O. J. HAMMBN La société moderne tendait vers un idéal égalitaire ; il ne restait d'alternative qu'entre une démocratie policée et une démocratie indisciplinée et dépravée, tantôt sujette à de soudaines frénésies, tantôt soumise au joug du tyran. 4 Qu'est-ce que la démocratie ? Dès avant la fin des années 1840, Guizot se plaignait du chaos de notions contradictoires cachées sous ce vocable-panacée. En effet, sous le régime de Juillet, les monarchistes parlent d'une monarchie démocratique ; les républicains présentent la république comme la démocratie personnifiée ; enfin, socialistes, communistes et anarchistes se disputent sur la formule d'une démocratie totale et absolue. 5 Une dangereuse confusion règne quant au sens du terme (dont l'imprécision demeurera chronique) ; si bien qu'il ne paraîtra ni difficile ni inattendu de la part de Marx d'inscrire sur son drapeau le mot « Démocratie » à côté des mots « Dictature du prolétariat». Le romantisme antibourgeois Tout en s'inclinant devant la force sacrée de l'humanité prise en masse, nombre d'écrivains, d'artistes et d'intellectuels affichent à l'égard de la « bourgeoisie » un mépris et un dégoût toujours croissants ; haine qui porte bien l'empreinte littéraire d'un âge à la fois « romantique et bousingot ». 6 Lorsque Daumier est privé après II Dans l'attente de l'an mil LES TENDANCES affectives et intellectuelles forment l'arrière-plan devant lequel va surgir, à partir de 1840, le spectre du communisme. La menace est incontestablement surfaite. Conser- , . . . servateurs et react1onna1res ne manquent point cependant d'user d'un épouvantail qui peut inspirer aux libéraux la crainte des révolutions et celle des revendications excessives. Qui sème la subversion de l'ordre établi récoltera le communisme ! De leur côté, socialistes, communistes et anarchistes ne sont pas moins enclins à surestimer la proximité et l'ampleur des soulèvements de masses, phénomènes qui leur procurent l'illusion d'être portés en avant par une vague de fond. Au début des années 1840, nombreux sont les esprits d'« avant-garde» pour qui le communisme représente la forme ultime de la société, celle par laquelle l'humanité se réalisera dans sa plénitude. Ce fait n'est pas toujours clairement 4. Lettre de Tocqueville à B. Stoffcl1, 21 f~vri r 183s. S· F. P. G. Guizot, D,mocracy in Franc,, January 184g (New York, 1849), pp. 10-13. 6. Voir notamment l'Hi1toir1 tl, l'Art d'mie Paurc. Biblioteca Gino Bianca 193 1835 du droit de ridiculiser le gouvernement de Louis-Philippe, il consacre son génie à peindre la misère, la force massive et la dignité de l'homme du peuple ; mais surtout, par un contraste frappant, il met au pilori la classe bourgeoise dans sa suffisance, son égoïsme, son inculture et son insensibilité. Un courant analogue se maoif este largement dans le monde germanique contemporain. Seule l'Angleterre fait preuve de modération à l'égard des middle classes, et ce trait de l'âge victorien n'est pas sans rapport avec l'immunité relative du peuple anglais aux théories socialistes, communistes et anarchistes. Quoi qu'il en soit, vers 1840, la monarchie française de Juillet (que l'on appelle aussi la monarchie bourgeoise) semble fournir au crayon du lithographe une vivante incarnation des laideurs et des lâchetés ambiantes. Son attachement déclaré au « juste milieu », à la juste mesure, n'est guère capable d'enflammer les cœurs à l'époque du romantisme, éprise d'extrémismes et d'absolus. L'impression se répand, dès lors, que le libéralisme et les droits traditionnels de l'homme sont des valeurs bourgeoises ; que les libertés solennellement postulées sont des déités prostituées à la bourgeoisie, introduites par ceux et pour ceux qui possèdent seuls les moyens d'acheter leurs faveurs. Aux yeux des masses, le libéralisme en France est pesé, et trouv~ léger : ce jugement ne tarde pas à devenir un lieu commun· dans les cercles extrémistes. reconnu; c'est que les historiens ont souvent attaché trop d'importance aux programmes détaillés des utopistes socialistes, en négligeant la présence diffuse de sentiments communi5tes ou anarchistes, plus malaisée à circonscrire et à répertorier en l'absence d'une définition précise des formes de la société future. Or, à part quelques exceptions comme le Voyage en Icarie de Cabet, peu d'ouvrages d'inspiration communiste tentent une description complète du système social envisagé; et bien des auteurs s'y refusent formellement par principe. C'est ainsi que pour Blanqui aucun plan concret ne peut être tracé en fonction de situations imprévisibles : seul un fou peut prétendre avoir en poche la recette d'une société future. Tout ce dont on a besoin pour agir, c'est d'une foi mystique dans la victoire du prolétariat et dans les conséquences qui en surgiront d'elles-mêmes. Marx plus tard repousse avec la même impatience l'idée d'examiner théoriquement ce qu'il considère comme la phase « ultime » de l'évolution humaine. La conception communiste, objet de tant de dévotion, se borne donc en grande partie à un mythe, une vision, une promesse; elle échappe à toute définition claire susceptible d'examen
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==