Le Contrat Social - anno II - n. 4 - luglio 1958

revue historique et critique Jes /aits et Jes idées JUILLET 1958 MICHEL COLLINET ... . OSCAR J. HAMMEN ... . BRANKO LAZITCH .... . - bimestrielle - Vol. II, N° 4 Au-delà des nationalismes 1848 et le<<spectre du comm11nisme >> Les trois programmes de Tito BICENTENAIRE DE ROBESPIERRE EMMANUEL BERL ..... Le 9 thermidor L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE EUGENE RABINOWITCH PAUL BARTON ..•..... EDGAR QUINET •...... La science en URSS Le syndicalisme d'État en Pologne PAGES OUBLIÉES Lettre à Victor Chauffour DÉBATS ET RECHERCHES LUCIEN LAURAT •.•... L'évolution réformiste du marxisme QUELQUES LIVRES AIMÉ PATRI : Maine de Biran hommepolitique, de Jean Lassaigne .... THÉODORE RuvssEN: The Road to Peace and to Moral Democracy, de Boris Gourevitch .... GÉRARD LAFERRE : Le Serpent et la tortue, d'Edgar Faure ; Journald'un voyage en Chine, de Lucie Faure. - JosEPH FRANK: RoadtoRevolution, d'A. Yarmolinsky. Chronique - Correspondance INSTITUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS • B1bl"otecaGino Bian o •

, - --- • Biblioteca Gino Bianco

revl4t l,istori4ut et critù1ueJes faits et Jes iJées JUILLET 1958 - VOL. Il, N° 4 SOMMAIRE Page Michel Collinet . . AU-DELA DES NATIONALISMES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 185 Oscar J. Hammen 1848ET LE<<SPECTREDU COMMUNISME>>......... 191 Branko Lazitch . . LESTROIS PROGRAMMESDE TITO . . . . . . . . . . . . . . . . 201 Bicentenaire de Robespierre EmmanuelBerl . . LE 9 THERMIDOR................................. 205 L'Expérience communiste E. Rabinowitch... LA SCIENCEEN U.R.S.S........................... 215 Paul Barton . . . . . LE SYNDICALISMED'ÉTAT EN POLOGNE......... 224 Pages oubliées Edgar Quinet • . . . LETTREA VICTOR CHAUFFOUR . . . . . . . . . . . . . . . . . . 233 Débats et recherches Lucien Laurat . . . . L'ÉVOLUTION RÉFORMISTEDU MARXISME . . . . . . . 236 Quelques livres Aimé Patri . . . . . . . MAINE DE BIRANHOMMEPOLITIQUE, de JEAN LASSAIGNE. Préface d'HENRI GOUHIER . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 243 Théodore Ruyssen . THE ROAD TOPEACE AND TO MORALDEMOCRACY, de BORIS GOU REVITCH . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 243 Gérard Laferre . . . LE SERPENTET LA TORTUE.LES PROBLÈMES DE LA CHINE POPULAIRE, d'EDGAR FAURE ; JOURNALD'UN VOYAGE EN CHINE, de LUCIE FAURE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 244 Joseph Frank . . . . . ROAD TO REVOLUTION, d' AVRAHM YARMOLINSKY. . . . . . 245 Quelques revues - Livres reçus Chronique DU S~RIEUX. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 250 Correspondance L'UNIVERSIT' ET L'ID~OLOGIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 252 A PROPOSDES « PERSPECTIVES>> DE SIDNEY HOOK . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 253 Biblioteca Gino Bianco •

' DIOGENE Revue Internationale des Sciences Humaines Rédacteur en chef : ROGERCAILLOIS N° 23: Juillet-septembre 1958 SOMMAIRE Mythes anciens et modernes : MirceaEliode .... . Rita Folke ...... . JacquesEllul .... . Prestiges du Mythe cosmogonique. Utopies d'hier et d'aujourd'hui. Mythes modernes. * * * Michel Coll/net. . . . Le Pouvoir politique et les Stratifications sociales. WaldemarVoisé. . . La Renaissance et les Sources des Sciences sociales. Chroniques AlbertGérard. . . . . Romantisme et Stoïcisme dans le Roman américain: de Melville à Hemingway et au-delà. BasilDavidson . . . . Aspects de l'Expansion africaine avant le xve Siècle après J.-C. RÉDACTIONET ADMINISTRATION: 19, avenue Kléber, Paris r 6e (Kléber 52-00) Revue trimestrielleparaissanten six langues: allemand,anglais, arabe, espagnol,français et italien L'édition française est p~bliée par la Librairie Gallimard, S, rue Sébastien Bottin, Paris 7e Les-abonnements ont souscritsauprès de cette maison (CCP 169-33, Paris) Prix de vente au numéro : 240 F Tarif d'abonnement : France : 840 F ; ~franger : 1050 F Biblioteca Gino Bianco

revue ltistori'iue et criti'iue des faits et des idées JUILLET 1958 Vol. Il, N° 4 • AU-DELA DES NATIONALISMES par Michel Collinet L EST banal de constater aujourd'hui la décadence de l'Europe. Après avoir dominé la planète, les nations qui y subsistent encore après leurs mutuelles dévastations sont soumises de l'extérieur et de l'intérieur à la formidable pression du bloc soviétique. Chacune d'entre elles n'a ni les hommes, ni les ressources naturelles, ni les moyens techniques, ni l'espace pour résister plus de vingt-quatre heures à une agression venant de l'Est. Chacune s'essouffle avec ses moyens réduits à suivre la cadence de la nouvelle révolution industrielle fondée sur l'électronique et l'atome. Même si tout conflit armé était écarté, leur faiblesse économique remettrait en question l'avenir de la démocratie, dans l'incapacité où elles se trouveraient d'améliorer sérieusement le sort de leurs habitants. La civilisation européenne existe par son unité spiritueJle dans tous les sens du mot et elle déborde largement sur les autres continents, mais ses divisions politiques et économiques, héritage du siècle dernier et séquelle des deux guerresmondialesde notre siècle, la mettent dans un danger mortel. L'Europe moderne s'est construite,au siècle précédent, commeun ensemblede nationsindépendantes et rivales, et a vécu dans une paix douteuse par l'équilibre de ces nations, occupées chacune pour son compte à se tailler un empire Biblioteca Gino Bianco sur les autres continents. Cela signifiait que de l'équilibre européen dépendait celui du monde entier. Quand la guerre le rompit, elle prenait du même coup un caractère mondial. L'impérialisme européen n'est plus aujourd'hui qu'un souvenir de temps révolus : les anciennes colonies d' outre-mer se développent comme États indépendants et leurs alliances sont dirigées contre les vieilles nations d'Europe. Le principe des nationalités qui fut le fondement de l'Europe moderne s'est emparé du monde libre, il sert de moyen et de justification à la révolte des peuples d' outre-mer contre leurs anciens maîtres. En marge de l'Europe, les États-Unis sont devenus la puissance dominante par leur potentiel économique et technique. Enfin les deux cinquièmes de la population du globe appartiennent au monde communiste qui a conquis la moitié orientale de l'ancienne Europe. Il résulte de cette constellation que le nouvel équilibre des forces dont dépendent la paix et la guerre n'a plus son centre en Europe. 11 se fonde sur l'antagonisme américanosoviétique et diffère profondément de l'ancien équilibre européen par l'importance comme par la nature des réalités en jeu. 11 pouvait paraître indifférent aux peuples de la planète qu'au début de ce siècle l'Europe ftlt dominée par l'Allemagne ou par la France, dont les querelles ressemblaient davan- •

186 tage au désir de liquider un vieux compte datant de l'ère napoléonienne qu'à la prétention d'imposer à ces peuples un genre de vie particulier. Avant 1914, les socialistes des deux côtés du Rhin arguméntaient pour savoir quel pays pouvait se prévaloir de la meilleure démocratie. Malgré des différences importantes, il n'est pas niable que ces deux nations participaient à un même type de civilisation impliquant pour leurs citoyens une liberté et une sécurité comparables. Aussi la première guerre mondiale apparaîtelle comme une tragique absurdité, une querelle de famille dégénérant en un massacre général et détruisant de ce fait l'équilibre mondial fondé sur la · prédominance des États européens et de leur type commun d'existence sociale. L'ANTAGONISMacEtuel entre l'Amérique et l'Union soviétique exprime en termes de puissances un conflit d'une autre nature que les anciens antagonismes européens. Derrière les fusées intercontinentales et les engins nucléaires dont la planète est menacée, il s'agit de savoir quel destin sera réservé à chacun de ses habitants : l'homme deviendrat-il partout, comme il l'est déjà dans le bloc soviétique, un instrument fonctionnel, dépourvu de liberté et de personnalité, pour une monstrueuse machine hiérarchisée guidant la société vers un avenir préfabriqué ? Ou bien l'homme pourra-t-il en gardant liberté et initiatives se choisir un destin marqué de toute la spontanéité dont la vie seule est capable ? L'enjeu du conflit actuel engage la totalité de l'avenir humain, quelle que soit la volonté de tel peuple ou de tel individu de ne pas y participer. Le « neutralisme actif » d'un Nasser ou d'un Tito se résume à un chantage envers les deux camps. Loin de résoudre leur antagonisme, il le suppose au contraire d'autant plus accusé que l'apport marginal d'une puissance même secondaire à l'un des camps ait assez d'importance pour rendre leur équilibre instable. Le « neutralisme actif » se détruit lui-même dans la mesure où, poussé jusqu'à son terme ultime, il rompt l'équilibre dont il est provisoirement le bénéficiaire. Se réclamant de la « paix », il la sape quand par ses manœuvr_es_il__renof rce l'expansionnisme communiste et par là rapproche le moment fatal où les dés seront jetés. · Dans le nouvel équilibre entre le monde totalitaire et celui qui se veut enèore libre, Biblioteca Gino Bianco LB CONTRAT SOCIAL l'Europe démocratique n'est plus cet olympe dont les querelles intérieures faisaient trembler les autres continents. Les peuples qui la constituent sont autant de proies désirées dont la possession assurerait au bloc communiste une maîtrise peut-être décisive dans le règlement final. Pour eux, il ne s'agit _plus d'une question de préséance, comme au début de ce siècle, mais d'une question d'existence. :E:treou ne pas être, c'est à quoi se réduisent leurs choix politiques. Et il est absurde d'imaginer un tel choix dans le vieux cadre des nations indépendantes et antagonistes du x1xe siècle. Isolées les unes des autres, claquemurées dans leurs économies indigènes, elles ne peuvent ni justifier leur raison d'être démocratique qui implique un niveau de vie conforme aux aspirations actuelles des populations, ni s'assurer une protection efficace contre la menace communiste. L'expansion soviétique n'a laissé subsister que la moitié occidentale del' ancienne Europe: une bande côtière, terriblement étroite en quelques points, qui va de la Laponie à l'Adriatique, et un grand pays comme l'Allemagne coupé en deux. Ainsi, l'Europe démocratique fait aujourd'hui figure de rescapée dans le naufrage de la seconde guerre mondiale. Après les épreuves des fascismes, de la dévastation militaire et de l'invasion communiste, elle a jusqu'à maintenant réussi à tenir sa tête hors de l'eau grâce à l'appui américain~ De cette situation précaire, beaucoup d'hommes ont pris conscience et ont fait des efforts méritoires pour « constituer » l'Europe - au vieux sens .du terme. Mais l'extrême lenteur des réalisations, la diversité non surmontée des intérêts économiques et des attitudes politiques, la permanence d'idéologies périmées sont des freins puissants à ce qui devrait · se présenter comme un réflexe spontané de conservation vitale. En eux se mélangent un égoïsme étroit et à courte vue, qui agit dans le présent comme s'il avait la solidité des choses éternelles, et la nostalgie d'un passé mort, disparu dans les guerres où la vieille Europe des nations s'est suicidée. Les grands cataclysmes politiques sont irréversibles, mais leurs témoins ou même leurs acteurs n'en ont pas toujours une conscience claire. Nombreux sont ceux qui, aveuglés par leurs intérêts ou leurs préjugés, n'y voient qu' épisodes accidentels ou superficiels laissant intactes les situations antérieures. Incapables de reci:éer cette situation, ils préludent à de nouveaux bouleversements qui élargissent davantage le fo~séentre le réel et l~ur conscience.

M. COLLINET C'est ainsi que malgré leur désir de nier la Révolution, Charles X et les ultras de la Restauration n'ont pu recréer la monarchie de Louis XVI. Écrivant au lendemain du coup d'État de Louis-Napoléon, Marx notait que « la tradition de toutes les générations mortes pèse d'un poids très lourd sur le cerveau des vivants ». En 1848, il s'agissait de transformer l'Europe dynastique encore toute pénétrée de séquelles féodales en une Europe de nations libérales et souveraines. Or ce ne furent ni un Robert Blum, ni un Mazzini qui fondèrent les nations allemande et italienne, mais les monarques prussien et sarde agissant pour le compte de leurs dynasties. Cent ans après, il s'agit de transformer ce qui reste de l'Europe des nations en une nouvelle 11nitépolitique et économique. Mais les intérêts et les idées critallisées, après des dizaines d'années de vie nationale, « pèsent d'un poids très lourd sur le cerveau des vivants », pour reprendre la phrase de Marx. Trop souvent, notre siècle n'est vécu ou pensé qu'à travers les idéologies du siècle antérieur. Dans la mesure où elles sont suffisamment souples et ouvertes aux changements nécessaires, comme c'est le cas des idées démocratiques, elles représentent un héritage positif ; elles créent un genre de vie et un système de valeurs qui s'intègrent dans la civilisation occidentale et la débordent même en pénétrant plus ou moins parmi les nations récemment émancipées de l'Asie et de l'Afrique. Dans le cas contraire, elles deviennent d'autant plus lourdes et paralysantes qu'elles ne sont plus l'expression d'un dynamisme créateur mais celles d'un conservatisme passif. Telle est l'idéologie nationaliste, dont le caractère ambivalent est évident : d'un côté, elle a contribué, au x1xe siècle, à briser les particularités féodales ou provinciales et à rassembler de vastes communautés humaines ; d'autre part, elle a transformé ces communautés en entités sacrées, en petits 11niversfermés à l'air du dehors, cherchant en eux-mêmes la justification de leur existence et la voulant réaliser à travers des rivalités inexpiables. Porteur d'un idéal démocratique ou libéral, le principe des nationalités s'est transformé en moins de cent ans en une réalité nationaliste dont le paroxysme fut le racisme hitlérien. La grande Allemagne démocratique de 1848 a trouvé son successeur dans la grande Allemagne nationale-socialiste de 1939, l'Italie unifiée de Mazzini dans celle de Mussolini, quand l'affirmation nationaliste l'eut défiBiblioteca Gino Bianco 187 nitivement emporté chez elles sur celle de la solidarité des peuples européens. L'évolution du nationalisme au xxe siècle semble avoir justifié les craintes suscitées chez un Proudhon ou un Émile de Girardin par le succès du principe des nationalités. Contre le courant socialiste ou libéral de leur époque, ces deux auteurs ont entrevu les graves conséquences de la création des nations modernes, étrangères à un ordre européen · contractuel, exclusives les unes des autres et ne considérant la paix que sous forme d'un équilibre toujours aléatoire de puissances rivales. Proudhon espérait que l'évolution européenne pût s'accomplir dans le cadre contractuel créé par la Sainte-Alliance des rois et des empereurs. Une fédération des peuples européens, succédant aux accords dynastiques, eût alors assuré l'unité et la paix du continent sans susciter d'antagonismes nationaux. L'histoire a évolué dans la voie exactement contraire ; et deux ans avant sa mort, Proudhon put entendre Napoléon III proclamer que les traités de 1815 avaient cessé d'exister. • C'est, en effet, contre la Sainte-Alliance que .s'est développé le sentiment national à partir de 1815, alors que, dans les années antérieures, il s'était forgé parmi les peuples européens contre la domination despotique de Napoléon. De cette double opposition devaient résulter les deux fondements du nationalisme populaire. Contre Napoléon et sa dictature administrative, l'affirmation du droit historique des nations ; contre les princes de la Sainte-Alliance, celle des droits universels de l'homme, proclamés par la Révolution française. De là une équivoque, que l'idée nationaliste à travers ses métamorphoses n'a jamais abandonné jusqu'à nos jours. La notion du << droit historique » donne à la communauté nationale le visage d'un être collectif vivant et mûrissant à travers les siècles, supérieur et quelque peu indifférent aux relations h11m~nes à l'intérieur de la nation. Elle tend donc à se subordonner la réalité des « droits de l'homme », à voir dans ce principe universel cette notion creuse et abstraite que raillait Joseph de Maistre. Le nationalisme fondé sur le seul « droit historique » en devient conservateur, autoritaire; il fait de la personne non le but de la structure politique, mais l'instrument de la seule réalité humaine qui serait la nation, aussi insensible au temps que la sphère de Parménide. Or ce qu'on appelle le« droit historique» appartient davantage à une construction my-

188 thique qu'à une recherche scientifique sur le passé des peuples. Il est vicié à la base dans le fait qu'il projette dans .un passé, qu'il voudrait le plus éloigné possible, un concept mi-intellectuel, mi-affectif, surgi au début de l'époque actuelle quand le réseau des relations féodales n'était plus qu'une survivance parasitaire. Les peuples parviennent alors à la conscience de leur réalité ; ils deviennent non des objets, mais des sujets de l'histoire. Il eût été possible que, sans les annexions militaires de la République et de l'Empire français, cette conscience se soit manifestée par la proclamation des droits de l'homme étrangers aux particularités nationales. La prédication de Fichte n'aurait eu_alors aucun sens. Mais les événements furent autres : l'impérialisme français pratiquant le despotisme après avoir affirmé les droits imprescriptibles de la liberté humaine devait réveiller ou susciter les particularités nationales devenues chez un peuple opprimé par l'étranger le ciment de sa résistance collective. Bien • que pénétré d'idées libérales de tendance cosmopolite, héritées du siècle des « lumières », le nationalisme populaire préféra à la notion universelle de l'homme, ne relevant que de la nature, celle de l'homme allemand, italien ou slave, relevant de la tradition historique, avec ses traits spécifiques, se voulant étrangers à la domination française comme à celle des dynasties qui lui succédèrent après 1815. L FAUT ici distinguer entre la naissance d'un sentiment national exprimant la conscience d'un peuple qu'il est sujet de l'histoire [et le rnationalisme qui a été et est encore l'exploitation politiqHe de ce sentiment. Hors des explications biologiques de ce sentiment, se référant aux « qualités » spécifiques de telle ou· telle race, Renan dans Qu'est-ce qu'une nation ? lui attribuait deux sources d'ordre psychologique : d'une part « la possession en commun d'un riche legs de souvenirs », de l'autre un « consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l'héritage qu'on a reçu indivis». 11 mettait en évidence le rôle des archétypes dans la manière de vivre et de sentir des peuples, et en même temps l'aspect affectif et- passionnel du sentiment national. Celui-ci peut être conditionné suiBiblioteca Gino Bianco • LE CONTRA'T SOCIAL vant les lieux et les temps par des facteurs objectifs comme les intérêts économiques, les liens culturels ou géographiques, sans qu'aucun d'entre eux puisse être considéré comme déterminant. Ces facteurs · ne sont que des supports d'importance variable de la commune volonté de vivre, volonté consciente ·d'elle-même à. quoi se résumait pour Renan l'essence d'une nation dont il disait qu'elle était « une âme, un principe spirituel, un plébiscite de tous les instants ». Le sentiment nationa 1s'oppose au vieil ordre ' dynastique : le sacré s'est transféré du Prince à la Nation ; et le Prince n'a survécu qu'en prenant conscience de cette mutation capitale, en se présentant comme l'incarnation du sentiment populaire. Mais en drainant avec lui ce que Renan appelle un « riche legs de souvenirs », il consacre officiellement et exploite pour la pérennité de son régime des archétypes où même les actes de folie et de barbarie deviennent exemplaires, et il en fait des composantes de l'orgueil national. Qu'à la faveur de certaines circonstances politiqués ce sentiment devienne une passion agressive, alors on voit comme dans le national-socialisme la résurgence des vieux instincts refoulés ou enrobés dans des mythes à réso- • nance romantique. Il y a un nationalisme des opprimés et un nationalisme des oppresseurs. Le premier a été souvent un levain de l'éveil démocratique des peuples depuis cent cinquante ans. Le second a contribué par réaction à la naissance du premier, c'est-à-dire à la naissance de tendances démocratiques. Ainsi le nationalisme révolutionnaire et conquérant de la France a-t-il provoqué l'éveil des peuples européens.- Mais ces deux sortes de nationalismes ne s'opposent que dans l'instant; dans la durée historique le second naît aisément du premier qui le contient implicitement. Il suffit de relire les discours de Fichte à la nation allemande pour le comprendre. Tout désir de libération suppose une exaltation des ve$s nécessaires à cet acte, une hypertrophie de la confiance en soi qui peut devenir la source d'une croyance plus ou moins explicite .en sa propre mission. Fichte, grandi dans un esprit cosmopolite, admirateur des droits de l'homme, en vient à dire à ses compatriotes, lorsque la Prusse est écrasée par Napoléon : « C'est vous qui, parmi les peuples modernes, possédez le plus nettement le germe de la perfectibilité humaine, et à qui revient la préséance dans le développement de l'humanité. » Le nationalisme égyptien des temps

M. COLLINET actuels illustre cette transformation d'une lutte pour l'indépendance en une autre pour le triomphe de ce mythe expansionniste qu'est le panarabisme. L'attitude de l'Inde dans l'affaire du Kachmir, et celle du nationalisme marocain dans sa revendication de la Mauritanie, montre combien le passage du nationalisme défensif ou revendicatif invoquant le « droit des peuples à disposer d'eux-mêmes » au nationalisme impérialiste (au sens historique du mot *) devient aisé à la faveur de succès politiques d'autant plus marquants qu'ils se déroulent dans un plus grand vide politique. Ainsi le nationalisme conquérant sort du nationalisme opprimé comme la volonté de puissance sort du sentiment d'infériorité ; il en conserve alors le caractère obsessionnel, semi-instinctif, transformant en· agressivité le besoin d'évasion du peuple prisonnier. Au début du siècle G.B. Shaw a donné de la révolte de l'Irlande, alors occupée par les Anglais, cette description clinique : Une nation conquise est comme un homme qui souffre du cancer ; il ne peut plus songer à rien d'autre et il est forcé de se confier à des charlatans qui prétendent traiter le cancer et le guérir ... Une nation saine ne se soucie pas plus de sa nationalité qu'un homme sain ne s'occupe de ses os. •• Et Shaw ajoutait avec mélancolie devant le cauchemar du peuple d'Irlande : Les grands courants de l'esprit humain qui traversent l'Europe s'arrêtent à la côte irlandaise ... Le nationalisme se dresse entre l'Irlande et la lumière du monde. Le nationalisme est une de ces forces obscures qui s'emparent de la subjectivité populaire et imposent leur griffe sur tous les autres sentiments collectifs : ici il sera démocratique à la manière des jacobins, là il sera raciste ou fasciste à la manière hitlérienne; mais dans tous les cas, il est un écran entre le monde et la nation qu'il emprisonne, d'abord, et qu'il risque de dévorer ensuite. Si la force lui manque pour une entreprise d'agressions extérieures, quand la revendication proprement nationale est satisfaite, il évite difficilement les secousses intérieures : les problèmes politiques et sociaux délibérément écartés durant la lutte pour l'indépendance prennent une acuité d'autant plus grande qu'ils étaient comprimés ou volontairement oubliés dans la phase antérieure. L'exemple des nations ------- - • Non au sens marxiste, qui est beaucoup plu• ~troit. •• Prfface à John Bull', Oth,r I1land, 1904. Biblioteca ino Bianco • 189 créées ou ressuscitées en Europe centrale après la première guerre mondiale le démontre amplement. Les traités de Versailles et de Saint-Germain furent les exécuteurs testamentaires des révolutionnaires de I 848 ; ils consacrèrent le « droit des peuples à disposer d'eux-mêmes » et divisèrent l'Europe centrale en nations indépendantes et jalouses les unes des autres jusqu'à l'absurde, c'est-à-dire jusqu'au moment où Hitler et son successeur Staline vinrent les unifier, chacun à sa manière. La notion de civilisation européenne était étrangère à la pensée d'un Clemenceau, élevé dans le jacobinisme du x1x0 siècle, et même à celle d'un Wilson, cherchant par la création purement juridique de la SDN une compensation illusoire à cette « balkanisation » du continent. Rien n'est attirant pour une forte puissance militaire comme le vide chaotique de nations voisines que l'indépendance formelle rend impuissantes ; à moins que, prenant les devants, ces mêmes nations en viennent à réclamer la protection du plus fort. 11 n'est pas exagéré de dire que la douzaine de nations européennes placées aujourd'hui à la périphérie de l'empire soviétique et qui hésitent encore trop à assurer entre elles une suffisante coordination politique et économique est un appât constant pour Moscou; d'autant plus important que la mainmise sur l'Europe occidentale renverserait, peut-être définitivement, l'équilibre mondial. DANS LA TRADITION politique française la tendance nationaliste n'a pas toujours été le f~it exclusif de ce qu'on nomme la droite. Au cours des vingt années qui suivirent la guerre de 1870, la gauche radicale, menée par Clemenceau et cultivant l'idée de la revanche contre l'Allemagne, apparut comme plus « chauvine » dans son esprit jacobin que le centre opportuniste de Jules Ferry. Elle se reconnut même, un moment, dans la personne du général Boulanger, le général « Revanche ». Mais après l'affaire Dreyfus, ce furent la droite <c plébiscitaire » de Déroulède ou de Barrès et la droite monarchiste de Maurras qui se réclamèrent du nationalisme. Après la première guerre mondiale, cette droite appuya la politique agressive du Bloc National contre l'Allemagne et les pays vaincus d'Europe centrale ; elle accusa de « trahison » les timides tentatives d'Aristide Briand en faveur

190 • d'une Europe fondée sur l'entente francoallemande. Pendant l'occupation nazie, Maurras créa le slogan de « la France seule », transformant son nationalisme cocardier en un « neutralisme » apparent. En préconisant la non-résistance, cette forme nouvelle de nationalisme passif en venait à soutenir indirec- · tement l'Allemagne, alors maîtresse du continent. Il semble que depuis la guerre, l'idée de cc la France seule» soit devenue le thème commun aux courants nationalistes qui se trouvent comme fractions agissantes dans tous les partis non comm11nistes. Si on laisse de côté le jargon politique qui l'enrobe, on y décèle vite son double caractère antieuropéen et antiaméricain, ce qui ne veut pas dire, sauf pour la tendance dite cc neutraliste », qu'il soit systématiquement prosoviétique. Dans l'idée de cc la France seule » se découvre une évidente nostalgie du rôle joué par notre pays dans le passé. Il y a cent ans la France était encore, après la Grande-Bretagne, la plus puissante nation du monde. Sans dominer l'Europe comme au temps de Napoléon, elle pouvait jouer un rôle décisif et d'ailleurs très discutable dans la formation des jeunes nations du continent. Depuis cette époque; elle s'est trouvée dépassée par les nouvelles nations industrielles, comme l'Allemagne, et elle dut d'abord s'intégrer dans une alliance pour maintenir ce fameux équilibre européen que l'imagination des diplomates ne réussit / iblioteca Gino Bianco I LE CONTRAT SOCIAL jamais à remplacer par un système de sécurité moins précaire. On en connaît la suite et la fin. Prétendre faire de la France, comme certains , le préconisent, on ne sait quel arbitre entre l'Occident démocraticque et l'Empire soviétique totalitaire, aboutirait à rompre la solidarité atlantique_ et européenne, donc à accroître la force soviétique sans aucune contrepartie positive pour la sécurité des nations démocratiques. Peut-être obtiendrait-on de Moscou la signature d'un pacte provisoire qu'elle dénoncerait par la suite comme elle vient de dénoncer les accords de Genève (1955) ? Avec ou sans pacte, le soi-disant arbitrage préluderait au suicide de la France et à la fin de l'Europe. L'affirmation de la grandeur nationale n'est pas dans un repli ombrageux et débilitant, en face des périls - qui menacent l'ensemble du monde libre, mais dans une participation active à la construction et à la défense de ce monde libre qui est, dans la situation présente de la planète, la seule finalité d'une politique positive. La vieille Europe des rivalités nationales a sombré dans les deux guerres de notre siècle. A vouloir redonner à ce fantôme tragique une apparence de vie au nom d'un mythe périmé, on tuerait définitivement l'Europe et la France, et avec elles la culture et le mode de vie que l'on prétend préserver. MICHEL COLLINET • , . . : • •

1848 ET LE <<SPECTRE DU COMMUNISME>> par Oscar J. Hatntnen LA CRISE des années 1840 offre un champ fertile à l'étude des divers facteurs - intellectuels, sociaux et psychologiques - qui engendrent les révolutions et qui ont permis d'affirmer qu'elles naissent d'abord dans l'esprit des hommes. C'est dans cette décennie que le communisme marxiste prit forme pour la première fois, sans qu'on puisse lui assigner un point de départ étroitement déterminé; car, s'il existe une tendance à localiser les origines de toute idéologie en faisant remonter ses principes directeurs à des auteurs ou à des systèmes philosophiques, ce procédé néglige le climat d'ensemble, à la fois intellectuel et passionnel, qui caractérise une époque. Or, le climat qui régnait dans les cercles « avancés » et extrémistes de 1840-I 848 a pu contribuer (tout aussi bien que l'étude abstraite des courants économiques et de leur influence sur l'histoire et la société humaine) à inspir~r à Marx sa foi dans l'inévitable triomphe du comm1misme ; et, de toutes façons, il n'est pas sans intérêt de se replonger dans l'histoire des dix années auxquelles le marxisme doit sans doute son empreinte et sa coloration définitives. L'engouement pour un idéal «communiste», si courant dans les années 1840, et la crainte, plus répandue encore, que cette attitude éveillait dans certains milieux - tout contribuait à répandre l'idée que le communisme était destiné à mettre un _pomt final, heureux ou malheureux, aux conflits économiques, sociaux, intellectuels et moraux qui tourmentaient alors les esprits. L'air était saturé de vagues aspirations égalitaires, particulièrement dans les milieux intellectuels et artistiques de France et d'Allemagne - sans que d'ailleurs se précisât clairement la triple conception marxienne qui nous est aujourd'hui famili~rc, pour cc qui est de la Révolution, de la Dictaturedu Prolétariate, t du dépérissement de l'atat - réaorbidansunesociétécommuniste Biblioteca Gino BiancG I indifférenciée. (Cette doctrine, en effet, en était encore à ses premiers pas ; elle n'était entrevue que d'un très petit nombre de gens, et ceux qui la comprenaient étaient encore moins nombreux. De toutes façons, le communisme, dans l'esprit du public, n'était encore nullement identifié au schème marxien.) Un âge prométhéen Dans la période qui précéda immédiatement I 848, la prédication sociale, volontiers apocalyptique quant au vieux monde, était fantastiquement optimiste quant à l'avenir. La conception hégélienne et bien d'autres qui lui étaient apparentées avaient unanimement proclamé la Loi de Progrès - l'idée d'un but qui, tout en se réalisant, s'élargissait à l'infini. Impressionnés par les effets prodigieux de la « révolution silencieuse» (telle est la formule évocatrice qu'employait un écrivain anglais pour définir la transformation industrielle), bien des Européens croyaient y voir les signes précurseurs d'un Millénium, d'un Grand Soir cosmique où disparaîtraient à la fois la misère des hommes et les frontières nationales. Un historien français, Auguste Mignet, interprétait l'histoire comme une victoire progressive du genre humain sur la Nature : en mettant sous le joug les énergies naturelles, telles que le feu et la vapeur, l'homme semblait ouvrir un âge prométhéen, où la production industrielle s'élargirait au point de satisfaire tous les besoins de l'espèce et peut-être même tous ses désirs. En même temps, le vieil ordre social, politique, économique et religieux, paraissant incapable de répondre aux nécessités et aux aspirations humaines, était de plus en ~lus discrédité. Une révolte généralisée du SCl'ltJrncnt et de l'esprit •

192 critique se déchaînait contre l'autorité et la tradition. En Allemagne, la doctrine théologique, la révélation religieuse, la divinité même du Christ étaient battues en brèche. L'époque voyait se multiplier les plans ou plus exactement les visions de sociétés socialistes, communistes et anarchistes, qui toutes promettaient un maximum · de bonheur et l'épanouissement total de l'individu. Toutes, de même, préconisaient l' abolition ou le renversement des institutions existantes et des valeurs dont elles étaient le reflet. Mais l'idylle sociale future commençait en tragédie sociale. Depuis plusieurs dizaines d'années des observateurs lucides avaient pris conscience d'une · contradiction éclatante dans la civilisation du xixe siècle. Des signes évidents de richesse acc11roulée, de production toujours accrue, d'abondance universelle, formaient un contraste criant avec la sordide pauvreté et la détresse morale des masses citadines. La misère semblait s'aggraver et se généraliser à mesure que s' édifiaient les villes et les entreprises nouvelles. Vers les années 1840, c'était déjà un lieu commun de constater que l'hymne à la production, célébrant la multiplication des machines et celle des marchandises, s'accompagnait d'une sourde lamentation des fou.les ouvrières, et bien des cris d'alarme dénonçaient l'instabilité et les dangers de la situation. C'est sur la nature des remèdes à y apporter que l'on n'était pas d'accord. « Organisation du travail >> et << Association >> Une certaine école ·de pensée « socialiste » affirmait la nécessité d'une complète réorganisation révolutionnaire de la société, pour faire de celle-ci l'unique gérante de la production, la maîtresse du capital, et la souveraine distributrice des biens. Les termes d' (< organisation du travail » et d' « association » se répandaient comme des formules magiques, sans que l'on comprît clairement ce que signifiaient ces principes et quelle pourrait être leur application concrète, alors que leur attrait sentimental et leur prestige intellectuel reposaient presque uniquement sur la condamnation des méthodes et des systèmes qu'il s'agissait de remplacer. En dépit de quelques tentatives pour en donner une description positive, le concept d'organisation du travail demeurait à l'état d'aspiration diffuse sans s·e concrétiser en un programme bien défini. Karl Heinrich Rau (dans une introduction à l'édition de 1844 de son célèbre Manuel d'économie politique) condamnait l'usage de cette nouvelle formule : elle est si vague, disait.;..il,qu'on ne peut lui accorder droit de cité dans un exposé scientifique. 1 Ce que sous-entendaient les défenseurs du principe de l'organisation du travail (ou de la direction de l'effort humain pris dans son ens·emble) n'en était pas ~oins en opposition 1.' K. H.. Rau,' Grundsâtze der Volkswirtschaftspelitik, 3 e édition (Heidelberg, 1844.),. p. Ja. Biblioteca Gino Bianco .. LE CONTRAT SOCIAL • - directe avec le principe de non-intervention des physiocrates et des libéraux. L'économie spontanéiste du « laisser-faire » mettait l'accent sur l'individualisme économique, la compétition, la propriété privée et la gestion personnelle des moyens de production. Au contraire, la politique d' <c organisation du travail » postulait la domination de la conscience et de l'intelligence sur les for ces naturelles et -sociales, la prévision et le gouvernement appliqués aux formes de production et de distribution. La nouvelle école promettait aux masses une abondance croissante, systématiquement engendrée et systématiquement distribuée, de façon à assurer le bien-être de chacun par la rémunération équitable de tous les efforts humains. En même temps était exalté le rôle du travail (au sens ordinaire du mot) comme facteur important, dominant, ou même exclusif, dans la production sociale des services et des valeurs matérielles. Le travail était érigé par la nouvelle théorie en élément participant ou en principe essentiel dans l'apparition sociale des richesses ; il se posait ainsi en rival du capital, dont il contestait la primauté. . De son côté, le « principe d'association » ( qui n'était ni moins diversement interprété, ni moins vaguement défini dans l'esprit du public) faisait appel aux formes coopératives, sociales, na~onales de propriété et de gestion, de préférence aux formes individuelles. L'économiste français François Vidal, dans une excellente analyse des courants socialistes de cette époque, en propose la syntèse suivante: L'État (c'est-à-dire l'association) posséderait toute la terre, tout l'argent et toutes les machines ; l'État s'ingénierait à multiplier les instruments de production. 2 Ainsi, à travers de nombreux débats théoriques, un mythe s'élaborait selon lequel, par la gestion collective, une direction intelligente et une distribution équitable de la rich~sse ouvriraient pour tous une ère de sécurité et d'abondance. Il n'était donc pas surprenant que les mots « organisation du travail » et « association » fussent chargés, dès l'origine, des résonances prophétiques d'un vague Millénium. Le mythe démocratique · La démocratie était également une idée-force dont l'entraînement se faisait sentir confusément. La confiance dans les vertus et les capacités de l'homme moyen, dans les destins de l'humanité prise en masse, telle était, pour bien des cœurs, la source sl'une foi mystique et romantique qui les comblait d'enthousiasme. De Toc(lueville, célèbre pour son étude de la démocratie américaine, voyait dans ce courant un mouvement élémentaire que dans l'avenir le gouvernement pouvait espérer régulariser, mais non renverser. 3 , 2. François Vidal, De la répartition des richesses ; ou De Jajustice distributive en 4conomiesociale (Paris, 1846), p. 312. ~- Lettre de Tocqueville à Louis de Kergolay, 3ojuin 1831.

O. J. HAMMBN La société moderne tendait vers un idéal égalitaire ; il ne restait d'alternative qu'entre une démocratie policée et une démocratie indisciplinée et dépravée, tantôt sujette à de soudaines frénésies, tantôt soumise au joug du tyran. 4 Qu'est-ce que la démocratie ? Dès avant la fin des années 1840, Guizot se plaignait du chaos de notions contradictoires cachées sous ce vocable-panacée. En effet, sous le régime de Juillet, les monarchistes parlent d'une monarchie démocratique ; les républicains présentent la république comme la démocratie personnifiée ; enfin, socialistes, communistes et anarchistes se disputent sur la formule d'une démocratie totale et absolue. 5 Une dangereuse confusion règne quant au sens du terme (dont l'imprécision demeurera chronique) ; si bien qu'il ne paraîtra ni difficile ni inattendu de la part de Marx d'inscrire sur son drapeau le mot « Démocratie » à côté des mots « Dictature du prolétariat». Le romantisme antibourgeois Tout en s'inclinant devant la force sacrée de l'humanité prise en masse, nombre d'écrivains, d'artistes et d'intellectuels affichent à l'égard de la « bourgeoisie » un mépris et un dégoût toujours croissants ; haine qui porte bien l'empreinte littéraire d'un âge à la fois « romantique et bousingot ». 6 Lorsque Daumier est privé après II Dans l'attente de l'an mil LES TENDANCES affectives et intellectuelles forment l'arrière-plan devant lequel va surgir, à partir de 1840, le spectre du communisme. La menace est incontestablement surfaite. Conser- , . . . servateurs et react1onna1res ne manquent point cependant d'user d'un épouvantail qui peut inspirer aux libéraux la crainte des révolutions et celle des revendications excessives. Qui sème la subversion de l'ordre établi récoltera le communisme ! De leur côté, socialistes, communistes et anarchistes ne sont pas moins enclins à surestimer la proximité et l'ampleur des soulèvements de masses, phénomènes qui leur procurent l'illusion d'être portés en avant par une vague de fond. Au début des années 1840, nombreux sont les esprits d'« avant-garde» pour qui le communisme représente la forme ultime de la société, celle par laquelle l'humanité se réalisera dans sa plénitude. Ce fait n'est pas toujours clairement 4. Lettre de Tocqueville à B. Stoffcl1, 21 f~vri r 183s. S· F. P. G. Guizot, D,mocracy in Franc,, January 184g (New York, 1849), pp. 10-13. 6. Voir notamment l'Hi1toir1 tl, l'Art d'mie Paurc. Biblioteca Gino Bianca 193 1835 du droit de ridiculiser le gouvernement de Louis-Philippe, il consacre son génie à peindre la misère, la force massive et la dignité de l'homme du peuple ; mais surtout, par un contraste frappant, il met au pilori la classe bourgeoise dans sa suffisance, son égoïsme, son inculture et son insensibilité. Un courant analogue se maoif este largement dans le monde germanique contemporain. Seule l'Angleterre fait preuve de modération à l'égard des middle classes, et ce trait de l'âge victorien n'est pas sans rapport avec l'immunité relative du peuple anglais aux théories socialistes, communistes et anarchistes. Quoi qu'il en soit, vers 1840, la monarchie française de Juillet (que l'on appelle aussi la monarchie bourgeoise) semble fournir au crayon du lithographe une vivante incarnation des laideurs et des lâchetés ambiantes. Son attachement déclaré au « juste milieu », à la juste mesure, n'est guère capable d'enflammer les cœurs à l'époque du romantisme, éprise d'extrémismes et d'absolus. L'impression se répand, dès lors, que le libéralisme et les droits traditionnels de l'homme sont des valeurs bourgeoises ; que les libertés solennellement postulées sont des déités prostituées à la bourgeoisie, introduites par ceux et pour ceux qui possèdent seuls les moyens d'acheter leurs faveurs. Aux yeux des masses, le libéralisme en France est pesé, et trouv~ léger : ce jugement ne tarde pas à devenir un lieu commun· dans les cercles extrémistes. reconnu; c'est que les historiens ont souvent attaché trop d'importance aux programmes détaillés des utopistes socialistes, en négligeant la présence diffuse de sentiments communi5tes ou anarchistes, plus malaisée à circonscrire et à répertorier en l'absence d'une définition précise des formes de la société future. Or, à part quelques exceptions comme le Voyage en Icarie de Cabet, peu d'ouvrages d'inspiration communiste tentent une description complète du système social envisagé; et bien des auteurs s'y refusent formellement par principe. C'est ainsi que pour Blanqui aucun plan concret ne peut être tracé en fonction de situations imprévisibles : seul un fou peut prétendre avoir en poche la recette d'une société future. Tout ce dont on a besoin pour agir, c'est d'une foi mystique dans la victoire du prolétariat et dans les conséquences qui en surgiront d'elles-mêmes. Marx plus tard repousse avec la même impatience l'idée d'examiner théoriquement ce qu'il considère comme la phase « ultime » de l'évolution humaine. La conception communiste, objet de tant de dévotion, se borne donc en grande partie à un mythe, une vision, une promesse; elle échappe à toute définition claire susceptible d'examen

·194 critique ; elle n'en exerce qu'un plus grand attrait sur les esprits et les âmes romantiques généralement en révolte contre « le monde• qui nous est à charge» * et prêts à saluer à peu près n'importe quel bouleversement révolutionnaire capable de donner à la cité existante le coup de balai · d'un nivellement social. A· une époque où les masses travailleuses (particulièrement le prolétariat industriel grandissant) paraissent porter en elles le plus grand potentiel révolutionnaire, la tentation est grande de voir dans cette armée de pauvres une force qui écartera du chemin tous les obstacles historiques. C'est d'ailleurs là le seul lien concret qui rattache alors le révolté intellectuel à l' opprimé social. Le communisme et l'anarchisme n'ont aucune relation intrinsèque avec la cause des masses ; bien peu nombreux semblent être ceux de leurs adeptes qui sont, ou seront, gagnés à la cause par un intérêt primordial et pressant, ou par une sympathie bien décidée à l'égard des exploités. Cependant, le mécontentement qui se fait jour dans les faubourgs ouvriers, joint à l'exaltation romantique des vertus populaires, conduira les agitateurs communistes à se tourner vers le prolétariat, fossoyeur en puissance de l'ordre existant. Les <c barbares de l'intérieur>> En 1831 éclate un soulèvement désespéré des canuts lyonnais, vite réprimé par la force. L'Europe s'émeut et s'étonne : car la révolte sociale ne s'est accompagnée d'aucune revendication politique caractérisée. Les ouvriers, dans leur fatalisme terrible, n'ont demandé à grands cris que la mort ou la possibilité de vivre par leur travail. Par une formule qui fera fortune, le critique et journaliste Saint-Marc Girardin (sans exprimer à leur égard ni haine ni mépris) a comparé les révoltés aux envahisseurs barbares demeurés étrangers à la cité romaine dont ils ont consommé la chute. 7 Cette expression. paraissant appropriée aux circonstances sera. reprise par d'innombrables a:uteurs, en France et en Allemagne, pendant les yingt années qui suivront ; ceux qui voient dans la menace d'une révolution prolétarienne un avertissement pour la société existante et pour la civilisation elle-même l'utilisent à titre descriptif ; cet· avertissement, les amis des travailleurs le relèvent comme un défi ; ils s'indignent du nom de « barbares » jeté aux victimes d'un ordre injuste, y voyant une preuve de la férocité méprisante des classes favorisées. Bientôt se multiplient les études consacrées aux raisons d'être du conflit social. Des individualités courageuses prennent en main la cause des masses. Lamennais, qui s'est acquis une r·'• Expression tirée du sonnet de. Wordsworth à Haydon : This world is too much with us... ,,_ N. du T. 7. Saint-Marc Girardin, Souvenirs et réflexions politiques d'un journaliste (Paris, 1859), pp. 143-144. Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL ·réputation mondiale comme champion du catholicisme ultramontain, puis du catholicisme libéral, s'empare du thème prophétique de la paupérisation générale. Après sa rupture avec Rome, il devient farouchement démocrate et, en fin de compte, v,aguement communiste dans un sens chrétien. Ecrivant en 11837, il présente l'histoire des hommes comme celle d'un éternel conflit entre les opprimés et les oppresseurs ; de tout temps, les nations ont été divisées en deux classes, les possédants et les gouvernants d'une part, et les travailleurs de l'autre. 8 La faim met le prolétariat dans la dépendance complète du capi~ taliste ; il n'y a pour lui aucune garantie réelle de liberté personnelle. 9 Sur un ton moins oratoire, Louis Reybaud, dans ses Etudes sur les Réformateurs (Paris, 1835), fait connaître l'existence des diverses écoles socialistes, et en vulgarise l'enseignement. De nombreux autres ouvrages, comprenant plusieurs histoires de la classe ouvrière, renforcent l'intérêt du public pour la condition des travailleurs. En Allemagne, l'étude mémorable de Lorenz Stein, basée sur une enquête menée en France et partiellement tirée de Reybaud, retient l'attention du grand public. 10 Stein assure que l'ère des révolutions politiques en France est terminée : les nouveaux bouleversements seront essentiellement sociaux. Selon divers témoignages, cette thèse orientera l'attention de plusieurs révolutionnaires en puissance ; ils verront dans la « question sociale» un champ d'action particulièrement fertile. Il est avéré que Marx lui-même fut fortement influencé par l'ouvrage de Stein. L'accouchement du monde nouveau Ainsi, certains courants de pensées, qui s'orientent vers le triomphe des masses et vers l'avènement ultérieur d'une société radicalement nouvelle, obtiennent dès 1845 une audience européenne dans les milieux intellectuels et artistiques. L'idée prévaut que la lutte des classes est un facteur décisif des révolutions et des ·changements historiques. Un autre lieu commun de l'époque, c'est l'idée du Progrès réalisé à travers de dramatiques et sanglants conflits. Les convulsions nées du heurt des contraires sont romantiquement assimilées aux souffrances de l'enfantement, tourments indispensables à la naissance d'une réalité plus haute. Après le combat nécessaire entre la bourgeoisie éclairée et le féodalisme, viendra la révolution des masses (particulièrement du prolétariat industriel), qui mettra fin au libéralisme bourgeois ; et le drame 8. Lamennais,. « Du Peuple » (1837), · dans Du Passé et de /'Avenir du Peuple (Paris, 1877), p. 166. 9. Lamennais, « De !'Esclavage moderne » (1837), ibid., p. 139. , .. 10. L. Stein, Der Sozialismus und Communismus im heutigen Frankreich (Augsbourg, 1842). Deux autres éditions furent publiées au cours de la même déceiµlie.

O. J. HAMMEN en est déjà à sa répétition générale sous la monarchie de Juillet. L'idée du soulèvement de masse libérateur se fonde sur la croyance, largement répandue, selon laquelle le progrès industriel et l'accroissement de la richesse visible des nations s'accompagnent d'une paupérisation massive. Lorenz Stein fait écho aux impressions de bien des gens, en remarquant que le capital a tendance à se concentrer dans les mains du petit nombre, tandis que les travailleurs, même qualifiés, se trouvent dans l'impossibilité de se procurer les fonds voulus pour assurer leur indépendance comme artisans. De son côté, l'historien Biedermann assure que le paupérisme n'est pas un simple phénomène transitoire ; il semble être en voie d'aggravation dans les pays les plus avancés, comme si le progrès industriel était lui-même un facteur du mal. 11 Il n'est pas jusqu'à John Stuart Mill qui ne soulève la question de savoir si toutes les inventions mécaniques ont, après tout, allégé le labeur journalier de qui que ce soit. ·Mais le règne de la libre concurrence et de l'entreprise privée est tenu responsable de cette contradiction apparente, et les penchants antibourgeois du romantisme ne manquent pas de donner la force de la chose jugée à cette condam- . , , . , . natton prononcee contre un regune economique sur lequel reposaient la richesse et l'influence de la bourgeoisie. C'est en vain que des économistes comme Dunoyer argumentent dans un sens différent ; c'est en vain qu'ils nient que l'augmentation générale des richesses (nommément par l'expansion industrielle) puisse signifier un appauvrissement correspondant des masses travailleuses. Dunoyer a beau citer des chiffres tendant à prouver que le sort des ouvriers anglais est meilleur que celui de leurs frères continentaux ; 12 l'historien allemand von Raumer, après un voyage d'étude en Grande-Bretagne, l'a déjà signalé au cours des années 1830, et Macaulay lui aussi a fait remarquer que tout ce qu'il y a de nouveau dans la misère environnante, c'est son caractère plus apparent, dû à la croissance des villes et aux De l'utopisme à la conquête du pouvoir DANS LES ANNÉES1840 un changement radical se produit également dans les vues et les méthodes des écoles socialo-comm unis tes. L'«utopisme» est, en général, abandonné comme 11. Karl Bicdcrmann, Vorlesun1en über Sozialismus und 1ozia/e Pra1en (Leipzig, 1847), pp. 28-29. 12. B. C. P. Dunoyer, De la libert, du travail; ou, Simpl, ,xpo,, des conditions dans le1que//e1desforces humaines s',xercent avec/, plus de puissance (Paria, 1845, 3 vol.), I, pp. 194-98. • Biblioteca Gino Bianco III 195 accumulations colossales de prolétaires dans les quartiers déshérités toujours plus étendus ; il n'empêche que dix années après 1848, l'économiste viennois Julius Kautz aura encore fort à faire pour remonter le courant et combattre le préjugé déjà établi qui veut que l'expansion industrielle, sous une économie libérale, conduit naturellement à l'appauvrissement des pauvres et à leur multiplication. 13 La pensée socialiste, communiste et anarchiste, en de telles circonstances, présente de tentantes perspectives, en face d'un statu quo qui ne satisfait point la plupart des esprits. Les possibilités sans limites et les linéaments incertains des sociétés imaginaires offrent à la fantaisie et à l'espérance romantiques l'espace où se donner carrière, l'arrière-plan d'une cité de mirages pour y peindre l'utopie rêvée. Rien ne démontre cependant que les projets de cet ordre aient jamais trouvé une audience étendue et compréhensive en dehors de cercles intellectuels, littéraires, artistiques, voire bourgeois ou aristocratiques. Parmi les travailleurs, l'audience demeure des plus restreintes. Cependant la conviction se répand dans les masses que le bonheur humain est possible; que seuls des systèmes démodés et des institutions inhumaines font obstacle à sa réalisation. C'est ainsi que de Tocqueville pourra écrire en 1848, au sujet de la révolution dont il sera le témoin, qu'elle ne résulte point de passions politiques surexcitées, mais bien de notions fausses en matière d'économie politique. Bien plus que les privations elles-mêmes (dit-il en substance), des idées ·chimériques sur les relations entre le travail et le capital, et des théories extravagantes sur l'intervention nécessaire du gouvernement dans les relations du travail, sont à l'origine des troubles. 14 Un autre observateur français, rassemblant ses souvenirs, signalera que les ouvriers en étaient venus à regarder toute autorité comme ennemie; cependant le réel danger ne venait pas de leurs propres réactions, mais de menées extérieures : « mille sectes occultes », gonflées d'autant d'illusions, ont exploité la situation. 15 inefficace. Cela ne veut pas dire que le socialisme utopique tombe mort au douzième coup de minuit, le dernier jour d'une année précise ; mais simplement ~u'après 1840, la méthode pacifique de conversion et de réforme tendant à rénover de fond en comble les sociétés perd une 13. Julius Kautz, Die National-Oekonomik ais l iss nscho/t (Vienne, 1858), pp. 111-22. 14. Lettre de Tocqueville à N. Y. S nior, 10 avril 1 4 . 15. A. Audigannc, Les Populations ouvri r s t / s industries d, Franc, dans /, mouv m nt social du XIX si l (P ris, 1854), 2 vol., II, pp. 328, 331-33 .

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