M. COLLINET C'est ainsi que malgré leur désir de nier la Révolution, Charles X et les ultras de la Restauration n'ont pu recréer la monarchie de Louis XVI. Écrivant au lendemain du coup d'État de Louis-Napoléon, Marx notait que « la tradition de toutes les générations mortes pèse d'un poids très lourd sur le cerveau des vivants ». En 1848, il s'agissait de transformer l'Europe dynastique encore toute pénétrée de séquelles féodales en une Europe de nations libérales et souveraines. Or ce ne furent ni un Robert Blum, ni un Mazzini qui fondèrent les nations allemande et italienne, mais les monarques prussien et sarde agissant pour le compte de leurs dynasties. Cent ans après, il s'agit de transformer ce qui reste de l'Europe des nations en une nouvelle 11nitépolitique et économique. Mais les intérêts et les idées critallisées, après des dizaines d'années de vie nationale, « pèsent d'un poids très lourd sur le cerveau des vivants », pour reprendre la phrase de Marx. Trop souvent, notre siècle n'est vécu ou pensé qu'à travers les idéologies du siècle antérieur. Dans la mesure où elles sont suffisamment souples et ouvertes aux changements nécessaires, comme c'est le cas des idées démocratiques, elles représentent un héritage positif ; elles créent un genre de vie et un système de valeurs qui s'intègrent dans la civilisation occidentale et la débordent même en pénétrant plus ou moins parmi les nations récemment émancipées de l'Asie et de l'Afrique. Dans le cas contraire, elles deviennent d'autant plus lourdes et paralysantes qu'elles ne sont plus l'expression d'un dynamisme créateur mais celles d'un conservatisme passif. Telle est l'idéologie nationaliste, dont le caractère ambivalent est évident : d'un côté, elle a contribué, au x1xe siècle, à briser les particularités féodales ou provinciales et à rassembler de vastes communautés humaines ; d'autre part, elle a transformé ces communautés en entités sacrées, en petits 11niversfermés à l'air du dehors, cherchant en eux-mêmes la justification de leur existence et la voulant réaliser à travers des rivalités inexpiables. Porteur d'un idéal démocratique ou libéral, le principe des nationalités s'est transformé en moins de cent ans en une réalité nationaliste dont le paroxysme fut le racisme hitlérien. La grande Allemagne démocratique de 1848 a trouvé son successeur dans la grande Allemagne nationale-socialiste de 1939, l'Italie unifiée de Mazzini dans celle de Mussolini, quand l'affirmation nationaliste l'eut défiBiblioteca Gino Bianco 187 nitivement emporté chez elles sur celle de la solidarité des peuples européens. L'évolution du nationalisme au xxe siècle semble avoir justifié les craintes suscitées chez un Proudhon ou un Émile de Girardin par le succès du principe des nationalités. Contre le courant socialiste ou libéral de leur époque, ces deux auteurs ont entrevu les graves conséquences de la création des nations modernes, étrangères à un ordre européen · contractuel, exclusives les unes des autres et ne considérant la paix que sous forme d'un équilibre toujours aléatoire de puissances rivales. Proudhon espérait que l'évolution européenne pût s'accomplir dans le cadre contractuel créé par la Sainte-Alliance des rois et des empereurs. Une fédération des peuples européens, succédant aux accords dynastiques, eût alors assuré l'unité et la paix du continent sans susciter d'antagonismes nationaux. L'histoire a évolué dans la voie exactement contraire ; et deux ans avant sa mort, Proudhon put entendre Napoléon III proclamer que les traités de 1815 avaient cessé d'exister. • C'est, en effet, contre la Sainte-Alliance que .s'est développé le sentiment national à partir de 1815, alors que, dans les années antérieures, il s'était forgé parmi les peuples européens contre la domination despotique de Napoléon. De cette double opposition devaient résulter les deux fondements du nationalisme populaire. Contre Napoléon et sa dictature administrative, l'affirmation du droit historique des nations ; contre les princes de la Sainte-Alliance, celle des droits universels de l'homme, proclamés par la Révolution française. De là une équivoque, que l'idée nationaliste à travers ses métamorphoses n'a jamais abandonné jusqu'à nos jours. La notion du << droit historique » donne à la communauté nationale le visage d'un être collectif vivant et mûrissant à travers les siècles, supérieur et quelque peu indifférent aux relations h11m~nes à l'intérieur de la nation. Elle tend donc à se subordonner la réalité des « droits de l'homme », à voir dans ce principe universel cette notion creuse et abstraite que raillait Joseph de Maistre. Le nationalisme fondé sur le seul « droit historique » en devient conservateur, autoritaire; il fait de la personne non le but de la structure politique, mais l'instrument de la seule réalité humaine qui serait la nation, aussi insensible au temps que la sphère de Parménide. Or ce qu'on appelle le« droit historique» appartient davantage à une construction my-
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