Le Contrat Social - anno II - n. 4 - luglio 1958

246 plus sûrs et écrite dans une langue alerte et expressive, une excellente description de la voie qui devait mener à la révolution russe. Inutile de dire que cette voie ne ressemble guère au schéma marxiste classique. Avant le milieu du XIXe siècle, il n'y avait pas en Russie d'important prolétariat industriel ; les premières grèves dans l'industrie n'eurent lieu qu'en 1878-1879. L'esprit réformateur et révolutionnaire russe a été avant tout une révolte de l'intelligentsia. C'est pourquoi le livre de Yarmolinsky s'ouvre sur un portrait d'Alexandre Radichtchev, fonctionnaire insignifiant des douanes de SaintPétersbourg qui, dans son journal de voyage, De Saint-Pétersbourg à Moscou (1790), élève une protestation passionnée contre l'esclavage et le despotisme, selon les meilleures traditions libérales du XVIIIe siècle. Comme Radichtchev, les penseurs révolutionnaires russes formèrent toujours une petite poignée d'intellectuels isolés que leur éducation séparait de la vaste mer grise de la paysannerie; quant aux idées occidentales qui les animaient, elles demeurèrent totalement étrangères au peuple au nom duquel ils agissaient. Et c'est un fait que la destinée de Radichtchev illustre à une échelle réduite et commode le problème éternel que la monarchie -russe se montra toujours incapable de résoudre. C'est la grande Catherine qui avait, à l'origine, envoyé. Radichtchev faire ses études à l'étranger, à l'Université de Leipzig ; elle avait d'ailleurs encouragé le flirt avec ce libéralisme occidental que reflétaient les idées de Radichtchev. Tous les dirigeants russes, lorsqu'ils furent énergiques et ambitieux - depuis Pierre le Grand jusqu'à Alexandre II - reconnurent la nécessité de moderniser la Russie conformément aux normes occidentales, afin de lui acquérir et conserver le rang de grande puissance. Mais en important des id~es occidentales et en créant, pour administrer l'Etat, une bureaucratie éduquée au dehors, ces dirigeants donnèrent précisément naissance à la classe qui devait plus tard exiger de participer au gouvernement. Le besoin qu'éprouvait l'Etat russe d'une élite en perpétuelle expansion, à laquelle il refusait obstinément d'accorder les moindres droits politiques, finit par créer une situation intolérable et explosive. Le destin de Radichtchev est tout à fait symbolique à cet égard. La grande Catherine, amie de Voltaire et de Diderot, fit promptement enfermer l'insolent fonctionnaire qui avait osé mettre en doute l'ordre établi; et le malheureux, lorsqu'il eut regagné son poste après. dix années d'exil en Sibérie, finit par se suicider. Après Radichtchev, ce fut le tour des décembristes, ces aristocrates qui, en 1825, fomentèrent contre Nicolas Jer une révolte qui n'aboutit pas pour l'obliger à accorder une constitution au pays. Comme Radichtchev, les décembristes nourrissaient encore ·des · idéaux occidentaux, cherchant avant tout à libérer les serfs et à obtenir de l'autocratie des droits politiques. CepenBiblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL dant, dès 1840, les extrémistes de la génération suivante subis~aient l'influence du socialisme utopique ; les plans de réorganisation sociale prenaient le pas sur la lutte pour les droits politiques. Les violentes critiques que les socialistes adressaient à la démocratie bourgeoise persuadèrent les révolutionnaires russes que les droits démocratiques n'étaient pas autre chose qu'une façade pour camoufler l'exploitation capitaliste. Plus encore, l'idée même de constitution s'identifia, dans la pensée de la majorité des révolutionnaires, avec celle de l'hégémonie de cette bourgeoisie si détestée. Il est attristant mais significatif de noter que depuis les socialistes utopiques des années 40 jusqu'aux marxistes des années 90, les révolutionnaires russes ne- cessèrent d'être parfaitement d'accord avec les réactionnaires, dans leur refus d'accorder le " moindre mérite à la démocratie politique en tant que telle. Il n'est ·guère surprenant que dans un pareil climat, la doctrine dominante de la gauche russe ait longtemps été un mélange de socialisme utopique et d'idées réactionnaires slavophiles. Ce philtre fut l' œuvre du plus brillant des idéologues de l'avant-garde russe - Alexandre Herzen. L'échec de la révolution de 1848 avait convaincu celui-ci que l'Europe était spirituellement incapable de dépasser son évolution séculaire, orientée vers la liberté personnelle et les droits de la propriété. Ainsi, selon Herzen, l'Europe serait à jamais incapable de réaliser le nouvel évangile collectif du socialisme, alors qu'en Russie tout restait possible. Le paysan russe, en effet, ne connaissait ni la liberté personnelle ni la propriété privée. Sa vie était façonnée par les coutumes traditionnelles de son village, -et la terre qu'il cultivait était périodiquement ·redistribuée par la commune. « Caractérisée par une tradition immémoriale d'égalité, par la propriété collective de la terre, et l'autonomie gouvernementale des communes, Herzen soutenait- écrit M. Yarmolinsky - que l'obchtchina [le système communal de propriété agraire] était en fait une société socialiste en herbe. Les simples villageois pratiquaient quotidiennement ce dont les esprits les plus nobles d'Europe ne savaient que rêver. Le moujik était l'homme du destin. » Les slavophiles furent les premiers à attirer l'attention sur l'obchtchina et à prétendre que malgré tous ses maux la société russe était moralement plus pure et plus juste qu'une Europe secouée par les révolutions et la lutte des classes. Herzen et les révolutionnaires russes adoptèrent ces vues, ,leur donnèrent une coloration socialiste, et se persuadèrent que la Russie était capable de sauter à pieds joints à la fois par dessus les horreurs de l'industrialisation capitaliste et par dessus les conflits de classes de la démocratie constitutionnelle. La commune des villages russes . deviendrait le fondement de l'ordre socialiste de l'avenir; les derniers seraient les premiers, non seulement en termes économiques, mais aussi en termes nationaux, puisque _la Russie •

RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==