses actes et la logique de ses crimes; et il n'est pas de déclamation publique capable de le convaincre d'errements ou de fante. Son acte est bien la conséquence de ses idées, et ses idées naissent de l'état de barbarie où Yégéte l'humanité lamentable. Autour de lui Ravachol a vu la Douleur, et il a exalté la Douleur des autres en offrant la sienne en holocauste. Sa charité, son désintéressement incontestables,la vigueur de ses actes, son courage devant l'irrémédiable mort le haussent j usr1ue les :,,pleudeurs de la légende. En ce temps de cynisme et d'ironie, un Saint nous est né. Son sang sera l'exemple où s'abreuveront de nouveaux courages et de nouveaux martyrs. La grande idée del' AlBibliotecaGino Bianco

- HO - truisme universel fleurira dans la flaque rouge si prochaine au pied de la guillotine. l,ne mort féconde va s'accomplir. Un événement de l'histoire humaine va se marquer aux annales des peuples. Le meurtre légal de Ravachol ouvrira une Ere. Et vous artistes qui d'un pinceau disert contez sur la toile vos rêves mystiques, voilà offert le grand sujet de l'œuvre. Si vous avez compris votre époque, si vous avez reconnu et baisé le seuil rie !'Avenir, il vous appartient de tracer en un pieux triptyque la• vie du Saint, et son trépas. Car un temps sera où dans les temples de la Fraternité Héelle, on emboitera votre vitrail à la place la plus belle, afin que la lumière du soleil passant clans l'auréole du martyr, éclaire la reconnaissance <leshommes libres d'égoïsme sur la planète libre de propriété! PAUL ADA~I . • BibliotecaGino Bianco

LECHEVALIEDRUPASSÉ Théat1·e moderne, 17 Juin 1892 Monsieur Edouard Dujardin fit fort bien de venir luimême, l'autre soir, sur la scène, enjoindre à se taire certains rires intempestifs qui arnient troublé le premier actP. de la pièce en jeu. Il eut raison de réclamer la courtoisie d'être écouté et il le fut. Tout rire d'ailleurs n'est point, comme le croit tout rieur, le signe d'une supériorité qu'il s'attrihue ni l'indice d'un esprit si fin qu'il saisit tout disparate et en t.it-ele comique inhérent. Le rire est plutôt, quand il résulte d'un spectacle qui en soi n'a rien pour le justifier encore qu'il le motive, la preuve d'une inintelligence regrettable et la marque dans l'esprit d'un manque de sympathie et de souplesse. Comprendre évite de rire, et le rire en présence de ce qui n'est pas fait dans le but. de le provoquer esLle certificat .d'une incompétence assez niaise àl:!quelle mieux vaudrait substituer cette sorte de docilité iL entrer dans le sens des choses qui permet d'en jouir et évite d'en dénaturer l'intention et de s'en fausser l'aspect. La tragédie de M. Dujardin cc Le Chevalier du Passé )) fait suite à celle que fut représentée, l'an dernier. Elle se conclura l'année prochaine, où aura lieu la troisième partie de ce qui constituera en son ensemble, la Légende d'Antonia. Antonia a accompli la première phase de sa vie. Elle a aimé et elle a trahi. Elle a suivi son Destin, celui des BibliotecaGino Bianco

Eves et des Kundry et voici que maintenant elle habite, au milieu des mers, l'Ile circéenne où elle est l'Enchanteresse de par la toute puissance de sa beauté et le sortilège de sa parure. Elle vit dans le clair palais de ses embùches, servie par les Floramyes industrieuses aux fards, en l'orgueil et la lassitude de sa fo1·cemystérieuse où Yiennent boire, à ses lèvres vives, le philtre impur et dominateur les hommes en route toujours vers l'lle délicieuse ... Trois voyageurs ont abordé sur la grève et tous trois viennent chercher vers la Courtisane la consolation de leur âge; l'un est un enfant à qui elle promet l'amcur, l'autre est un homme à qui elle promet la pitié, l'autre est un vieillard à qui elle promet la paternelle caresse de sa filiale beauté. Mais avec la Nuit et !'Ombre sur le Palais au bord de la mer et sur la fatigue pécheresse de sa vie, s'émeut au fond de l'âme de la Courtisane je ne sais quoi de confus et d'antérieur, comme un être latent en suspens de qui doit l'éveiller et à qui correspond la présence auprès d'elle d'un silencieux advenu: et le fantôme de sa vie d'amante et d'épouse s'incan:e en le Chavalier du Passé dont la voix, douce à l'Amante et dure it la Courtisane, la caresse et la maudit, lui rappelle le Destin d'autrefois qui surYit en elle au -sort d'aujourd'hui et, le passé, par le geste de celui qui le représente, ressuscité mais insaisissable, lui impose d'abjurer l'ignominie du présent. L'aube est venue, tout a disparu, les Floramyes avec les charmes et les fards, les voyageurs et le fantôme obj urgateur et vigilant. La courtisane pleure !'Epouse et !'Amante qu'elle fut et maudit en ses joyaux et leurs détestables ~rtifices la marque de ce qu'elle est et voici que meurt en elle, comme un .3ongeimpur et néfaste, le prestige où s'est prise la Tentatrice circéenne. Telle est it peu près cette pièce qui contient de fortes scènes et des détails charmants, avec des jeux de rythmes souvent heureux et qui vaut par une espèce de lyrisme pal'fois délicat et parfois éloquent quoique on l'eùt peut être voulu d'une phraséologie mieux ordonnée. Le vers est Biblioteca Gino Bianco

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