192 critique se déchaînait contre l'autorité et la tradition. En Allemagne, la doctrine théologique, la révélation religieuse, la divinité même du Christ étaient battues en brèche. L'époque voyait se multiplier les plans ou plus exactement les visions de sociétés socialistes, communistes et anarchistes, qui toutes promettaient un maximum · de bonheur et l'épanouissement total de l'individu. Toutes, de même, préconisaient l' abolition ou le renversement des institutions existantes et des valeurs dont elles étaient le reflet. Mais l'idylle sociale future commençait en tragédie sociale. Depuis plusieurs dizaines d'années des observateurs lucides avaient pris conscience d'une · contradiction éclatante dans la civilisation du xixe siècle. Des signes évidents de richesse acc11roulée, de production toujours accrue, d'abondance universelle, formaient un contraste criant avec la sordide pauvreté et la détresse morale des masses citadines. La misère semblait s'aggraver et se généraliser à mesure que s' édifiaient les villes et les entreprises nouvelles. Vers les années 1840, c'était déjà un lieu commun de constater que l'hymne à la production, célébrant la multiplication des machines et celle des marchandises, s'accompagnait d'une sourde lamentation des fou.les ouvrières, et bien des cris d'alarme dénonçaient l'instabilité et les dangers de la situation. C'est sur la nature des remèdes à y apporter que l'on n'était pas d'accord. « Organisation du travail >> et << Association >> Une certaine école ·de pensée « socialiste » affirmait la nécessité d'une complète réorganisation révolutionnaire de la société, pour faire de celle-ci l'unique gérante de la production, la maîtresse du capital, et la souveraine distributrice des biens. Les termes d' (< organisation du travail » et d' « association » se répandaient comme des formules magiques, sans que l'on comprît clairement ce que signifiaient ces principes et quelle pourrait être leur application concrète, alors que leur attrait sentimental et leur prestige intellectuel reposaient presque uniquement sur la condamnation des méthodes et des systèmes qu'il s'agissait de remplacer. En dépit de quelques tentatives pour en donner une description positive, le concept d'organisation du travail demeurait à l'état d'aspiration diffuse sans s·e concrétiser en un programme bien défini. Karl Heinrich Rau (dans une introduction à l'édition de 1844 de son célèbre Manuel d'économie politique) condamnait l'usage de cette nouvelle formule : elle est si vague, disait.;..il,qu'on ne peut lui accorder droit de cité dans un exposé scientifique. 1 Ce que sous-entendaient les défenseurs du principe de l'organisation du travail (ou de la direction de l'effort humain pris dans son ens·emble) n'en était pas ~oins en opposition 1.' K. H.. Rau,' Grundsâtze der Volkswirtschaftspelitik, 3 e édition (Heidelberg, 1844.),. p. Ja. Biblioteca Gino Bianco .. LE CONTRAT SOCIAL • - directe avec le principe de non-intervention des physiocrates et des libéraux. L'économie spontanéiste du « laisser-faire » mettait l'accent sur l'individualisme économique, la compétition, la propriété privée et la gestion personnelle des moyens de production. Au contraire, la politique d' <c organisation du travail » postulait la domination de la conscience et de l'intelligence sur les for ces naturelles et -sociales, la prévision et le gouvernement appliqués aux formes de production et de distribution. La nouvelle école promettait aux masses une abondance croissante, systématiquement engendrée et systématiquement distribuée, de façon à assurer le bien-être de chacun par la rémunération équitable de tous les efforts humains. En même temps était exalté le rôle du travail (au sens ordinaire du mot) comme facteur important, dominant, ou même exclusif, dans la production sociale des services et des valeurs matérielles. Le travail était érigé par la nouvelle théorie en élément participant ou en principe essentiel dans l'apparition sociale des richesses ; il se posait ainsi en rival du capital, dont il contestait la primauté. . De son côté, le « principe d'association » ( qui n'était ni moins diversement interprété, ni moins vaguement défini dans l'esprit du public) faisait appel aux formes coopératives, sociales, na~onales de propriété et de gestion, de préférence aux formes individuelles. L'économiste français François Vidal, dans une excellente analyse des courants socialistes de cette époque, en propose la syntèse suivante: L'État (c'est-à-dire l'association) posséderait toute la terre, tout l'argent et toutes les machines ; l'État s'ingénierait à multiplier les instruments de production. 2 Ainsi, à travers de nombreux débats théoriques, un mythe s'élaborait selon lequel, par la gestion collective, une direction intelligente et une distribution équitable de la rich~sse ouvriraient pour tous une ère de sécurité et d'abondance. Il n'était donc pas surprenant que les mots « organisation du travail » et « association » fussent chargés, dès l'origine, des résonances prophétiques d'un vague Millénium. Le mythe démocratique · La démocratie était également une idée-force dont l'entraînement se faisait sentir confusément. La confiance dans les vertus et les capacités de l'homme moyen, dans les destins de l'humanité prise en masse, telle était, pour bien des cœurs, la source sl'une foi mystique et romantique qui les comblait d'enthousiasme. De Toc(lueville, célèbre pour son étude de la démocratie américaine, voyait dans ce courant un mouvement élémentaire que dans l'avenir le gouvernement pouvait espérer régulariser, mais non renverser. 3 , 2. François Vidal, De la répartition des richesses ; ou De Jajustice distributive en 4conomiesociale (Paris, 1846), p. 312. ~- Lettre de Tocqueville à Louis de Kergolay, 3ojuin 1831.
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