Entretiens politiques et litteraires - anno II - n. 17 - agosto 1891

DEUXIÈME ANNÉE. - VOL. 1lI PRIX: CINQUANTE CENTIMES ENTRETIENS . POLITIQUES & LITTÉRAIRES PUBLif:S :lfESSU&LLEll&.'-T PAR M. FRANCIS ''IELt·GRIFF'IN SOMMAIRE : 1. M. Bernard Lazare: Du Népotisme. 2. M. Paul Adam: Irène l'Ath4nienne. 3. M. Pierre QuiÙ~;. L~. ,!len_pt§$_anlcJe!L.mane. /1. M. Henrideifêgriier: Une Anecdote. 5~~•..francis Vi~_!ff!n_:_ Mallarm,4., 6. Notes et NÔfüÏes. (Livres, Musique, Théâtre, etc.) PARIS 12, PASSAGE NOLLET, 12 Août 1891 [, 1 teca Gino B1::-nc0

ENTRETIENS POLITIOUES & LITTÉUAIRES Abonnement : UN AN. • • • • • li francs. Adresser toutes les ccrnmnnications :\ M. BERNARD LAZARE, 12, Passage Nollet Bn 1;ente ou nwnéro elle:;: MARPONcl FL.u.nr.-\.lUON 101 Boulevnrd des ItaJiens. id. id. 1,, Rue Auber. id. id. 3, Boulevard St-1farlin. id. id. 2) Rue Marengo. iù. id. Galeçie de l'Odéon. L1BRA111IE DE L'AHT lN'OEPl.:NDAN1' LIBRAHUE NOU\'ELU: 11, Chaussée d'Antin. 15. Boulevard des llaliens. B, rue de la Boëtie. iù. id. si;;v1;,.;- 'l'nuc1[Y DENTU SA.UVAITRE TARIDE ,).-\UA.TI VrLDIER \VmL 'l'Alf,I,EFEH l\1&\ CHAUMONT LECAMPJO~ .BARAKGER 8, Boulevard des Haliens. 26, Bou levarcl des Italiens. ,\ venue de !'Opéra. 'i'-Ji Boulevard H:iussmann. Jü-18, Boulen1rd St-Denis. 7i Boulevard St-;\larLin. 8, Boulevard De11ain. !I, Rue du Havre. 67. Boulevard Malesherbes. 1, 'rue du Havre. li8, Hue de Rivoli. 2, Passage du Saumon. 132, Rue Lafayette . 't'RESSE et STOCK LJBRAIIUEou Mr.:nvETLLEux: 9-11-13, Gal. ùu '!'.-Français. 29, Rue de Trévise. A. LE:\fERRE g_ PAUL GRETl'J;: N[ARTL\' BRASSEU!l A1Nt BRASSEUR J8UNE L1to:-. V.-\NIEH Passage Choi~eul. 100, Faubourg S,1int-Honol'é. Passage Vél'o-Dod.1t. 93. Fau hourg Saint-Honoré. 45~ Chaussèe d'Antin. Galeries de l'Odéon. 19. Quai Saint-Michel. GAGKÉ ET BouL1xmR JO, Boulevard Saint-~licbel. ;\ 110RDE,VJX : :'t l\JAH.SElLLE : li. NDŒS : il BRUXELLES : it f,II~GE ---- Librail'i'e Kouvclle, 3, pl. cle la Comédie. chez Aubertin, rue de Paradis. chez A. Catelan, rue Thoumayne. chez Lacomblez, rne des Paroissiens. chez De;,oër. Et dans les p1·inci11ales gares Dt•po!ütai1•e général, Librairie Charles, 8, rue Monsieur-le-Prince. Bihlim:1c·1 1,1r o ,, ire-

DUNÉPOTIS~1E On a longtemps cru, et les historiens les plus graves, comme les plus fantaisistes, ont tout fait pour accréditer cette opinion, que le Képotisme était l'apanage des gouvernements absolus. Vingt ans de république bourgeoise, devraient suffire à infirmer une telle croyance, si elle trouvait encore des défenseurs, et même cette expérience de quatre lustres peut permettre d'affirmer que jamais le Népotisme ne s'était étalé d'une façon aussi générale et aussi injustifiable. Jadis, au temps où les fonctions étaient loyalement considérées comme des privilèges, apanages d'une classe, il devenait naturel et peut-être même, au point de vue des attaches familiales, louable de vouloir perpétuer ces fonctions dans la descendance directe ou tout au moins collatérale. C'était alors dans le p1;incipefondamental du gouvernement que résidait le mal, et non dans ce Nrpotisme ·que le principe justifiait et nécessitait. D'autant que, fait remarquable, malgré les efforts de quelques classes pour s'assurer tous les bénéfices, les humblas génies ne faillirent pas à se manifester, et l'autorité royale, en dehors de ces intérêts de castes, savait rétablir cet équilibre qui favorisait l'accès aux dignités des Colbert et des Catinat. Cette j uslicH, qui saYait s'exercer en vue du bien général, est explicable pat· ce fait que le pomoir monarchique absolu, quels que fussent ses dangers, quelqu'insupportables qu'en soient désormais ses lois et ses moyens, avait pour directeur une séculaire loyauté, une irréfragable franchise dans ses rapports aYecses sujets. Avec la Révolution française, le peuple troqua une auBibliotecaGino Bianco

-- 4.2 - tol'ité parfois paternelle, susc~ptible en tous cas d'heureux retours et de bienveillance, capable à un moment donné de reconnaître ses fautes, prête même à abandonner spontanément des prébendes dont elle virnit et qui étaient sa seule défense, le peuple troqua cette autorité contre celle d'une oligarchie bourgeoise rogue, avide et cupide, l'âme ouverte à tous les bas sentiments, férocement égoïste et rapace, inapte à une pensée généreuse, à une idée noble de renoncement et de dévouement. Si dans les monarchies défuntes on avait appliqué la mauYaise théorie des fiefs, et celle, plus détestable, de la foule nourricière d'un petit nombre d'élus, au moins n'aYait-on jamais dissimulé ces théories sous de pompeuses déclamations libérales, sous des mots spécieux; on les avait, au contraire, professées par la bouche des historiens et par celle des philosophes, .::omme par celle des théologiens. Les descendants de ceux qui, pièce à pièce, avaient conquis la France par l'épée, ne pouvaient se plaire à de fallacieux discours, ni à des act1::sde sycophantes. Seuls, des bourf°?eoisrancis par l'envie, affamés de domination temporelle - ces bourgeois dont tout le fiel autoritaire se concentrn en M. de Robespierre - pouvaient se complaire à une norme semblable, et comme le cœur leur faillait à. mettre la main sur le sceptre, comme de loyaux larrons faisant leurs dols au grand jour, ils placèrent l'hypocrisie à la base de la constitution nouvelle, et proclamèrent la Libei·té. Pour s'assurer la féauté du peuple, naïf et propre à se prendre aux pipeaux, ils établirent le prétendu dogme du mfrite, celui qui devait, selon eux, assurer la franchise du quatrième état et sauvegarder son accès dans la classe dirigeante. Toutes les carrières furent dotées d'un tourniquet à la fois facile et protecteur, qui deYait laisser rentrée, à la science dùment constatée : ce fut le concours, gardien des ~racles, des administrations et des écoles, gardien des sinécures grasses, des emplois largement rétribués. Les politiciens de la caste, pour mieux masquer les intentions secrètes de leurs mandataires, s'éleYèrent avec force contre les abus des siècle·s passés, les horreurs du despotisme, le favoritisme éhonté qui distinguait les monarchies et les empires. Ils prônèrent la libertè enfin BibhotecaGino Bianco

- 43conquise, l'avénement du bien, la royauté du mérite, et, sur les monuments publics, ils inscrivirent la devise qu'ils surent chasser de leur cœur: Liberté, Egalité, Fraternité. >> Les apparences sauvegardées, les hypocrites concessions faites, le peuple endormi par les promesses et les phrases redondantes, la bourgeoisie put agir. Elle sut le faire au mieux de ses intérêts, elle apanagea ceux de ses enfants qui avaient dissipé leur jeunesse dnns la crapule, et que l'avénement de l'ère nouvelle avaLt trouvés sans souliers. Elle fut maternelle, elle sut, comme le hibou de la fable, oublier et même louer les difformités des siens; elle sut gré à ses fils d'avoir appris à gouverner les hommes clans les estaminets et les tripots, et, sûrement accapareuse, dans ces vingt dernières années surtout, elle étreignit le pays et nulle fonction n'existe, nulle place ne se crée sans que ses neveux n'en soient pourvus. Les autres en sont régulièrement dépossédés par la voie des concours, et l'apparente et hypocrite justice est satisfaite. Quant aux rebelles, des tribunaux sont là, faits à l'image des gouvernants qui les inspirent, et qui se protègent euxmêmes en protégeant leurs mandants. Ce népotisme effroyable, qui gangrène et pourrit tout, qui a fait naître des familles prébendaires accumulant entre leurs mains toutes les charges, les unes accaparant l'enseignement, les autres les traYaux publics, ce népotisme, ce qui jamais ne s'était vu, s'est étendu aux lettres et, désormais, il les enrnhit. Il fut d'abord restreint au journalisme, et les colonnes des quotidiens se transformèrent en bénéfices familiaux, si bien qu'elles sont devenues inaccessibles aux véritables écrivains qui ne peuYent espérer clans un journal qu'une situation de colleur de bandes, ou de cuisinier, ou de metteur en pages. La littérature paraissait préservée de cette lèpre. De tout temps - sans tenir compte ici des enthousiasmes bourgeois pour les mauvais artistes -on avait admis, à peu près universellement, qu'il ne suffisait pas d'être frère, fils ou neveu d'un homme de talent, pour amir du talent soi-même. Je ne sache pas qu'on ait accordé du génie, a pri01·i, à Thomas Corneille, ou même ù Louis Racine. Désormais, ce mode de Yoir paraît être BibliotecaGino Bianco

- 44 - tombé dans le discrédit, et l'on demande à un écrivain, quels sont ses parents, ses amis, et s'il peut justifier dans s.a famille ou dans ses relations, d'un homme ayant du talent, ou à qui l'on en a reconnu. Le nombre est considérable des artistes jeunes, soucieux de leurs œuvres, ayant produit de bons et beaux livres, et qu'une critique de valets, la plus basse et la plus servile, comme la plus ignare qu'on ait jamais vue, laisse sans un mot de bienvenue, sans une parole d'encouragement. Si cette critique un jour parle, on regrette son silence, car, fielleusement, elle bave sur tout beau rève d'art, sur toute pure création, sur tout être qui s'élève au-dessus de la tourbe, et qui, par cela même, en est la condamnation. Mais, lorsque le rejeton d'un dynaste anônne quelque vague parole, quand il bégaie quelque banalité hors d'usage, tous les distributeurs de renommée lèvent haut leurs trompettes et proclament les louanges du nouveau collateur de bénéfice. Des hommes comme Elémir Bour- ~e:;, je prends son nom entre quelques autres, ont vu se faire le silence autour du Crépuscule clesDieux, une des œuvres les plus fortes de notre génération, et aujourd'hui, M. Léon Daudet, fils d'un père qui ne sut jamais écrire, ni en•français, ni même en provençal, mais qui est un haut fonctionnaire dans la littérature bourgeoise, se voit célébré et traité de grand philosophe, pour un ramas de pauvretés, de pâteuses dissertations d'élève de rhétorique, tout bouffi d'une éruclilion de collège. Il est vrai que ceux-là qui louent un tel aède, ont laissé mourir \ïlliers de l'Isle Adam sans lui Youloir reconnaitre seulement une parcelle de talent. BERXARD L.\ZARE. BibliotecaGinoBianco

IRÈNEL'ATI-IENIENNE Constaµtin Copronym~ j_ugea. qu'il ne _fallait point retarder davantage les noces de son fils. Dédai<rnant toute autre nlliance politique, il afficha partout son désir de ne point Youloir sacrifier le bonheur de Léon à des vues ambitieuses et déclara ne lui choisir pour épouse que la fille la plus belle et la plus spirituelle des Grecques. Athènes 0 ardait encore la renommée antique pour la .finesse intefiectuelle des esprits et la beauté statuaire des vierges pareilles aux Dianes et aux Pallas de ses sculpteurs. Entre toutes, alors, on vantait Irène, orpheline de famille aisée, instruite aux plus subtiles métaphysiques des Alexandrins dont maint disciple habitait la cité de Minerve, ressuscitant sous les murs du Parthénon l'académie platonicienne. Son nom même, elle le dut à l'influence de ces sages qui l'avaient importé d'Alexandrie et aimaient à en nantir, comme d'un .signe de paix, les formes esthétiques des jeunes filles. Elle avait alors dix-sept ans; Léon vingt et un. L'emp(lreur se décida très vite à la faire entrer dans la famille impériale. Il ne s'enquit pas autrement de sa noblesse. Car les chroniqueurs ne mentionnent pas ses ancêtres. Une seule chose l'inquiéta : Iréne professait le catholocisme orthodoxe; et comme il avait subi tant d'infortunes pour soutenir son erreur contre le Pape et les miracles de Dieu, il ne lui appartenait plus de transiger en aucune occasion. Irène invitée à reconnaître les formules du conciliabule de Constantinople, employa quelque temps en hésitations, BibliotecaGinoBianco

- 46puis accomplit le vœu impérial, bien que, dans le fond de soi, elle gardât aux images sa vénération sentimentale. Mais obtenir la couronne comme prix d'une renonciation extérieure, ce permettrait peut-être un jour, dans des conjonctures plus favorables, de rétablit· sur l'empire entier la domination de l'orthodoxie catholique. Ainsi la conseillèrent les prêtres de son entourage et les princes de la pensée chrétienne: Elle devait réaliser leur espoir, le sien. Quelles restrictions mentales se permit-elle en jurant sur le bois de la vraie croix et les plus puissantes reliques? Par delà les parvis de la basilique le trône l'attendait, les gardes, la couronne aux deux rangs de perles, aux longues bandelettes chargées de joyaux et qui battent, dans les cérémonies, sur lïncarnat avivé des joues, contre le feu plus pur des regards, devaut l'enthousiasme de la foule sujette et les acclamations des dignitaires. Elle ne résista plus; elle se savait supérieure aux meilleurs esprits, aux volontés altières. Possédant le levier d'une suprême puissance, qui l'empêcherait ensuite de modifier le monde au gré de ses théories philosophiques, crappliquer à la mécanique sociale les axiomP.set les indications de ses éducateurs, en elle-même bien autrement révérés que les potentats de la famille future? Pour cela il lui suffisait d'abandonner son corps aux caresses du ptince de Byzance que les effigies montrent de figure affinée et maladiYe ayec les lueurs d'yeux brùlan ts. Elle se soumit donc à l'hérésie. Aussitôt les honneurs impérieux lui forent décernés. On l'envoya prendre dans Athènes aYecun merveilleux équipage, et une galère la conduisit jusqu'au palais d'Hieria sis sur le promontoire sortenien qui del' Asie, fait face à la colline de Byzance. De là, il lui fut loisible de contempler ia ville de Constantin élernnt entre les plaines bleues de la mer et du ciel l'étincellement de ses dômes, les dorures des flèches aux édifices, les courbures de ses rues en pavois au long des grèves mangées par la barn des flots éternels. Elle allait y régner clans la splendeur des robes a,ux quadraBibliotecaGino Bianco

-· !17·- tures de joyaux, des mantes traînantes qu'on relève sur la main gauche soutenant le globe de l'univers asservi. Comme elle s'enivra de Yoir les préparatifs de fète pour son entrée dans la ville conquise par la seule fore~ de son esprit, de sa beauté I Quel plus 0 rand triomphe possible, que celui-ci purement individueÎ et sans aucun concours! Un empire il ses pieds, l'empire des Romains; l'orgueil des empereurs adorés comme les anciens dieux, cela offert il la pure vertu des formes et de la sp irituali lé. Il n'est pas dans l'histoire c1·autre situation analogue, un bonheur aussi rayonnant dans une âme si parfaite et propre il goùter avec le raffinement d'un esprit superbe toutes les jouissances de la gloire, de la méditation métaphysique, du délire artistique devant les men·eilles humaines et l'apparat de la terre. « Ce mois de septemhre, conte le sec Théophane chroniqueur ecclésiastique, Irène d'Athènes fut amenée du :painis d'Hieria jusque la ville impériale sur un dro111on, (sorte de légère barque constrnite pour passer le Bosphore). Sa suite occupait des chalandions ornés de soies magni figues. Les hommes et les femmes des familles de premier rang vinrent la recernir parmi un grand concours de peuple et l'accompagnèrent. Le troisième jour de septembre le patriarche se rendit au palais, célébra les noces d'Irène et de Léon dans l'église du Phare. Le dix-septième jour de décembre, dans le Triclinium Augusta!, l'impératrice frène fut couronnée; puis ayant cheminé de l'oratoire de Saint-Stéphane jusque Daphné, elle prit le diadème nuptial avec le Basileus Léon, fils de Constantin. » Ils habitèrent le palais de Ma~naure. Le conte férique où elle s'était rêvée vin-e cessa dès lors. Malgré ses excellentes qualités elle ne réussit pas à dominer l'impérial époux; et, sentant que la lut!e lui serait plutôt nuisible, Irène se retira dans le Gynécée, se constitua doucement, silencieusement une cour fidèle parmi ceux des officiers et dignitaires qui, ayant sujet de médirn contre le pouvoir, semblaient craindre pour le salut de leur âme parce qu'ils avaient renoncé au culte des images. La nouvelle impératrice les consola secrètement, les accueillit en une intimité particulière; et Biblioteca Gino Bianco

- 4.8bientôt elle eut au palais nombre de partisans. Elle possédait de remarquables qualités de séduction, et comme elle resta fort vertueuse, les pieuses gens ne redoutèrent pas le prestige de sa beauté plastique. Les médailles lui attribuent un corps en proportions sculpturales, noble de la majesté des déesses qu'expriment les marbres hellènes, des bras menus, ondulants, une poitrine haute et rude, une tête petite en ovale absolu où priment de gran<ls yeux impérieux; une bouche miniscule qui empreint le visage de cette puérilité ravissante propre aux nymphes des bas-reliefs. Quand le peuple de Byzance la regardait passer en char au trot d'un quadrige blanc, les épaules couvertes de ses quintuples colliers aux lourdes pendeloques de pierreries di verses qui lui semblaient un camail de feux multicolores, des murmures d'admiration couraient parmi la foule frissonnante. Les habiles de la cour comprirent comme cette popularité ne manquerait pas de croitre en faveur d'une princesse dont l'intelli~ence etla force moralenedémentiraient point la favem punlique. Et on commença de se donne1· à elle, discrètement. Or, Constantin Copronyme ayant obtenu la paix des Bulgares vainqueurs, résolut de venger ses multiples défaites par une incursion inopinée sur leur territoire. En pleine- paix 80.000 Grecs surprirent leurs gamisons et pillèrent le pays . .Aussitôt ils armèrent de toutes parts. La tlotte de Byzance envoyée sur l'Euxin pour débarquer des trou1)es, fut battue par la tempête rejetée an rivage devant Coprnnyme assistant au désastre avec sa cavalerie qui gardait la frontière. Le roi :Yizericusfeignit alors d'être mécontent de ses troupes. Elles conspiraient contre lui, écrivitil à l'empereur. Il ajoutait qu'il désirait jouir de la vie pri ,·ée, et suppliait Constantin de lui envoyer des otages afin de pouvoir se fier à l'hospitalité grecque et finir sesjours parmi les magnificences de leur capitale. Copronyme crut à sa lettre et envoya des otages qui, dès leur arrivée au camp bulgare, furent éventrés en représailles de la violation de paix, Quand il connut l'effet de sa sottise, l'empereur se désespéra; et, comme il avait les humeurs mauvaises, son BibliotecaGino Bianco

- 49 ~- sang se corrompit. Il éprouvait d'atroces brùlures aux cuisses, aux jambes. Ses soldats le portèrent sur un brancard du camp à la côte ; il ne pouYait plus marcher Là on rembarqua pour Byzance. Parvenu près le château de Strongyle, il se prit à crier effroyablement qu'il brùlait, condamné tout vivant aux flammes éternelles pour avoir blasphémé contre la Vierge-Marie. En effet il polémiquait depuis longtemps afin qu'on la nommât dans les prières mère du Christ, et non mère de Dieu, hé'résie neslorienne dont il se rétracta avant de mourir, en vouant à la mère de Dieu la dédicace de l'église des Blaquernes, faubourg patricien. Sur le vaisseau même il rendit l'âme dans les toitures du remords. Léon atteignait alors vingt-six ans. Il arrangea les choses du gouvernement avec ses quatres frères, les Césars Christophe et Nicéphore, le nobilissime Nicetas et Eudocime qu'il devait bientôt revêtit' d'une dignité pareille. Irène tenta encore de le séduire, de lui imposer son esprit. Elle pensait que Constantin Copronyme étant défunt, le fils écouterait mitux ses avis. Mais Léon avait l'humeur malade comme son aïeul et son père. ll se gardait de tous, mélancolique et méfiant, préoccupé seulement de conserver la sympathie des troupes qui maintenaient sa race au ti·ône. Dévoué à leur désirs, attaché à leur hérésie, il ne pouvait souffrir la douceur d'une femme qui représentait l'élément contraire de la politique d'alors. Rebutée par l'empereur et ses conseillers, Irène ne se découragea point. Elle prétendait devenir malgré tous victorieuse, dominer par-dessus la sottise de ces gens de cour, régner seule pour la gloire de l'orthodoxie. Heureusement la nature l'avait gratifiée d'un fils qu'on baptisa Constantin, comme l'aïeul. Il était né dans le pavillon de porphyre, la Pourpre, où l'étiquette voulait que les impératrices fissent leurs couches; suivant la coutume on surnomma l'enfant Porphyrogénète, né dans la Pourpre. Grâce à lui, en se couvrant de l'affection maternelle, Irène se trouvait en meilleure chance de réussir. Elle laissa répandre un bruit sur la mort prochaine de l'empereur. Ses amis catholiques en propagèrent l'opinion; et ils disaient quels périls l'empire encourerait aYec un très Biblioteca Gino Bianco

·- 50 - jeune prince, si on ne prenait soin de le couronner immédiatement. Les dignitaires et les officiers, fort heureux sous cette race, tremblèrent d'avoir à lutter contre un parti de succession. Irène entretint leurs craintes. 11fallait dès l'heure présente légitimer la souveraineté future de l'enfant, afin, qu'au cas d'un malheur, nul ne songeât à une restauration des anciennes races ou à l'usurpation du pouvoir en s'excusant par l'exemple de Léon l'lsaurien. Tant travaillèrent et intriguèrent les :unis de l'impératrice que ce devint là bientôt le sentiment général. Ou rappelait à tout propos les morts brusques des deux Basileus défunts, et les gens en place suivaient avec inquiétude sur les traits de l'autocrate l'envahissement du mal si redouté de l'impératrice. Irène ne supportait point que sa science sùre et sa Yolonté ferme demeurassent soumises au bon plaisir d'un maître. Il lui tardait de paraitre comme Force humaine concevante et agissante capable de réaliser les utopies platoniciennes à la face du monde. • Même il commençait de courir d'étranges histoires sur elle. On prétendait que les formules des mages alexandrins lui étaient passées en héritage et que leur puissance seule et la vertu des incantations théurgiques la menaient au pouvoir. Plus initiée que Copronyme elle l'avait vaincu; et la mort surnaturelle pouvait bien résulter des charmes de la magicienne catholique. Ce ne faisait que lui acquérir les ambitieux. Bientôt on représenta au Basileus lui-même qu'il importait, pour le salut de l'empire, de couronner son fils au plus tôt. En chacun s'affirmait la conviction que Léon ne survivrait pas très longtemps à son père. Irène y veillerait. « - Mon fils, répondit Léon aux plus in-,istants, est dans un âge bien tendre. Ma santé chancelle; je puis mourir bientôt. Vous verriez avec peine un enfant sur le trône, ou plutôt vous ne l'y souffririez pas. Il en coùterait la tête à mon fils pour avoir porté quelque temp~ la couronne. Je l'aime trop pour l'y exposer. » Alors tous lui jurèrent d'avoir pour sacrée la Yie de Constantin Porphyrogénète, quoiqu'il pùt advenir. Léon IV les voyant si pleins de ferveur, n'avait plus de BibliotecaGino Bianco

-- 51 - bonnes raisons iL faire nloir. Il consentit au couronnem€nt. L'impératrice se crut très affermie sur le trône quand elle apprit ce résultat de sa politique. Elle remercia son époux, selon ses avis, Léon résolut d'accomplir cette invei:;- titure avec une grande solennité. Le vendredi avant Pâques, il monta sur son tribunal, dans la place qui précède Sainte-Sophie et, présentant Constantin aux troupes:<( Voici, dit-il, le nouYel empereur que vous avez désiré! » L'assistanc:e psalmodia : Jésus qui êtes mort pour nous, receYez aujourd'hui le serment que nous faisons à notre empereur!« Alors le patriarche Paul (il était catholique), apporta le bras de la vraie croix sous un dais: les chefs des ordres, les sénateurs, les tribuns des légions, les principaux du peuple, les maitres de chaque corporation, même ceux des métiers les plus vils défilèrent devant la céleste relique et jurèrent fidélité et dévouement à Contantin Porphyrogénète. Le lendemain, Léon déclara son frère Eudocime nobilissime. Les dégnitaires resplendissant des costumes cérémoniels marchèrent en cortège jusque Sainte-Sophie pour assister au sacrifice de la messe accompli sur l'un des trois-cent-soixante cinq autels de la célèbre métropolitaine. A l'offrande les représentants des ordres de l'Etat vinrent déposer entre les mains ecclésiastiques un acte signé de chacun des chefs, et qui consacrait le serment de la Yeille. La famille entière bénéficiait de ce couronnement. L'élévation d'Eudocime devait rallier à la combinaison nouvelle les mécontents, adversaires d'Irène et de Léon, que ce jeune prince avait accueillis dans ses conseils. Aussi, le jour de Pàques, ce fut une immense joie de Byzance. La fête religieuse ordinairement magnifique se complèta d'un gala officiel. En costûme impérial, la double couronne en tête, le manteau tissé de pierreries· étendu sur la croupe de son cheval, Léon chevaucha pardevant ses quatre frères et sa maison autour de !'Hippodrome rempli d'une foule enthousiaste. La cavalcade étincelait sous le pesant soleil comme un léviathan aux écailles de feux colorés. L'empe1·eur n'aYait qu'une passion : l'amour des gemmes et des perles; et, dans l'intérieur des chambres obscurcies, il passer les heures à faire fluer et ruisBibliotecaGinoBianco

-,-_52 - seler en ses doigts fins les eaux lumineuses des améthystes, des topazes, des rubis, des beryls, des chrysolithes. Pour tenir sans cesse à portée du regard de telles féeries Yisuelles, il ordonnait que sa suite et ses ministres eussent leurs hiu:des couvertes de joyaux. Cela chatoyait sous l'admirable ciel à toutes courb~ttes des coursiers. Et le peuple délirait, remué jusqu'aux fibres par la vertu des pierres. Au milieu de cette splendeur un char soudain parut où se tenait droite, offrant dans ses bras le nouvel empereur, la très belle Irène. Un rayonnement de joie triomphale se dardait de sa personne impeccable, quasi divine et qu'on savait si précieusement savante, en intimité avec les essences célestes et magiques. A sa venue les feux des joyaux s'évanouirent, et la richesse des costumes el la majesté du cortège. Elle passa dr.vant le trépied de bronze aux trois serpents enroulés que les Platéen,; jadis avaient déposé dans le temple de Delphes en souvenir de la victoire sur les Perses. Et cela semblait lui convenir comme le signe des prophéties qu'elle réaliserait pour la gloire du Peuple Grec. On dit que la foule se précipita en un élan d'amour, rompant la ligne des iardes, sautant sui· l'arène, et que maint y périt étouffé,p1éliné, les os rompus par la hauteur de la chute. Irène conduisait son fils au temple des catéchumènes; les rues se remplirent sur le parcours de son char. Elle hlissait des paroles enchantées à ceux qui approchaient les franges de sa.robe; et on se les répétait de rang en rang, d_egroupe en groupe; on les apprenait ainsi que des pantacles propitiatoires. · Car elle ne négligea plus de manifester publiquement comme sa piété orthodoxe regrettait les images des SaintesFaces où se formulent les forces suprêmes, où s'attachent les aspirations du cœur chrétien. De ce jour tout le monde sut dans Byzance que l'Impér[ltrice revendiquait en faveur. des femmes et de;,citoyens contre le pouvoir militaire (1). Le peuple fut sien. (l) Les iconoclaste~ apparlenai_eiit _presc{Ltetous au par~i militaire. Les $Oldats soutenaient celte beres1e qui leur pennelta1t le pLllage des statues précieuses représentant le Christ, la Neige et les Saints. BibliotecaGino Bianco

- 53 - Vers ce temps on apprit que le chef franc Karl, avait dépossédé le roi des Lombards, Didier, qui lui faisait la gµ_ene. Karl avait répudié la fille de ce prince, les évêques francs ayant annulé ce mariage pour ce qu'elle ne pouvait concevoir, par infirmité corporelle; et Didier pris restait enfermé dans Corbie. Irène, inquiétée par les succès des Francs en Italie, obtint que l'héritier lombard Adalgise réfugié à Byzame fùt honoré du titre de patriee. C'était une manière de menace pour l'excès de conquête dont les Francs menaçaient. Elle maria l'une de ses parentes à un prince bulgare créé patrice également. Les barbares n'eurent plus de raisons de dévaster les frontières: on traita même pour qu'ils les défendissent. Au Sud les Sarrasins battus laissèrent aux mains des Grecs quantité de captifs qui furent employés â la culture de la Thrace. Peu à peu Irène imposait à la cour une puissance effective émanée de son titre d'Augusta qu'elle portait depuis l'an 775. La foule applaudissait à chacun des actes qu'elle savait inspiré de la sagesse. Léon finit pat· croire fort dangereuse cette aspiration au pouvoir. Il avisa à se prémunir. Une enquête que menèrent ses fidèles décela l'existence d'un parti catholique agissant au cœur même du palais. Ii:ène le dirigeait et Anthuse, cette sœur de Léon qui gagnait l'opinion publique à ses œuvres saintes. En effet, elle y consacrait les trois quarts de son bien, régi par une sorte de ministère. Un quart servait au rachat des captifs. Ce lui vouait la reconnaissance d'une partie des familles militaires et de la classe moyenne. Un autre quart se dépensait pour l'entretien, la nourriture des pauvres et principalement des enfants abandonnés. Elle fonda en leur faveu1· refuges et hospices. La populace l'aima parce qu'elle donnait à sa chasteté de pieuse une merveilleuse fécondité, et que, princesse, elle reniait la gloire de son rang pour secourir les humbles. Si la populace ~t les familles militaires lui venaient ainsi en alliance, elle se rendait l'église favorable en répartissant le troisième quart de son revenu entre les monastères et les basiliques ravagés par la fureur iconoclaste, jusque donner ses robes précieuses ~t rares, à qui en v0ulut pour orner les autels et les habits sacerdotaux. Biblioteca Gino Bianco

- 54 - Bien qu'il n'eût jamais autorisé le rétablissement des images, l'empereur montrait une grande tolérance à l'égard des catholiques. Son lecteur Paul, deYenu patriarche, appartenait à l'orthodoxie d'Irène. Cependant Léon ne voulut souffrir cette manière de conspiration qui pouvait, au !~1oindreéclat, soulever contre lui les armées. L'enquête poussée à fond démontra qu'un culte clandestin s'e pratiquait dans les appartements de l'impératrice. Un matin, pendant les prières du carême, Léon pénétra brusquement clans les chambres, fit fouiller partout. Sous l'oreiller du lit on trou nt deux images, le Christ, la Vierge. L'époux exprima une grande colère. Comme il ne seyait pas, par déGence, de s'emporter contre la Despoïna ellemême, il dirigea sa fureur contre les subalternes. On pensa que les papias qui gardaient les clefs du palais pendant la nuit, avaient, de concert arec le capitaine des gardes, apporté ces « idoles >>. L'ordre impérial les soumit à la torture. Rasés, déchirés du fouet, on les conduisit tout saigneux à dos d'ânes par les rues, jusque la prison du prétoire. Le chambellan Théophane y mourut de ses blessures. Thomas, gouverneur du palais, et les autres propagateurs catholiques allèrent de la basse-fosse au cloître. Trop fine et trop prudente pour risquer une disgrâce •entière qui eut compromis le succès de son œuvre, Irène nia être quelque chose clans cette affaire. Elle protesta qu'on avait sans l'avertir caché ces images sous l'oreiller, dans l'intention de lui nuire aup1ès de l'empereur et de la brouiller avec lui. Elle sono-eait que ce sacrifice d'amour-- propre et de franchise était l)i.en compensé par l'assurance de continuer en paix sa pieuse propagande. Il est des cas où le mensonge politique devient méritoire. Léon, toutefois, ne s'y voulut fier. Sur le moment il la traita mal, l'injuria, lui reprocha durement de n'avoir ni honneur ni religion. • 11fallait qu'elle possédât l'âme d'une malheureuse pour violer l'horrible serment fait au feu empereur sur les choses les plus saintes. Comme elle voulut s'approcher afin de l'adoucir, il la Tepoussa avec beaucoup de violence et refusa depuis de la voir .. B1bliotecaGinoBianco

53 Irène jugea très grave mésaventure l'espèce de divorce qui sui vit cette rupture bruyante. On disait depuis bien des mois que Léon IY Basileus ne vinait plus Yi'eux : tel que son père il mourrait de ce mal dont les humeurs décomposent le sang. Lui-même s'assombrissait, dans le sentiment de sa fin proche. Plus que jamais il s'enfermait aux chambres obscures, pour jouir de ses joyaux où il baignait ses mains, son visage, sa barbe, s'ingéniant à leur découvrir des jeux de lumière inconnus, des qualités extrêmes d'éclat et de coloris. C'était un charme, disait-on; et personne ne l'en saurait délivrer. Son âme devenait l'esclave de l'esprit des gemmes. Les amis d'Irène le surveillèrent. Bientôt rien ne refréna son délire, cette passion bizarre. Se prévalant de l'hérésie iconoclaste, il enleYait des sanctuaires les pierres dont il tombait amoureux, au grand scandale des chrétiens. On voyait it Sainte-Sophie une couronne d'or enrichie des plus belles gemmes du monde, conquises par les empereurs romains aux temps des victoires illustres sur l'ensemble des peuples. L'empereur Héraclius l'avait consacrée à Dieu parce .que, trop lourde, nul ne pouvait la porter. On l'avait suspendue à la voùte. Chaque jour, Léon qui l'aimait éperdùment !'allait visiter, lui causant comme à une maitresse, caressant ses formes admirables, se berçant à l'éclat merveilleux des yeux des pierreries. On rapporta la chose à l'impératrice qui envoya des gens observer l'époux infidèle; car elle gardait, dit un chroniqueur, grand ressentiment de cette riYalité. Enfin, Léon, incapable de résister davantage à la passion, ne recula plus devant la peur du sacrilège. Il s'appropria l'objet sacré. Niais -la possession occulte ne lui suffit pas. II fallut qu'il montrât au monde ce bonheur. A la première fête cérémonielle, il apparut au peuple a,·ec, sur le chef, la couronne d'enchantement. 11 resplendissait comme le soleil des grimoires alchimiques. La foule, ébahie, stupéfaite, l'adora. Mais on meurt de trop fol amour. A peine rendu au palais, il lui sembla que les feux des mille gemmes incrustées, se fluidifiant sur son front, le brùlaient atrocement. Il hurla toute une nuit clans les BibliotecaGino Bianco

- 56 - grandes salles désertées par l'effroi des serviteurs, mvoquant en vain les saints des mosaïques lfU'il avait effacés. Des pustules lui germèrent sur le crâne. La fièvre le consuma en quelques heures. Le sacrilège s'expia pour la vengeance et le triomphe de la jalouse Irène. Constantin atteignait dix ans. En 1,onnom, l'impératrice allait régir l'Etat. PAUL ADAM. BibhotecaGino Bianco

LA.RENAISSANCRE011ANE La sagace enquête de M.. Jules Huret semblait aYoir révélé parmi les littérateurs ùe ce temps, outre un mépris évident pour leurs coufrères, la plus délicieuse anarchie esthétique. Mais seuls les esprits grossiers et incapables de réflexion se laissèrent prendre ainsi aux apparences : M. Charles :.\fourras, qu'un assidu commerce avec les œuvres de M. Anatole France, a parfait un sophiste it peine moins subtil que son maitre, arrive, non pas en trois bateaux comme fit jadis l'illustre singe Gilles, mais eu une plaquette et un article de critique et proclame, dans une langue généralement agréable et correcte, que nous assistons tout simplement à une bataille entre<<Roma11set Barbares», où le triomphe légitime de::;Romans ne saurait faire doute. J'aimerais assez que M. Maurras eùt nettement défini les termes et déterminé les frontières ethniques et linguistiques des belligérants. Aussi bien parait-il attribuer au mot <( roman» au moins deux sens, l'un plus restreint, l'autre plus large. Je crus d'abord que pour lui les Homans étaient les seuls Félibres : son article fait suite à une anthologie du Félibrige et :'t un dénombrement de poètes pro,ençaux, albigeois, béarnais et autres, au prix duquel le catalogne des peuples dans l'Iliade est pauvre et mesquin. Outre Mistral qui « à l'intelligence sereine et puissante du noble Goethe joint un flair politique très aiguisé n, outre Aubanel, Félix Gras et ceux - trois cents environ - modestement énumérés sous le titre ((d'autres félibres >J, j'y ai reconnu aYec horreur le chancelier Paul :.\fariéton qui excelle à éci-ire aussi mal en prose qu'en vers, et le plus ignare et Je plus malfaisant des chroniqueurs, M. Henry Fouquier, si j'ose m·exprimer ainsi: il Ya de soi que M. Ernest Renan est félibre honoraire. BibliotecaGinoBianco

- 58 - Parmi les barbares et les hordes qui n'ont ni capouliers, ni majoraux, se pressent en tumulte tous les Slarns, tous les Allemands, tous les Anglais, sauf Shakespeare (Shakespeare n'est autre, on le sait, que l'ltalien Baudello) : mais ces troupes désordonnées, entre autres recrues surprenantes, ont entraîné Mme Judith Gauthier et Leconte de Lisle. :\1lneJudith Gautier est« une Tartare n, voiltt qui est entendu désormais et les gens à qui telles pages de « La Sœur du Soleil », où les jeunes guerriers se parent de fleurs pour mourir, rappelaient les plus exquis souYenirs de la Hellas, ne connaissent rien à la littérature. Quant à Leconte de Lisle, qui appartient aux peuplades les plus féroces de la Réunion et est peut-être un Yolof affranchi, il ignore la grâce ionique et on lui attribue ù tort Hypatie, Les Erinnyes, et quelques autres poêmes où revit l'âme antique. Si les Romans se réduisaient ainsi aux Félibres, la querelle serait vite jugée: la littérature provençale est une littérature étrangère, au même titre que la littérature allemande ou la littérature espagnole, et, ce qui est plus graYe, la langue félibréenne est une langue morte. Les informes patois locaux parlés au Sud de la Loire n'ont rien de commun aYec l'idiome artificiel et savant de :Mistral et 11f.i1•eio est œuvre d'érudit aussi bien que la Chl'isliade de Vida, ou le de Partu Virginis de Sannazar. C'est une innocente et pieuse fantaisie de lettré que d'honorer les vocables défunts et les dieux abolis; mais le culte des ancêtres veut plus de discrétion et ceux des Félibres qui ont d'autres talents que de farandoler à Sceaux autour du buste de Florian suspendent mod~stement dans les Ai-- manas ces témoignages funéraires; ils n'en tirent point de vaine gloire et racontent en fran\ais la Chèvre cl'or et Jean des Figues, deux histoires imprégnées de charme, de grâce et d'élégance. M. Maurras, par politesse méridionale, feint bien de regretter la croisade de Simon de Montfort. Mais il faut se méfier : s'il ne prônait que les cigales, les tambourinaires et les félibres, il serait d'un honnête homme de sourire avec lui d'une délicate ironie, aussi inoffensive que les propos de table de M. Francisque Sarcey. l\lais il professe bientôt une hérésie beaucoup plus haïssable, quand BibliotecaGino Bianco

- 59 - il emploie le mot « roman » dan? le second sens et nous conYie à faire revivre en même temps que les troubadours de langue d'oc, les trouvères de langue d'oïl, considérés conjointement comme les héritiers directs des Hellènes et des Latins. Il est aussi vain de ressusciter Thibault de Champagne que Bertran de Born, et le sire de Coucy que Peïre Vidal ou Guilhem Cabestein. Tout au plus pourrait-on leur reprendre quelques rhythmes lyriques oubliés, parce que les rhythmes ne sont point caducs comme les mots et les syntaxes : les rapports mathématiques qui les constituent sont immuables et, aprèsl'ép!lrpillement des mondes, les diYins hexamètres de Virgile et les grandes strophes de Hugo chanteront encore dans le silence infini, éternellement. Mais dire nos rêves dans une langue disparue serait un étrange passe-temps de rhéteurs. Cedes, je ne méprise point l'archaïsme, mais les syllabes anciennes n'apparaissent comme telles, et n'ont de saYeur impréYue que par le contraste avec un vocabulaire dont le fonds est moderne. Au reste, ce sont là discussions de pédants, et les sectateurs de la Renaissance Romane se plaindraient peut-être que leur vraie pensée fùt dénaturée par un adYersaire de mauvaise foi. Je les entends dire: ce ne sont point des mots ni des tours de phrase que nous prétendons demander aux poètes d'autrefois; nous Youlons, plm; vieux de près de dix siècles, nous rajeunir l'imagination et retrouver dans les gestes héroïques et légendaires le secret des longs poèmes que nous arnns perdu (1). Ici, volontiers, je penserais comme eux. :Nouspourrions reconquérir notre hien tombé en déshérence et ne pas laisser les seuls Anglais et les seuls Allemands, comme Tennyssonn, Wieland et "\'Vagner, interpréter de nouveau les mythes créés par nos ancêtres. Je ne crois pas qu'à aucune époque et en aucun pays il y ait eu une plus belle floraison d'histoires merveilleuses qu'en France, du x1• au xv• siècle. Les hommes d'alors eurent vraiment « le don d'enfance )); ils se montrèrent dociles it toutes les fictions et, en récompense, ils ont vu des spectacles que nous ne verrons plus : les grands guerriers vêtus (1) Et que :i\I. Jean :\Ioréas n'a pas relrouYé. N. D. L. R. BibliotecaGino Biarico

- 60 - de fer qui s'assènent de terribles coups d'épée, les douces princesses abandonnées clans la for~t, les beaux inconnus qui cherchent' aventure, le visage caché sous leur c-asque mystérieux et, dans Brocéliande, l'enchanteur trahi par la maurnise fée. Leurs yeux restèrent éblouis des armures et des riches étoffes couleur de soleil lernnt, mais quand ils les tournèrent vers leurs sombres églises où les damnés grimaçaient aux voussures des portes, la peur de l'enfer les ressaisit et sur leurs lèn-es les paroles abondèrent, sans ordre et sans beauté; ils furent comme de tremblants esclaves fugitifs devant un maître impitoyable et YOulurent en vain lui raconter les joies et les surprises de la route, pour qu'il leur pardonn,U, tenté lui-même par l'incantation de leur récit. Ils avaient abordé à des îles plus étranges qu' lEa et bu dans le Graal des philtres pl us enivrnnts que ceux de Kirkè. Revenus .'t la terre natale, ils n'ont pu que balbutier la splendeur et la gloire de leur souvenir et nul d'entre eux ne fut Homère, ni même Ovide. Les vrais barbares, c;esont eux, et toute leur littéture est précisément opposée it la tradition Gréco-Latine. Ils furent surtout étrangers à l'harmonie et à la sérénité; ils ne connurent jamais l'attrait souverain de la proportion : leurs poèmes sont interminables et diffus, hérissés de broussailles, plus inaccessibles que la Belle au bois dormant, ou maigres et étriqués, comme ces Lais de l\Iarie de France qui auraient pu devenir de prodigieuses épopées. Sans doute, aux heures où nous sommes las de la beauté, quelque plaisir pervers nous attire vers ces monstres touchants et douloureux, et nous sommes pris en eux par le charme de l'inachevé. ün désir nous Yient de donner à ces ébauches la forme définitive et notre secrète vanité s'y complaît. M. Maurras pense de même sans doule, mais n'ose dire toute sa pensée; il affecte de considérer Goethe comme un barbare et Chrestien de Troyes comme un civilisé; mais il se trompe et nous trompe par pure bonté d'âme : malgré notre génie, nous ne referons jamais Faust, et rien ne nous interdit de recommencer Lancelot clu Lac, et même c1·e1t1irer un chef-d'œuvre. PIERRE QUILLARD. BibliotecaGinoBianco

UNEANECDOTE Cn ami qui aime à pracautio1rner ses .:-..nectlotedse dissertations justificatives de leur à propos di.sconrut aimi dentnt moi, non s1ns justesse, mais a\·ec un peu d'exagération: ((Certaines circonstances de la vie favorisent une vue des passions .'i un état où elles ont un n:ttr11itpariiculier fait du mélange que l'on perçoit de leur se(;ret et de lem· é\·idence. Elles intéressent alors autant ,\ cause d'une sorte de di\·ination qu'il en faut avoir qne d'une e3pèce d·assur,rnce qu'on en appréhende. Une telle situation, qui est entee s,1pposer et constater, a l'avantage de !1epas restreindre à une certitude ni d'exposer aux risques du soupçon, mais de participer de l'un et de l'autre. A. ce moment, ces pussions sont. encore renforcées de tout ce qui les réprime et les contraint et n'ont pas S'..lbi cette diminution où leur achèvement les <lisperse. Leur demi secret, saisi au passage, procure une sensation analogue ù celle qu'éprouve l'esprit à isoler, du texte qui les environne, certains mots pour en jouir plus :l Yif, et nettifier les idées de b,iai::té, de gloire, ou de terreur qu'ils représentent par eux-mêmes, en dehors de l'emploi momentané dont ils se varient et se dénatu1·ent, selon l'ordonnance d'une phrase où ils fondent l'apport de leur sens et son prestige essentiel. Telle passion donc, apparue dans l'éclair d'un regard, en suspens, et it l'instant où elle se résume au point extrême de sa force avant de se déterminer it qûelque action et, par là, cesser d'être mentale et intérieure pour emprunter à des moyens d'un autre ordre le signe du surBiblioteca Gino Bianco

- 62croit de violence où elle se précipite, telle p,1ssion, surtout si sa rnlléité s'atrophie et aYorte, si son progrès s'al'l'ête avant d'aYoir eu recours ,·L quelque trop Yisible inclice 'lui la rendrait apertc à la connaissance de tous m'émeut d'être ainsi incomplète et stérile et, si on, bouillon s'épuise avant d'avoir jailli, j'en garde une impre3sion plus anxieuse, par ce même goù t du my3tère qui fait que le remous, girant sa torsion sournoise en l'eau profonde, noire et à jamais muette du monstre probable et inLerne dont l'agitation cachée a produit la tenifiante ride oscillatoire, m'intrigne et me fascine plus que la Ya9ue qui cabre la colère de la bête smgie et visible quelle façonne de la véhémence de son écume . ....... Parfois, parmi les passants qui hantent la vie, on assiste à ces provocations mystérieuses d'un sentiment du fond de 1'-âmequi le recèle; et la preuve de sa présence, s'il ne les enténèbre, luit en des reg:uds inoubliables. On y Yoit la haine ou la douleur. Le désespoir y congèle ses larmes froides. La colère y brùle sa torche, et l'amour y montre ses noires forêts plaintives de colombes, puis, la minute furtiYe dont on eut le frisson se réalise ailleurs, loin de n,:ms, autre part, à quelque tournant que nous a,·ons dépassé déjà en l'inllni, circuit i1~verse qui nous mène et on se souYient d'arnir vu la main qui va frapper, la lèvre qui va sourire, les yeux qui vont pleurer, sans que l'écho du heurt nous soit parvenu jamais, ni que le fard du sourire et la scintillation des larmes aient duré jusqu'ù, notre approche au tain oublieux d'aucun miroir! C'est ainsi qu'il m'est arrivé d'assister iL un spectacle dont j'ai senti l'importance mystérieuse sans que rien en soit résulté. J'eus l'impression, cette fois, non seulement d'un être mais de plusieurs, d'une foule, presque, animée un instant d'une même passion intérieure, invisible, tacite et pourtant manifeste, bien que nul signe ne l'ait trahie iL son arrivée à un point de risque prodigieux, :i une sorte de faite vertigineux où elle se tint en un équilibre d'angoisse, extrême et dangereux, pour redescendre ensuite le reYers qu·elle avait graYi et s'amortir en son propre oubli. Souvent, le danger de ces passions qui finissent par aterBibliotecaGinoBianco

63 - moyer et défaillit· est conjuré par une sorte d'infirmité originelle qui Yeut que d"ètre conçues les épuise et que la force leur manque, ou l'occasion, pour devenir etTecLi\·es. Elles aYortent d'elles-mêmes; et c'est de leur détritus que l',tme s'em·enime et se corrompt. L'excès accompli pol'le en soi sa purification et, le fait d'avoir élé l'annule, tandis ~ue, rompu en son progrès, il répand une irritation dont 11 renait. Souvent aussi, de pareils mouvements trouYeut un exutoire arliflciel et figuratif. L'âme i:;'allège de leur poussée en les supposant continués par des êtres imaginaires, que le line ou le théâtre lui fournit. L'esprit se crée des lieux où il se purifie de ces passions pat· leur représer.tation fictive à laquel!C' il participe et où il trouYe un exercice adjuteur et inoffensif. ....... J'ai toujours aimé le bal masqué, quoique un goùt strict ait le droit de s'ofTusquer du disparate qui s'y montre et du ridicule qu'il comporte, mais je l'aime parce que j'y prends une façon un peu gl'ossière, encore qu'asse:i: sùre, d'y a\"Oirquelque vue des passions et de leur particularité. L'habit qu'un homme ou une femme endosse pour s'incarner un soir n'est pas tout ,\ fait indifférent à qui se préoccupe de leur manière au point de ne rien négliger de ce qui peut lui en éclaircir le mode. Leur nature intime s'y révèle et il y a chance qu'il y ait, au choix de tels atours emblématiques, par ignorance même chez ceux qui les adoptent de ce qu'ils peuvent signifier, certaine absence d'hypocrisie; et je croi~ que chacun, en pareille occurrence, se Yêt inconsciemment des couleurs de son fLmeou, au moins, des nuances de son carac.tère. La prétent.ion ou la vanité, en se déguisant, se transforme sans se modifier et je ne sais quoi de la nature secrète de chacun me semble apparaitre dans la mesure où il cherche à s'embellir ou à se défigurer. Celui qui arbore l'armure d'un paladin me semble mener s'ébattre quelque don quichottisme natif; l'habit de cour pronostique che:i:qui le Yêt le re~ret des mœurs qu'il permet; d'autres costumes dénotent l'intrigue; plus d'un travesti mythologique ou romanesque est l'hié1·0glyphe facile qui indique l'être réel et fondamental, plutôt quïl ne dissimule le personnage usuel, et tel diadème de BibliotecaGinoBianco

- 64 - reine imaginaire est plus conforme qu'on ne croit il tel orgueil qui sourit de s·affirmer, à lïnsu de tous et de soimême. Ce fut clans le but de constater une fois de plus cette apparence que prennent pou1· mon esprit averti les assemblées de ce genre, autant que pour jouit· du luxe que prête il ses hôtes d'un soir le somptueux hôtel de i\Ime X., que je pris part à la fête qu'elle donna, au printemps dïl y a deux années, et où, on se souvient peut-être qu'une assez mystérieuse étrangère, alors célèbre, inaugura, comme commentaire crun Destin équiYoque et semi-royal, cette admirable couronne de pierreries qui représentait on ne sait quel sacre audacieux du sort, et dont l'appas incandescent provoqua ce singulier conflit de concupiscence et d'une autre cupidité qui m'eùt comme témoin peut-être et pour unique dépositaire. Le bal était ù son milieu et, sous les hauts lustres parmi les guirlandes, rensem ble s'en élait immobilisé. L'aftluence des survenants diminuait assez pour (JUe toute venue y fût distincte et ne pùt passer inaperrue. La Yaste salle regorgeait, et toute arriYée bénéficiait, arnnt de se perdre en la masse où elle s·ajoutait, d'une minute d'attention à son entrée à travers une double haie d'obserrnteurs inclinés pour le salut d'une reconnaissance, ou rnrieux d'un coup d'œil ù un incognito pass>1ger.Quoique la divei·sité des couleurs fit l'assemblée moins compacte, et qu'un certain effet de mosaïque empêchi'tt qu'elle ne fut trop confuse et n'en par nt plus nombreuse par son amalgame, il était hident quïl y arnit là une agglomération considérable d'êtres variés et occupés pour la plupart, en regards, flirts et causeries aux chverses manœunes de la concupiscence. Si on avait voulu caractériser la tenue de cette foule on aurait pu la dire amoureuse et c'est ù cet état qu·nn évènement subit et perturbateur Yint apporte1 une diversion. Justifiant un nom étrange, sonore et métallique, jeté de la porte, une femme entra dont toute la personne ne proclamait rien d'autre, par la nature de sa heauté et de son ajustement, que la vertu de la richesse. Tout entière elle en étalait le redoutable prestige, même en ces Yeux clairs et analogues ù des saphyrs. Sa che,·elure, é,·ocatoire de l'or était sommée logiquement, comme pour réBibliotecaGinoBianco

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