B. RABINOWITCH Le « mitchourinisme » et le « lysenkisme » qui, en pleine fureur d'orthodoxie stalinienne, déformère11t la biologie soviétique, ne sont que l'expression abâtardie du dogmatisme plus scientifique de Timiriazev. Le « mitchourinisme » fut une rébellion naïve, suscitée par un pépiniériste enthousiaste et empirique, contre la génétique « académique ». Le « lysenkisme » fut la tentative malhonnête d'un charlatan qui voulait devenir un véritable dictateur de la biologie soviétique. Dans un domaine particulier de la théorie biologique, les idéologues soviétiques se découvrirent d'accord avec la principale école scientifique. A leurs yeux la théorie de Pavlov sur les réflexes conditionnés s'adaptait parfaitement à la théorie « dialectique » du développement des centres nerveux supérieurs sous l'effet des stimulations externes. On accorda donc au vieux maître de généreux crédits - et même le privilège unique de critiquer la philosophie officielle dans ses conférences. Malgré la stagnation d'une grande partie des recherches . biologiques, les quinze premières années du régime communiste furent en général une période de croissance rapide pour la science russe. Vers 1930, les savants russes étaient en voie de devenir une classe privilégiée dans la société soviétique, non seulement parce qu'ils jouissaient d'un statut économique enviable, mais aussi parce qu'ils pouvaient organiser librement leur travail, publier leurs découvertes dans les journaux russes et étrangers, maintenir des contacts avec des savants de l'extérieur, voire voyager et travailler dans les autres pays. De 1920 jusqu'au début des années 1930, les savants soviétiques eurent l'autorisation de travailler pendant des mois et même des années dans les meilleurs laboratoires d'Allemagne et d' Angleterre. Des universitaires étrangers furent invités à des conférences scientifiques en Union soviétique et prodigalement reçus. Quelques-uns parmi les plus connus allèrent en URSS pour travailler, par exemple les généticiens américains H. J. Muller et R. Goldschmidt, qui contribuèrent grandement au développement d'une florissante école russe de génétique. L'un des savants soviétiques qui travaillèrent à l'étranger durant cette période fut Peter Kapitsa, jeune physicien plein d'avenir. Envoyé en Angleterre par son professeur pour surmonter des difficultés d'ordre personnel, il lui fut permis de demeurer plus de dix ans à Cambridge, où ses recherches lui valurent rapidement une réputation de premier plan. Il retourna plusieurs fois en Union soviétique pour assister à des conférences scientifiques jusqu'à ce qu'en 1935, au cours d'une de ces visites, il fut annoncé qu'il avait décidé de rester à Moscou. On ne le revit plus jamais à l'étranger. Le gouvernement soviétique acheta par la suite l'équipement du laboratoire de Kapitsa à Cambridge pour lui permettre de continuer ses travaux à Moscou. A la même époque, un autre jeune physicien réputé, Georges Gamov, parvint à s'installer à l'étranger,d'abord Biblioteca Gino Bianco 217 au Danemark et ensuite en Amérique, où il est à présent bien connu parmi les savants comme astrophysicien et dans le public comme écrivain scientifique populaire. La destruction d'une science Le départ de Gamov en 1933 fut un des signes que la lune de miel entre la science russe et le régime soviétique était finie. Avec la consolidation de la dictature personnelle de Staline, la terreur qui, jusqu'alors, avait été limitée, plus ou moins, à l'arène politique, envahit aussi les autres domaines. En politique intérieure aussi bien qu'extérieure, dans les sciences et dans l'art, seuls comptaient désormais les caprices, les idées et les phobies de l'omnipotent dictateur. En art, seules les œuvres agréables à l' œil de Staline, ou mélodieuses à son oreille, furent tolérées ; en science, ce fut Staline qui décida si les théories de Marr sur l'origine des langues, ou les lois de Mendel en génétique, ou les principes de Pauling sur la résonance en chimie étaient en accord avec le matérialisme dialectique. 2 L'exemple le plus connu de l'intervention personnelle de Staline est la destruction de la génétique, où le rôle d'exécuteur fut joué par le fameux Lysenko. Le motif officiel de la campagne de Lysenko contre la génétique était aussi absurde qu'injustifié. En bref, la génétique enseigne que les espèces ne peuvent être changées que par la sélection de quelques rares mutations souhaitables parmi toutes celles produites au hasard ; le nombre des mutations peut être accru artificiellement, mais il est impossible (au moins jusqu'à présent) de les diriger. Par conséquent, la sélection méthodique de la progéniture sur de nombreuses générations, produisant finalement des souches génétiquement pures, et opérant ensuite des croisements entre elles pour obtenir la combinaison désirée de caractères héréditaires, est indispensable pour produire des races végétales et animales améliorées et héréditairement stables. Cette théorie ne semble pas s'accorder avec l'affirmation cardinale du matérialisme dialectique, qui veut que « l'être détermine la conscience », donc que tous les phénomènes de la vie puissent être expliqués uniquement par l'influence du milieu. La génétique ne s'accorde pas avec l'esprit d'un régime qui se prétend capable de changer la nature humaine en modifiant la structure économique et politique de la société. Les théories de la génétique paraissaient impliquer que l'amélioration des espèces animales et végétales, si impérieusement nécessaires à l'État soviétique, ne serait pas aussi rapide que ses dirigeants le désiraient. Tout cela permit à ----- 2. Cf., sur les théories linguistiques de Marr, «TheLinguistic Controversy•, de J. Kucera, Problems of Co,nmunism (Washington), mars-avril 1954 ; sur les th~ries d Pnuling t le matérialisme dialectique, l'étude de John Turk vi h dan So'lJiet Science : A Symposium, Baltimore, Horn-Sb fer Co., 1952.
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