218 Lysenko de taxer à bon compte la génétique de «fatalisme» ; contraire aux dogmes du matérialisme dialectique, cette discipline était par surcroît impropre aux applications pratiques. Suivant Lysenko, des modifications héréditaires peuvent être créées à la demande et à bref délai, en changeant la nourriture des plantes et des animaux, ou au moyen de greffes, ou par la sélection de graines individuelles, ou enfin par le traitement des semences avant la germination. Comme la génétique se moquait de telles prétentions, il ne restait qu'une chose à faire : l'éliminer. 3 La campagne de Lysenko atteignit son paroxysme en août 1948, au cours d'un congrès de biologistes. Il proclama alors que ses théories avaient été « examinées et approuvées » par le comité central du parti communiste - autrement dit par Staline lui-même. 4 Une vague de persécutions contre les généticiens «académiques» s'ensuivit. Les instituts de génétique furent fermés, les livres détruits, les professeurs disparurent de leurs laboratoires. Lysenko fut nommé président de l'Académie d'agriculture Lénine, fondée par Lénine sur l'insistance du principal généticien russe, N. A. Vavilov. (Vavilov luimême avait été attaqué par Lysenko dès 1940. Au début de la guerre germano-soviétique, on l'accusa d'avoir tenté de se réfugier à l'étranger. Il fut déporté à Magadan, en Sibérie du nordest, où il mourut peu après.) La jeune et brillante école russe de génétique, en peu de temps, fut totalement détruite. Où en sont les choses aujourd'hui, plusieurs années après la mort de Staline ? A vrai dire, on ne sait pas encore très bien à quoi s'en tenir. Certes, Lysenko a été démis de la présidence de l'Académie d'agriculture. Ses théories suscitent, çà et là, les objections des savants authentiques. Khrouchtchev, cependant, en plusieurs occasions, a eu à cœur de faire l'éloge de Lysenko ; et le 8 décembre dernier, les lsvestia publièrent un article de Lysenko (intitulé« Succès théoriques en biologie agronomique ») où il réaffirme hardiment toutes ses contre-vérités antérieures. Quelle que soit, de nos jours, la position personnelle de Lysenko, le fait demeure que très peu de généticiens russes ont survécu à la terreur stalinienne ; ces quelques survivants n'ont guère fait parler d'eux depuis, si bien qu'on ignore s'ils ont été mis en mesure de reprendre leurs travaux. L'aspect le plus pénible de cette persécution fut que nombre de savants distingués furent utilisés comme instruments des épurations staliniennes. A cette époque, le président de l'Académie soviétique des sciences était S. I. Vavilov, 3. Vr Theodosius Dobzhansky, « The Suppression of a Science », dans Bulletin of Atomic Scientists, mai 1949, ainsi que Death of a Scienc_e_inRussia, _par Conway Zirkle, University of Pennsylvania Press, 1949. 4. On trouvera un compte rendu des débats à l'Académie de l'agriculture dans l'ouvrage de Zirkle (voir note précédente) ainsi que dans ··rhe Country of the Blind, de George S.ICounts et Nucia Lodge, Boston, Houghton Miffiill Co.,, 1949 (ch.t9). Biblioteca Gino Bianco · L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE frère cadet du généticien, et lui-même physicien connu par des travaux considérables en optique physique et physiologique. Les Vavilov étaient des hommes d'une vaste culture, descendants d'une vieille famille de négociants moscovites. Le jeune Vavilov avait traduit les Principia de Newton du latin en russe. Épris de vérité scientifique, Europé.en d'esprit libéral, il admirait prof ondément son frère aîné. Mais ce fut.lui qui donna des ordres pour que l' œuvre de son frère fût détruite, et pour que les élèves de son frère fussent passés au crible de l'épuration. 11dut aussi louer publiquement le charlatanisme de Lysenko et le génie scientifique du patron de Lysenko au Kremlin. 5 Le dilemme du savant DES ·SAVANTS occidentaux se sont demandé si Vavilov, et d'autres comme lui, n'auraient pu se révolter ou au moins démissionner. Était-ce seulement la: crainte du dictateur qui les amenait à renier leurs principes et à oublier leurs attachements personnels ? Ou encore le bien-être et les satisfactions d'amour-propre attachés à la présidence de l'Académie soviétique suffisaient-ils pour acheter la conscience d'un homme ? Est-ce parce qu'ils voulaient diriger l'expansion du travail scientifique au bénéfice de leur propre pays qu'ils ont été conduits à la capitulation dans leur domaine propre ? Espéraient-ils qu'en acceptant les risques de leur fonction, et en exécutant délibérément les ordres du dictateur, ils pouvaient protéger d'autres victimes, et ainsi émousser les coups ? Ne pouvaient-ils craindre de provoquer une situation plus grave. encore s'ils se retiraient, abandonnant ainsi la présidence de l'Académie à un aventurier du type de Lysenko, peut-être à Lysenko lui-même ? 11 est difficile, pour ceux qui n'ont pas l' expérience de l'atmosphère débilitante et des dilemmes moraux de la vie sous la terreur, de comprendre les motifs (et les prétextes fallacieux) qui permettent aux hommes de rester en place dans de telle~. conditions. Nous pouvons seulement nous étonner que la vie scientifique et intellectuelle puisse même se poursuivre et porter des fruits, dans l'attente journalière de l'arrestation, de la déportation ou de la mort, dans une dissimulation constante de ses propres sentiments et de ses véritables convictions. Ce qui est incontestable, c'est que la science soviétique progressa et porta des fruits même pendant les jours les plus sombres de la terreur stalinienne. Certes, la génétique fut balayée. L'épuration s'étendit bientôt à d'autres branches de la biologie et, à un moment, envahit quelques secteurs de la physique et de la chimie. 6 Bien placé comme président de l'Académie d'agriculture, membre de l'Académie des . sciences, 5. Vr A Scientist in Russia, d'Eric Ashby (Penguin Books, 1947). · 6. Turkevich, op. cit. (voir note. 2 ci-dessus), \ •
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